mardi 17 décembre 2019

Construire une société convivialiste est un impératif catégorique : ce n’est rien moins que la survie  d’une certaine idée de l’humanité, voire de l’humanité tout court, qui est en jeu.  Le mouvement convivialiste est donc indispensable, car on n’aperçoit guère d’autre courant de pensée à la hauteur d’un tel défi. Pourtant, malgré le foisonnement des contributions, toutes aussi riches les unes que les autres, il est douteux qu’il soit encore suffisamment armé pour une telle mission. C’est sur le chemin qu’il lui reste à parcourir que portera cette réflexion.

PRENDRE LA MESURE DE LA TÂCHE

Le danger de l’entre-soi des intellectuels
Le groupe d’intellectuels qui constitue le noyau du mouvement court mécaniquement les risques de l’entre-soi. Certes, il y a une grande diversité dans les propositions, voire des oppositions. Pourtant le consensus l’emporte largement, ne serait-ce que sur le point du grand intérêt de l’espace de débat ainsi ouvert. Mais il faut bien avouer que malgré le recours à l’internet, les discussions ne débordent que très mollement de ce cadre initial, qui semble-t-il peine à s’élargir. L’absence de réelle confrontation au grand large de l’opinion extérieure risque d’introduire un biais : celui de la constitution implicite d’un public imaginaire réceptif, acquis aux mêmes valeurs, et doté de motivations comparables. En d’autres termes,  à lire et écouter ces débats, on a parfois l’impression -  à quelques remarques près –  que  tous sont convaincus que la plus grande partie du corps social est  déjà prête à être conquise par le discours convivialiste. Il n’en est rien.

La tentation de l’angélisme.
Le constat du manifeste convivialiste est parfait. L’esquisse de ce que serait une société du même nom est tout aussi pertinente. Mais l’histoire prouve que toute velléité révolutionnaire (il semble que l’on puisse qualifier de révolution – culturelle et évidemment pacifique – ce que préconise  le manifeste) bute inéluctablement sur l’obstacle de la transition.  Le chapitre V « Et plus concrètement ? » est le plus court ; or c’est justement celui qui correspond à cette transition, donc, le plus crucial, celui qu’il conviendrait  de développer le plus. Il faut se défier de l’angélisme auquel n’échappe pas cette partie,  notamment le paragraphe « Que faire ».  En effet, le recours à la honte (« ce sentiment qu'il y a des choses qui ne se font pas ») semble bien optimiste ; elle ne peut être un sentiment actif que dans une société déjà convivialiste (ou au moins fort consensuelle). On retrouve ailleurs cet angélisme, en dehors du manifeste, par exemple dans l’idée que les « très riches » pourraient renoncer d’eux-mêmes à leurs privilèges, ou dans le pari sur l’aptitude d’un grand nombre d’entreprises à faire prévaloir en leur sein l’esprit du don….

Le nécessaire retournement des opinions courantes
La question qui se pose n’est pas seulement celle de la diffusion de ces idées ; elle est surtout celle de la stratégie qu’il faudra inventer pour convaincre, pour  retourner des opinions qu’il y a tout lieu de craindre a priori rétives à ces propositions (si on creuse ces opinions au-delà de proclamations vertueuses faciles voilant de bonne conscience d’immuables  comportements contraires).  Il y a des remises en cause difficiles et nécessaires. Les déjà-convaincus de la pertinence du convivialisme doivent se rappeler qu’on ne naît pas convivialiste, mais qu’on le devient !  Cela ne peut être qu’à l’issue d’une démarche, d’une réflexion approfondie sur le caractère multidimensionnel de la crise, d’un travail sur la société et sur soi. Or tout dans le fonctionnement de la société tend à éloigner de cela la masse de ceux qui n’ont pas l’envie ou  la possibilité de faire ce travail.

 

LA SOCIÉTÉ MARCHANDE EST STRUCTURANTE

La société marchande est structurante, et c’est par le pouvoir des écrans, et des autres nouvelles technologies de la communication, mais aussi par les nouvelles normes générales d’interaction qui en dérivent que se fabriquent les comportements  conformes. Il faut réaliser à quel point la totalité de la vie sociale, et même culturelle, est maintenant « encastrée », pour reprendre – à l’envers – le schéma de Polanyi, dans la société marchande. Il faut prendre conscience de l’invraisemblable permanence de la sollicitation marchande, dans nos rues, dans les couloirs du métro, sur nos grands écrans, et sur les petits, et à l’occasion du moindre « clic ». L’idée que vivre c’est d’abord consommer ou se préoccuper de ses achats futurs  est devenue comme naturelle et s’inscrit dans cet air du temps que nous inhalons à longueur de journée. C’est le premier cluster du formatage qu’opère la nouvelle société numérique du spectacle. Il faut voir l’invasion hallucinante de la publicité qui, à l’instar de  gaz inertes, asphyxiants mais inodores, imbibe nos neurones et déforme nos représentations. Il est d’ailleurs frappant qu’il n’y a plus de grand débat sur la publicité, ni plus beaucoup d’ouvrages non plus sur ce thème, depuis la fin des années 70 du siècle dernier, c’est-à-dire depuis le début de la période néolibérale. Sa nocivité n’est même plus perçue.

Ce que le communisme a rêvé, le néolibéralisme financier et numérique le fait : la naissance d’un homme nouveau ; non pas « l’homme total » dont Marx aspirait  la naissance après Feuerbach, mais L'Homo œconomicus, autonome, rationnel et hédoniste, celui-là même qui sert de postulat à la théorie économique dominante, que tant de professeurs comme celui qui écrit ici ont dénoncé à  leurs élèves comme irréaliste, et qui finalement s’impose  non comme hypothèse, mais comme produit final de la société construite en application de cette théorie.  Pour le dire plus brutalement : la force du néolibéralisme de ce début de siècle est de formater les individus. De les avoir formatés, doit-on dire plus précisément, hélas,  puisque nous en arrivons à la deuxième génération de ceux qui ont poussé sur ce terreau-là. Jaime Semprun nous avait avertis, en invitant à substituer à la question "Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?",  la plus dérangeante encore  « À quels enfants allons-nous laisser le monde ?" »[1] . On peut d’ailleurs se poser des questions sur les fortes probabilités d’un retournement de la progression multiséculaire du QI [2], imputée, de façon péremptoire, et rassurante en somme, aux perturbateurs endocriniens[3]

 

LE TRIOMPHE DE LA MARCHANDISE

Les comportements  attestent (plus que les sondages, aux résultats contradictoires et ambigus) de l’adhésion (inconsciente souvent) des masses au capitalisme marchand. Exemples en vrac… la fébrilité générale des comportements consuméristes, la frénésie lors de l’ouverture de soldes, l’indécente revente des cadeaux de Noël, fort symbole de la défaite de l’économie du don,  la victoire de l’ubérisation  sur l’autostop et le covoiturage spontané, les 92% des salariés des galeries Lafayette qui choisissent de travailler le Dimanche, et…. lje succès de Macron, qui voulait agrandir les espaces publicitaires, et souhaite que l’ambition des jeunes soit de devenir millionnaire. C’est aussi dans la façon de poser un certain nombre de débats que l’on perçoit que la marchandisation a forgé des matrices en acier dans les esprits.

Le poids des idées mortes
Raymond Boudon, dans ses réflexions sur l’incommunication[4] montre comment une idée vive (qui fait l’objet de débats, de réflexions, qui interpelle…) peut se transformer en idée morte (prise pour un fait,  remisée dans une « boîte noire » sans être jamais mise en question).  Il semble que cette « boîte noire » soit spécialement cadenassée pour ce qui concerne la séquence CROISSANCE-EMPLOI-TRAVAIL, qui est la Trinité de la déesse Marchandise.

La marchandisation, verrou du dogme de la croissance
Certes, la décroissance a depuis longtemps ses théoriciens, ses partisans, ses journaux, ses organisations…. Pourtant les primaires de droite comme de gauche qui se déroulent au moment où s’écrit cet article prouvent que la critique de la croissance – en dehors de la question écologique – n’a pas sa place dans les débats politiques ; et même bien peu de place dans les débats tout court. La plupart de ses soi-disant contempteurs ont d’ailleurs presque toujours  édulcoré leurs thèses pour les rendre plus anodines, en les recouvrant d’emballages linguistiques aux couleurs rassurantes comme développement durable,  croissance soutenable, ou douce, et  autres formules fallacieuses, laissant croire, pour paraphraser une formule de Montesquieu, qu’il est possible de se débarrasser des inconvénients de la chose tout en gardant la chose. Cette réticence à penser la fin de la croissance (qui pourtant s’imposera, qu’on le veuille ou non), tient au fait qu’on peine à imaginer d’autres voies vers le salut que celle la création forcenée d’emplois, et d’autres moyens pour en créer que la croissance économique.

L’impératif  apparemment incontournable de la création d’emplois
Si la croissance est contestée dans certains courants de pensée, c’est généralement en raison de l’impasse écologique, sans remise en cause de la société marchande. Dans tous les domaines,  y compris ceux que l’on pourrait croire a priori très éloignés de l’économie,  l’objectif de la création d’emplois non seulement continue de s’imposer, mais aussi sert d’argument fort de persuasion pour des propositions visant d’autres objectifs.

- Il est convoqué au service de la transition écologique ; par exemple, dans ses vœux, le 11 janvier 2017, Yannick Jadot l’exalte : «C’est d’abord la France 100% énergies renouvelables en 2050, avec ses milliers d’artisans, de PME et ses centaines de milliers d’emplois non délocalisables sur tous les territoires d’ici la fin du quinquennat. » De façon quasiment systématique, la mutation énergétique est associée à la création d’emplois. Il y aurait matière à méditer, d’ailleurs, sur la formule souvent sollicitée de « gisement d’emplois ».

- Il est opposé de façon incantatoire aux prophéties inquiétantes concernant les destructions d’emplois engendrées par la robotique et le numérique. De nombreuses études s’opposent radicalement les unes aux autres depuis celle  menée par l'université d'Oxford en 2013. L’argument traditionnel de la création compensatrice d’emplois est évidemment invoqué. Les positions des économistes vont d’une quasi-disparition du travail (Paul Jorion), jusqu’à la multiplication des emplois (Jean-Hervé Lorenzi). La question n’est pas ici de trancher dans ce débat, mais de constater d’abord la sorte de panique que l’éventualité d’une disparition massive d’emploi provoque dans les esprits, et surtout l’incapacité quasi-générale  à envisager un type de société dans laquelle la place du travail marchand serait reconsidérée.

- La réduction du temps de travail est presque toujours pensée de façon à sauvegarder le niveau de l’emploi, voire de l’augmenter. Les effets positifs  du passage à la semaine de 35 heures, revalorisés par plusieurs études[5],  notamment par le rapport de la commission d’enquête parlementaire du 9 décembre 2014 dont Mme Barbara Romagnan était rapporteure sont exprimés en termes d’emploi. Les propositions de Pierre Larrouturou, depuis 1993, portées ces dernières années par le club Roosevelt, puis par Nouvelle-Donne, exposées encore dans un livre récent rédigé avec Dominique Méda[6] ont pour objet la réduction du chômage. Il n’est évidemment pas question ici de critiquer ces travaux « amis », et encore moins de contester qu’ils cherchent à guérir cette plaie ouverte de la société par laquelle se gangrène le lien social, mais seulement de remarquer que ces réformes proposées se situent dans le cadre de la société marchande, et confortent plus qu’ils ne contestent la place du travail dans la société.  

La résistance de la « valeur travail » : l’enfermement dans l’histoire courte
Une citation de cet ouvrage en dit long à ce sujet : « Dans une société où certains ont le sentiment que « tout fout le camp », réduire le temps de travail, est-ce réduire la « valeur travail » comme on l'entend parfois ? Non. Au contraire. Le travail garde une place fondamentale dans chacune de nos vies : chacun-e de nous, quand il rencontre quelqu'un pour la première fois, a spontanément tendance à se présenter d'abord en indiquant son métier, juste après avoir donné son nom et avant même de parler de sa situation de famille, ses loisirs ou ses engagements citoyens... Le travail est, pour la plupart d'entre nous, un élément fondamental de notre identité. Voilà pourquoi il est fondamental de lutter contre le chômage ; il est urgent de permettre au plus grand nombre d'accéder au travail, à un « vrai travail »

Si tout ce qui est proposé reste ainsi coincé sur la question de la création d’emploi, c’est qu’en effet, derrière l’emploi, il y a le travail et la place qu’il occupe dans la société. Cette question est pourtant depuis toujours l’objet de sujets au baccalauréat, en philosophie, ou en sciences économiques et sociales… Elle est souvent aussi abordée dans les cours littéraires des classes préparatoires.  Pascal disait « par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point,  par la pensée, je le comprends ». On peut le pasticher en affirmant que par la pensée, on peut s’interroger sur la place du travail, mais que la société marchande engloutit  cette question. Elle est réduite à une sorte d’exercice scolaire dont le seul but est d’obtenir une bonne note à un concours, et donc de faire un pas vers un emploi gratifiant dans cette même société marchande. Les ordres sont clairement hiérarchisés. Au niveau politique personne ne conteste le fait que le travail soit considéré comme la SEULE façon de s’intégrer dans la société, et de se construire une identité. Inutile d’égrener un chapelet de citations en ce sens. Et pourtant….  Justement depuis ces cours de philo de terminale, on devrait savoir que ce n’était pas le cas dans les sociétés antiques, où le travail (premier degré de la chrématistique chez Aristote) était considéré avec mépris, et ce n’est pas aux admirateurs de Marcel Mauss que l’on apprendra que le travail et  l’échange marchand qui s’ensuit ne sont pas des principes structurants dans les sociétés traditionnelles. Ce caractère central du travail (en tant que production de marchandises) est à l’échelle de l’histoire un évènement bien tardif, correspondant en gros à la société industrielle, et fort probablement voué avec elle à n’être qu’une parenthèse.

Autre preuve – et non la moindre – de cette hégémonie idéologique qu’occupent le travail marchand, et l’emploi par lequel il se réalise est la dérive mercantile des activités culturelles. Comme la réflexion philosophique, comme l’école en général, elles sont – dans leur dimension collective – totalement instrumentalisées par l’économie. « Je veux que la culture soit la réponse de la France à la crise économique mondiale » a dit Sarkozy. La culture, dans les discours politiques comme dans les rapports officiels, est systématiquement évoquée en termes de « gisements de postes » (là aussi !), de revenus pour le commerce, la restauration, l’hôtellerie, etc.  On l’intègre au tourisme pour participer à la disneylandisation du monde, et, comme pour le Louvre de Lens ou le centre Pompidou à Metz, elle devient le palliatif des activités industrielles anciennes dans les régions en déclin. Dans un récent rapport officiel [7] on peut lire par exemple : « La France est incontestablement riche d’un portefeuille de marques culturelles très développé (Le Louvre, Orsay, le centre Georges Pompidou…). » On s’y félicite des produits dérivés ainsi engendrés, du mariage du « baladeur numérique et la culture : un nouveau marché pour les musées français », et du fait que dans les musées « les espaces marchands ont été renforcés », et évidemment on se réjouit de « La participation de musées français aux projets de développement d’espaces culturels en Chine ». Bref, pour le dire plus radicalement, c’est la défaite de la culture face au marché, qui, par le truchement des « industries culturelles », l’a colonisée, phagocytée, avilie, mutilée.

Cette façon d’instrumentaliser la culture au service de la croissance économique se reflète évidemment dans la fonction que l’on assigne à l’université. La valeur du diplôme, et du bien éducatif en général, est totalement réduite à la place sur le marché concurrentiel de l’emploi qu’il autorise à convoiter. Sa valeur intrinsèque, en termes de connaissances, de culture critique, de capacité à comprendre le monde, mais aussi d’attribut de l’identité individuelle est radicalement dévaluée.[8]

 

LES VEAUX D’OR DU PSEUDO-CONVIVIALISME

Encore une fois, la force de ce néolibéralisme numérique est d’engendrer les comportements qui le confortent. Elle est aussi, par sa face « société du spectacle », de récupérer les velléités de déviance ou de contestation. En effet, les ériger en spectacles autorise à les radicaliser à bon compte. C’est en même temps un piège tendu aux convivialistes qui peuvent en toute bonne foi  se féliciter de certains phénomènes, ou de certaines évolutions qui se réclament de leurs valeurs, alors qu’ils n’en sont que le simulacre.

L’inoffensive pommade du care…
 « Quand les hommes ne peuvent plus changer les choses, ils changent les mots », disait Jean Jaurès. Compte tenu des accointances historiques entre le capitalisme contemporain et le monde anglo-saxon, il n’est pas étonnant que ce « mot nouveau » ait été émis dans la langue de Shakespeare. Ce seul fait devrait aiguiser les vigilances. Le succès (passager semble-t-il ?) de ce terme s’explique probablement par la forte influence du mouvement féministe avec lequel il est en résonance, ainsi que par sa connotation « médicale »,  à une époque de médicalisation de multiples problèmes individuels ou sociaux, mais aussi par sa simple nouveauté, dans cette culture qui en est avide. Les discussions hors sol sur ce thème peuvent être très intéressantes, (quelles dispositions cela recouvre ? innées, acquises ?comment l’articuler à l’économie maussienne du don ? etc…) mais, au niveau de la traduction politique, cela renvoie aux bonnes volontés, à la morale, bref, aux mêmes ressorts que des manifestations genre « téléthon », qui ne font en rien trembler les maîtres du monde. Ce n’est rien de plus qu’un baume de bonne conscience que propose le système au  consommateur effréné et égoïste afin qu’il s’en frictionne de temps en temps avant de compulser ses catalogues de marchandises. Il ne suffira pas pour changer la société de payer un personnel spécialisé dans les soins à autrui, de répandre des agents d’ambiance sur les quais de gare, ou dans les halls des hôpitaux, ce dont par ailleurs des robots comme Pepper peuvent dorénavant se charger.

Le fondamentalisme numérique.
Parlons-en justement, de cette révolution numérique. Ou de cette « robolution », dont on a vu la terreur qu’elle semait sur le chemin de la création/suppression d’emplois. Elle est invoquée en permanence comme remède universel aux problèmes individuels et collectifs[9], et surtout comme promesse d’un monde meilleur. C’est par la voix d’Alexa, [10] s’élevant de tous  nos objets connectés que chanteront nos lendemains. C’est la nouvelle idéologie du progrès (qui avait bien besoin de ces innovations roboratives pour sortir de son ornière historique). Bref, on tend là, par ce mélange de terreur et d’idolâtrie,  vers une nouvelle forme de déification. C’est aussi un vecteur de l’enfermement dans le processus de marchandisation, sur lequel nous reviendrons, ainsi que sur son lien avec le développement de l’économie collaborative, autre visage d’une fausse convivialité.

Pour commencer, il faudrait prendre conscience de l’énorme risque consistant à mettre toute la vie collective, et même toutes les vies individuelles dans la dépendance de la technologie numérique. En effet, des métaphores comme celle du « cloud » visent à occulter l’énorme infrastructure matérielle correspondante : de gigantesques centres de données dévorants en énergie, et un réseau colossal de câbles sous-marins notamment. Il faut se réaliser la fragilité concomitante face aux menaces accidentelles ou terroristes. Imaginons seulement ce qui se passerait dans le cas (envisageable) d’une grande panne d’électricité…  volatilisation des comptes bancaires, ordinateurs éteints, impossibilité de recharger les batteries des tablettes, etc…

Il faut penser aussi au thème déjà bien débattu des libertés individuelles : du big data au big brother, il n’y a qu’un pas qui est déjà largement franchi.

Plus fondamentalement surtout, que ce soit à propos de l’école, ou de la démocratie, l’imposture est la même : laisser croire à des progrès dans des processus collectifs faisant l’économie de progrès à l’intérieur des consciences individuelles et d’un consensus entre les catégories sociales. En matière politique, aucune technologie ne transformera les sujets en citoyens, avec tout ce que cela implique de formation et d’information, ni ne viendra à bout de la gigantesque crise de confiance vis-à-vis des professionnels de la politique. En matière scolaire, le numérique n’offrira jamais plus qu’un mode de présentation pédagogique plus attrayant, mais ne dispensera pas de résoudre le problème de fond qui est la rupture du pacte de confiance implicite (et indispensable) entre  l’école et une grande partie du corps social, portant sur le contenu de ce qu’il y a à transmettre, et même sur la légitimité de toute transmission.

L’économie collaborative contre la marchandisation ?
Bernard Perret aborde ce thème [11], lié à la révolution numérique; il y voit une tendance spontanée à la démarchandisation  sous l’effet du progrès des technologies de communication, et semble très optimiste sur les vertus conviviales de l’économie collaborative. On peut craindre qu’il s’agisse là au contraire de la dernière ruse du capitalisme et de la dissimulation sous la nouvelle novlangue «sympa » d’une ultra-marchandisation régressive. Si les tablettes numériques rendent bien des services pratiques, cela ne doit pas masquer le fait essentiel que par le spectacle qu’elles répercutent se multiplient les besoins superflus… qui incitent à l’achat des tablettes (entre autres). Souvenons-nous par exemple des laborieuses campagnes de publicité tentant (et finalement réussissant !) à convaincre les usagers des avantages de la 4G par rapport à la 3G, du genre « cela vous offre plus de choix » (sans le moindre exemple du contenu des choix en question). S’informer du temps qu’il fait en consultant son smartphone au lieu d’ouvrir la fenêtre est-il un progrès incontestable ? Et surtout ces pratiques sont un des vecteurs les plus puissants de l’hyper-individualisation des comportements, eux-mêmes propices aux abandons à la marchandise, et surtout destructeurs de convivialité ; tout le monde connaît  ces soirées festives ou des rangées de « convives » - et pas seulement les jeunes – restent les yeux rivés sur leur petit écran lumineux !.

Le fondamentalisme démocratique
C'est une autre promesse fallacieuse ;  malheureusement il est à craindre qu'il ne sévisse jusqu'à l'intérieur du mouvement convivialiste, et de la nébuleuse d'associations qui s'y rattachent. J'en traite dans un article de la revue Causeur[12].  Ce fondamentalisme prend l'apparence d'un progressisme politique vertueux, se réclamant d'une pureté originelle mythique de la démocratie, alors qu'il ne s'inscrit en fait que dans la nouvelle société du spectacle, consubstantiellement liée au capitalisme néolibéral qui est justement ce que dont nous devons sortir. Il y aurait beaucoup à dire, par exemple, sur l’idée à la mode du tirage au sort (suffisamment forte pour que deux candidats aux primaires de gauche y accordent une place dans leur programme), et sur les invocations de la démocratie directe, totalement inadaptée à nos sociétés politiques modernes.  Si la démocratie représentative, basée sur l’élection majoritaire s’est imposée dans l’histoire, ce n’est tout de même pas par hasard. Plutôt que d’élucubrer sur de telles illusions, mieux vaudrait retrousser ses manches et travailler à la restauration dans le temps long de la confiance entre le peuple et ses représentants.

 

JALONS POUR UNE STRATÉGIE CONVIVIALISTE

Tels sont donc les défis que le mouvement convivialiste doit relever. Il va de soi qu’une stratégie appropriée ne peut qu’être le fruit de longues heures de débats et de réflexions collectives. Mais l’auteur de cette réflexion ne peut pas non plus se dérober devant l’immense difficulté de l’entreprise,  car les actions à entreprendre sont évidemment liées à la nature du diagnostic, et il serait peu utile d’avertir sur les impasses si en contrepartie on ne proposait pas de défricher quelques pistes dont la direction semble adéquate à ce constat.

Face à tout cela, c’est une bataille plus qu’un prêche que doivent livrer les convivialistes. La désignation précise de l’ennemi n’est pas plus facile que dans le cas du terrorisme, et ce combat doit s’inscrire dans le long terme. C’est pour les générations à venir qu’il faut changer le monde (Remarquons que dans le discours politique, ce terme n’a plus cours, et se trouve ringardisé par l’affirmation que nous changeons DE monde, ce qui en dit long sur la déprise du politique).

Le dépassement du court-termisme
Cette proposition est évidente ; la société conviviale, même les plus jeunes d’entre-nous ne la connaîtront pas. C’est pour les générations à venir qu’il nous faut travailler. Tout autant que pour le climat et l’environnement. C’est l’avenir de l’humanité qui est en question, et il est de notre devoir d’amorcer un mouvement de transformation, compte tenu qu’elle ne s’imposera que par degrés. La difficulté est que, contrairement à la question de la transition écologique, la nécessité de cette rupture est masquée par les scintillements aveuglants des paillettes de la société du spectacle.

Il est frappant que la totalité des débats politiques se circonscrivent au court terme, pour la raison évidente du diktat des calendriers électoraux. Il faudra trouver les réponses institutionnelles à cette impasse-là ; elles existent. Sur le versant économique, une mesure s’impose immédiatement : recréer un Commissariat national du plan digne de ce nom (pas seulement consultatif comme France Stratégie), dans lequel on retrouvera l’ensemble des partenaires sociaux, des forces de la société civiles etc.. (Et en même temps un moyen – plus sûr que les Civic Tech – de revitaliser la démocratie).

André Gorz disait « En l'absence de perspectives à long terme, les questions du court terme sont toujours conservatrices ». Il est possible que la réorientation à long terme passe dans l’immédiat par des politiques plus ou moins en contradiction avec les nouveaux choix. Un cargo, dans le ciel comme dans la mer, ne peut virer à 180 degrés que s’il a acquis une certaine vitesse. On pense ici aux politiques de relance par lesquelles il faudra peut-être passer pour résorber le chômage, et, justement avoir cet élan permettant d’amorcer des politiques de décroissance. L’important est qu’une feuille de route ratifiée par le corps social spécifie clairement les objectifs du changement à long terme.  Mais c’est sur le versant social et culturel que la difficulté du changement est encore plus forte, du fait que sa nécessité est masquée, et  même qu’il  n’est a priori pas désiré.

La grande affaire : démarchandiser la société.
C’est à une gigantesque entreprise de désintoxication collective qu’il faut s’atteler. En effet, il y a une corrélation directe entre le degré de marchandisation, et le degré de désagrégation sociale. Le marché seul ne PEUT PAS faire société, tout simplement. Comme pour la dégradation écologique, une stratégie d’endiguement ne suffit plus ; c’est un front crucial du néolibéralisme qu’il faut absolument faire reculer. Cela ne peut se faire que dans le temps long. C’est l’objectif de rang 1. C’est la condition nécessaire à tous les autres changements. C’est le démontage de la machine à atomiser les êtres et à fragmenter les collectivités.

Le programme s’énonce simplement : il faut réduire le champ à l’intérieur duquel s’applique  la logique de marché : dégager la société, et une grande partie de l’économie, de l’emprise de la frénésie marchande. Il y a des secteurs à nettoyer complètement de cette toxine : la culture, comme on l’a vu, notamment l’art (le marché de l’art contemporain est devenu une perversion qui n’a d’égal que la spéculation financière, à laquelle on peut d’ailleurs l’assimiler), mais aussi le sport, complètement perverti lui aussi par l’argent fou, les paris sportifs, etc.

De tels objectifs appellent des stratégies différenciées pour chacun de ces domaines ; mais d’une façon générale, cela passera nécessairement par un maintien – voire souvent une restauration – de la place du secteur public, et, en même temps (et surtout), par  l’instauration de nouvelles normes de fonctionnement de ce secteur : il faut en finir avec la RGPP[13], ou la MAP, c’est-à-dire à l’importation dans ce secteur des normes de gestion du secteur de l’entreprise. Un lycée, un hôpital, et beaucoup de services à la personne n’ont pas à être rentables. Tant pis pour les points de croissance perdus du PIB… Il est largement possible d’imaginer d’autres critères de régulation, compatibles avec les principes convivialistes. Ce retour de l’Etat s’imposera aussi pour une vraie révolution de la formation (elle aussi à protéger des incursions marchandes, du type contrat entre l’éducation nationale et Microsoft), et de l’information.

Ces objectifs passeront parfois par des mesures coercitives. Souvent, le progrès exige que la loi anticipe sur les normes, et les génère en même temps. L’exemple du tabagisme dans les lieux publics est un précédent éloquent sur ce point. Or, il est des comportements marchands qui relèvent également de l’intoxication. Que l’on pense aux paris sportifs, et aux jeux d’argents en général ; il est d’ailleurs stupéfiant que des grandes villes gérées par la gauche aient désiré et obtenu leur casino (et que cette gauche au pouvoir encourage les jeux en ligne). Et peut-être plus stupéfiant encore que cela laisse tout le monde (de gauche) indifférent.

C’est par la réglementation encore que devra être radicalement muselée la publicité, sur tous ses supports. Un exemple : il est aberrant qu’on ait pu permettre qu’un film soit interrompu par des messages publicitaires. Il faut poser le principe simple (mais radical !) que l’art et la cupidité ne sont pas compatibles.[14]

Dans ces domaines, il y a de ces points de bascule sur lesquels il est stratégiquement intéressant de se concentrer dans un premier temps. En effet il y est très facile d’obtenir l’acquiescement d’une grande partie de la population (84% des internautes, par exemple, se disent incommodés par la publicité, et 75% de l’ensemble de la population).

Qu’il soit clair que ces freins réglementaires ne sont pas préconisés seulement pour des raisons morales, mais surtout parce qu’ils contribueront à démanteler les moules sur lesquels viennent se forger les représentations, en les rendant disponibles à la banalisation et la légitimation du déferlement dans notre quotidien des sollicitations marchandes.

La remise à sa place du travail
Sa place ? Dans la sphère du matériel, du nécessaire, du pratique : pourvoir aux besoins élémentaires et dégager les humains des tâches astreignantes. De ce point de vue, le progrès technique, y compris sous sa forme numérique d’aujourd’hui est une chance. Il est absurde de s’y opposer au nom de la sauvegarde de l’emploi. Préconiser d’en revenir à des processus moins productifs, sauf si d’autres enjeux l’imposent, ne semble pas être la bonne voie. On se souvient d’Alfred Sauvy qui déjà ironisait sur ce point en proposant de remplacer tous les camions par des brouettes. La réduction du temps de travail dans un contexte de prospérité et de sécurité matérielle est un processus historique[15] qu’il faut poursuivre. C’est possible, dans le respect des équilibres écologiques, à condition que l’énergie humaine se réoriente vers d’autres objectifs que la consommation marchande, que les besoins soient libérés du conditionnement qui se renforce sans cesse du fait de la redoutable puissance des algorithmes.

 C’est tout le système de motivation des actions humaines qu’il faut faire évoluer. La diminution du temps de travail doit s’accompagner d’une réorientation des activités vers d’autres sphères que la sphère marchande. Il n’y a aucune raison théorique s’opposant à ce que les identités se construisent à partir de ces autres sphères, dans lesquelles la culture, l’art et le sport auront une place privilégiée. Même les processus de rivalité, de conquête de la reconnaissance, etc., si on admet leur caractère incontournable, peuvent s’accomplir ailleurs que dans les domaines du travail, de la consommation addictive, ou de l’accumulation compulsive. Il faut restaurer le goût de l’otium, convaincre que découvrir une idée nouvelle, ou se laisser submerger par une musique de Mahler, ou du Modern Jazz Quartet  peut donner plus de bonheur qu’un gain au loto, ou que l’acquisition de la dernière merveille technologique.

De ce point de vue, le débat actuel sur le revenu universel, ou revenu de base, est très décevant. Pour ce qui est de la campagne électorale, c’est la seule idée vraiment nouvelle et intéressante. Mais il n’est discuté que du seul point de vue de l’adaptation de la répartition à la mutation du contenu des emplois, avec le numérique et l’ubérisation. Il n’est considéré que comme une réponse aux nouveaux défis de la précarité qui s’ensuivent.  Tout au plus l’agrémente-t-on parfois distraitement de possibilités de passer plus de temps en famille, ou de pouvoir s’adonner à je ne sais quelle lubie dans le cadre d’années sabbatiques.  On laisse ainsi passer l’opportunité de discuter sur le fond de ce que doit être la place du travail dans le monde de demain.

L’incontournable passage par le politique
L’avènement de la convivialité, c’est-à-dire l’instauration d’un lien social apaisé, et une nouvelle pondération des valeurs des différentes activités de la vie sociale, ne peut être le produit des seules incantations morales, ni procéder par une sorte de miracle de la seule force de conviction de ses partisans. Il ne pourra advenir que par un travail sur les structures profondes de la société, ce qui implique d’abord  le rétablissement du primat du politique sur l’économique, mis à mal par le néolibéralisme qui sévit depuis maintenant un quart de siècle. Cela implique ensuite la sauvegarde de ce primat sur l’innovation numérique, face à la tentation d’abdication au profit de processus technocratiques automatisés et désincarnés[16]. Cela implique enfin la restauration de la confiance de la population, sans laquelle le politique ne peut  que sombrer dans l’impuissance. Cette confiance doit certes être d’abord méritée par ceux qui exercent ce pouvoir. Mais il faudra aussi des institutions adaptées et réalistes, et des citoyens formés et informés pour que tout cela soit possible.

Il faut (hélas) ne pas succomber à l’illusion que les nombreuses démarches particulières s’inscrivant dans le registre convivialiste, comme le développement de l’économie sociale et solidaire, pour nécessaires qu’elles  soient, suffiront à imposer un nouvel ordre des choses ; compte tenu des considérations qui précèdent, c’est-à-dire de l’absence d’un terrain favorable, ils ne feront jamais « tache d’huile », au point de transformer toute la société : ils ne profiteront jamais de la  diffusion virale qui propulse sur nos écrans les scoops insignifiants ou les vidéos stupides qui font le  buzz,  et ce ne sont pas des actions ponctuelles, du type « vol de chaises », si sympathiques qu’elles soient, qui ébranleront le système néolibéral. On peut même penser qu’elles s’inscrivent (comme le mouvement Nuit Debout) dans le compartiment « société du spectacle » de la société néolibérale, c’est-à-dire dans la marge contrôlée et exploitée en permanence par le système, et dont finalement  il se renforce, ce qu’avait déjà perçu Guy Debord.

D’autre part, comme on vient d’en donner des exemples, une certaine dose de coercition, à certains moments sera incontournable. Dans un cadre démocratique, cela implique un pouvoir fort, donc un pouvoir disposant de la confiance des citoyens. Cela implique de surmonter la crise de la démocratie

Reconstruire la démocratie
Les plans de cette reconstruction-là sont à chercher bien loin des mirages du fondamentalisme démocratique, que l’on trouve dans beaucoup de propositions de la démocratie participative, ou encore des Civic techs.  (Même si tout n’est pas forcément à rejeter dans ces propositions). On ne s’attardera pas sur la question des réformes institutionnelles nécessaires, fort documentées, et fort débattues. Par contre la question de la citoyenneté n’est que rarement abordée, du fait que les projecteurs médiatiques se dirigent systématiquement du côté où est le spectacle, (mais aussi où la suspicion gratifiante pour ces médias est facile à attiser), à savoir celui des professionnels de la politique. Or c’est peut-être le déclin de la citoyenneté qui est le vrai  nœud de la crise actuelle de la démocratie représentative. Contrairement aux allégations populistes, la classe dirigeante ne se singularise pas, mais au contraire reflète les pathologies du corps social. Les progrès à réaliser de ce point de vue se situent à quatre niveaux :

- Celui de l’éducation
Pour que la démocratie s’accomplisse, une solide formation de base s’impose, par  l’école évidemment, mais aussi par la famille, pour les chanceux, ainsi que par une multitude d’instances circonstancielles. Au-delà des compétences et des connaissances à acquérir, c’est la transmission des éléments de la culture (entre autres politique) qui s’opère, et, de façon indissociable, des capacités critiques qui feront en sorte que cette socialisation ne  soit pas un enfermement : « Il s'agit d'arracher l'individu à ses intérêts et points de vue particuliers ainsi qu'à ses appartenances privées, pour le rendre capable de se placer au point de vue de l'ensemble »[17]

L’impératif de l’éducation dans le but de former des citoyens est fortement exprimé par le mouvement  révolutionnaire historique par lequel s’est construite la république ; il s’est évidemment renforcé avec l’avènement du suffrage universel. Le lien entre démocratie et éducation est organique : «Dans la démocratie libérale, démocratie de partis, ce sont des programmes et des doctrines qui s'affrontent devant le corps électoral. Par où les masses entrent dans le processus politique, avec l'exigence de les voir juger en connaissance de cause. La demande d'éducation s'en trouve fonctionnellement poussée à la hausse. » [18]

- Celui de l’information.
Il faut qu’elle soit de qualité, tant par la volonté individuelle de la rechercher (ce dont précisément l’éducation devrait développer l’appétence….) que par l’aptitude du système social à l’offrir. C’est en se greffant sur la strate de la formation qu’elle sera en mesure d’accomplir la transformation de l’individu (le consommateur, le téléspectateur, le touriste…) en citoyen. Il ne peut y avoir de démocratie sans des acteurs formés et éclairés.

- Celui du débat.
Depuis ses origines, la question de l’éthique de la discussion est associée à la réflexion sur la démocratie.  C’est avec la « révolution de la parole » que commence la démocratie, à Athènes, où elle a triomphé de 450 à 430. Cette consubstantialité du débat et de la démocratie est réaffirmée avec l’instauration du suffrage universel. «C’est dans cette faculté laissée aux électeurs de se réunir, de consulter entre eux, d’échanger leurs idées et leurs sentiments, c’est là qu’est la vie politique, et elle n’est que là.»[19]

- Celui du vote
Le vote est évidemment le dernier temps ; celui par lequel se consacre cette métamorphose de l’individu en citoyen,  qui nous fait sortir de l’enfermement dans nos particularités vers l’universalité ;  celui qui fait de nous quelqu’un « d’irremplaçable », pour le dire comme Cynthia Fleury.[20]

Ce dernier acte, celui à l’issue duquel l’ensemble du processus démocratique trouve son aboutissement  a perdu le caractère d’évidence qu’il avait acquis au fil de l’histoire. D’abord du fait de la montée de l’abstention, non seulement quantitative, mais encore qualitative, revendiquée comme telle, c’est-à-dire idéologique. Traditionnellement, les raisons évoquées étaient le désintérêt pour la chose publique, ou une forme de désenchantement querelleur, la seconde étant d’ailleurs souvent le faux semblant de la première ; or on constate l’apparition d’une nouvelle justification, assumée celle-là, de contestation du système. Gaspard Koenig, par exemple, affirme :  « On peut rester chez soi le jour de l’élection présidentielle non par indécision, ni par inertie, mais parce qu’on estime que ce scrutin, dans son principe même, représente une absurde réminiscence monarchique. De ce point de vue, l’abstention est plus profonde que le vote blanc : elle reflète le rejet d’un système dans son ensemble ».[21]

Ainsi  le vote perd de son aura. Geste autrefois sacralisé, occasion souvent d’une sorte de petite fête civique locale, il s’affadit en corvée facultative, par dessèchement du terreau culturel et social dans lequel il s’enracinait. La régénération de la démocratie et la nouvelle fertilité de ce terreau devraient lui rendre son attractivité.

 

CONCLUSION

De telles perspectives constituent un redoutable défi, du fait que bien évidemment il faudra rester dans le cadre démocratique, alors même que dans l’état actuel des choses, la plupart des opinions n’y sont pas prêtes.  De plus, ces mesures plus ou moins coercitives seraient inconcevables dans le cadre de ce « fondamentalisme démocratique » dénoncé plus haut, c’est-à-dire de l’application « à la lettre » des principes de la démocratie directe, comme il est souvent préconisé par des zélateurs de la démocratie participative. On sait que des mesures de progrès historiques, comme l’abolition de la peine de mort, ne seraient jamais passées par referendum.  Le propre d’un homme d’Etat est parfois d’anticiper sur ce qui fera consensus un peu plus tard. Encore faut-il qu’il y ait des hommes (ou des femmes) d’état, que les institutions ne les mettent pas systématiquement en échec, et surtout qu’ils soient portés par la confiance des citoyens… ce qui implique aussi des citoyens dignes de ce nom, formés, et informés, libérés des mirages de la société du spectacle. Tout se tient, on le voit. Ce qui est sûr, enfin, c’est que cela passera aussi – à rebours du populisme triomphant – par  la restauration de valeurs que l’actualité tend au contraire à ridiculiser : la prééminence de la culture, le goût de la connaissance, l’amour de la vérité, et donc le prestige des métiers de la pensée.

 

Maurice Merchier



[1] L'Abîme se repeuple Editions de l'Encyclopédie des Nuisances (1 janvier 1997)
[2] Révélée par un certain nombre d’études, notamment en 2015, par Edward Dutton (université d’Oulu, Finlande) et Richard Lynn (université d’Ulster, Royaume-Uni) dans la revue Intelligence.
[3] Le cerveau assiégé par les perturbateurs endocriniens Stéphane Foucart Le Monde 20 juin 2016
[4] Petite sociologie de l’incommunication C.N.R.S. Editions | « Hermès, La Revue » 1989/1 n° 4 | pages 53 à 66
[5] Mais aussi parfois radicalement contestés, comme dans « le négationnisme économique » de Cahuc et Zylberberg  Flammarion 2016
[6] Einstein avait raison. Il faut réduire le temps de travail  Editions de l’Atelier 2016
[7] Rapport sur l'économie immatérielle de Messieurs Jouyet et Lévy, en 2006,
[8] Voir sur ce point François Vatin : université : une crise sans fin ? Le Débat 192 novembre-décembre 2016
[9] « Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique » de Evgeny Morozov Collection Innovation, 2014
[10] Alexa,  nouvelle star de la maison, Philippe Escande, Le Monde, 18 janvier 2016
[11] Au-delà du marché Les nouvelles voies de la démarchanisation  Les petits matins Institut Veblen 2015.
[12] Nuit Debout, ou le fondamentalisme démocratique, Causeur 35, mai 2016
[13] Révision Générale des Politiques publiques, mises en place en 2007, et prolongées depuis 2012 par la MAP (modernisation de l’action publique)
[14] On s’en tient ici à la publicité, pour simplifier le propos ; mais il faudra examiner, dans un sens plus large, l’ensemble des stratégies de persuasion des grandes marques, qui débordent de la publicité stricto sensu.
[15] On peut voir là-dessus le livre déjà cité de Pierre Larrouturou et Dominique Méda, ainsi que les autres nombreuses contributions de ces auteurs.
[16] Voir sur ce point Maurice Merchier vers la transdémocratie ? Le Débat 192 décembre 2016
[17] Marie-Claude Brais, Marcel Gauchet, Dominique Ottavi, Pour une philosophie politique de l’éducation. Six questions d’aujourd’hui. Bayard.2002  p 241
[18] Marie-Claude Brais, Marcel Gauchet, Dominique Ottavi  p 31
[19] Louis Blanc Questions d'aujourd'hui et de demain (1873-1884) Du suffrage universel Paris Editions Dentu p 226
[20] Cynthia Fleury les irremplaçables Gallimard 2015
[21] [21] http://www.lopinion.fr/7-juillet-2014/restons-libres-s-abstenir-14142

Partagez l'article

Je signe le manifeste

En cliquant sur 'Je signe', vous acceptez que votre nom figure sur la liste des signataires. Votre adresse email sera utilisée uniquement pour vous envoyer des informations auxquelles vous avez souscrit. Conformément au nouveau règlement européen sur la protection des données personnelles, vous disposez d'un droit d'accès, de rectification et de suppression des données vous concernant.

Un autre monde est non seulement possible, il est absolument nécessaire

ET URGENT. MAIS, COMMENT DESSINER SES CONTOURS ET LE PENSER ?

Ce site se propose d’être un espace de rencontre entre tous ceux qui, dans l’esprit du Manifeste convivialiste  , inventent des formes de démocratie post-libérale et post-croissantiste, en théorie ou en pratique.

Contactez-nous
1000 caractères restants