Cher Alain,
Voici, comme promis, et en te priant d'excuser ce retard puisque j'aurais dû déjà réagir au Manifeste au mois de juillet (mais je suis parti en vacances un peu sur les rotules et au retour, j'ai éclusé tous les travaux urgents en retard de sorte que l'un chassant l'autre, j'ai passivement attendu la piqûre de rappel....). Je n'ai pas prétention à commenter tout le manifeste, et je me bornerai à formuler quelques remarques qui oscillent entre des observations très générales, disons sur le cadre théorique du manifeste, et des observations très locales sur telle ou telle mesure.
D'emblée, au niveau le plus général, je serais assez d'accord avec la tentative du manifeste de chercher une sorte de consensus par recoupement en dégageant un « noyau commun » des doctrines économiques, politiques, ou religieuses à des fins d'opportunités de rassemblement par convergence sur des grands objectifs, dont je partage aussi l'idée qu'ils relèvent du triptyque politique, économie, écologie (je suis plus réservé sur la dimension éthique et je m'expliquerai plus bas). Je serais aussi d'accord avec l'idée que, au-delà de l'intervention et des réformes massives dans les champs politique et économique, on doit porter aussi toute l'attention sur les problèmes disciplinaires internes au champ académique, dès lors que, comme l'économie standard exerce un effet manifeste de façonnement des représentations de ce que doivent être les politiques publiques (bien que, j'aurais tendance à soutenir comme je le dirai plus bas qu'il y a sans doute une survalorisation de ses effets).
Venons-en, pour commencer, remarques les plus générales.
Ma première remarque porte sur le diagnostic de la crise économique, sociale et écologique, diagnostic qui me paraît appuyé sur deux cadres théoriques d'importance égale mais non nécessairement congruents dans le Manifeste, ce qui débouche en particulier, me semble-t-il, sur des mesures d'inégale importance dont certaines sont relativement opératoires et d'autres beaucoup plus floues. La «mère de toutes les menaces» dit le Manifeste consiste à résoudre un problème essentiel qui est celui de gérer la rivalité et la violence entre les êtres humains en se posant la question de savoir comment ils peuvent être incités à coopérer, ou à entrer dans des relations conflictuelles productives, plutôt que radicales et destructrices. Mais, de facto, en quoi consiste exactement ce conflit ou plutôt cet ensemble de conflits ? Le manifeste nous dit (p.18) que la science économique standard à postulé que les conflits entre individus (mais on pourrait ajouter groupes sociaux) sont le produit d'un effet de rareté matérielle sous le présupposé selon lequel les êtres humains sont avant tout des êtres de besoin, alors qu'ils sont aussi (surtout ?) des êtres de désir. Mais sur quoi exactement devant nous indexer l'idée que la conflictualité sociale doit être reconduite aux comportements de l'homo desirans ? Ici encore, il me semble que la thèse du Manifeste est tout à fait claire : il existe évidemment des conflits inéliminables dans toute société en raison de la divergence des intérêts et des points de vue, mais «plus généralement» dit le texte ces conflits se produisent « parce que chaque être humain aspirant à se voir reconnu dans sa singularité, il en résulte une part de rivalité aussi puissante et primordiale que l'aspiration,2 également partagée, à la concorde et à la coopération» (14), thèse qui sera reprise p. 22 :
«Comment éviter que ces luttes pour la reconnaissance ne se réduisent pas, comme c'est souvent le cas, à des luttes de pouvoir et à des affrontements narcissiques mettant en péril les enjeux et les causes au nom desquelles elles prétendent se déployer», et de nouveau énoncée pp.27, 29, 35,36 (rivaliser «sans se haïr et se détruire»). Si donc, la science économique avec son anthropologie de l'homo œconomicus, être de besoins et maximisateur rationnel qui vise à accumuler des ressources manque cette dimension fondamentale de la vie sociale et en particulier le fait que la période actuelle marque une sorte d'illimitation dans ce type de conflit, il faudrait que le Manifeste livre le diagnostic, sinon détaillé, du moins brossé à grands traits des raisons pour lesquelles ces conflits semblent s'être radicalisés. Or, ce qui apparaît comme un sujet relevant éminemment de l'analyse sociale semble précisément laissé de côté par le texte qui souligne pourtant la nécessité de se débarrasser des analyses strictement économiques de la réalité sociale.
N'aurait-il pas fallu, par exemple, insister sur le fait que, là où tout au long des 30 glorieuses, aussi bien l'éventail des revenus que des statuts sociaux semblaient s'être resserrés sous l'effet des formes de régulation fordiste, les classes supérieures ont sans doute profité du mouvement de dérégulation qui s'amorçait au début des années 80 (à moins d'ailleurs qu'elle ne l'aient impulsé) pour tenter de reconquérir des privilèges et des distinctions statutaires qui tendaient à leur échapper: reconquérir tous les signes apparents de richesse, fermer les espaces urbains pour vivre dans l'entre soi, restaurer les principes hiérarchiques malmenés par la contestation des années 60 aussi bien dans les administrations publiques que dans les entreprises, valoriser systématiquement les principes de réussite sociale et rendre dominante quasiment sans partage la figure de l'entrepreneur, valoriser toutes les formes d'autonomie individuelle (contre «l'assistanat», la solidarité sociale, etc..), placer au centre de la vie sociale les principes de la responsabilité individuelle dans le façonnement de sa propre trajectoire sociale, utiliser de façon instrumentale les processus de reconnaissance dans le cadre du néo-management comme une promesse d'autoréalisation échangée contre un surcroît de productivité et d'allégeance à l'égard de la hiérarchie entrepreneuriale1; favoriser tous les mécanismes d'identification des salariés à leur entreprise pour faciliter le «don» de travail, mais recourir à des licenciements brutaux etc.. C'est ce qui fait que les conflits proprement économiques sont doublés de conflits statutaires à dimension importante. Bref, sans plus descendre dans le détail de l'analyse (je devrais, en outre insister sur la radicalisation des conflits ethniques intra et extra européens), il me semble que cette dimension proprement sociale de la radicalisation des conflits de reconnaissance, si elle est jugée comme une menace, aurait du trouver une place dans le texte, surtout si celui-ci se propose de trouver des solutions à cette crise non seulement économique mais aussi sociale.
Le second cadre théorique en concurrence avec le premier, mais cependant juxtaposé à celui-ci, est celui de la crise économique proprement dite, crise qui semble largement le fruit de la généralisation des modèles standards de l'analyse économique (créditée «d'avoir largement contribué à façonner le monde qu'elle prétendait décrire et expliquer», 22). Je partage évidemment l'idée que la science économique a joué un rôle non négligeable d'abord dans l'économicisation générale indue des activités sociales, puis dans les différentes crises spéculatives qui se succèdent à un rythme rapproché depuis la fin des années 80, mais il me 1
A mon avis, celui-ci ne se développe pas ou pas seulement sur la base de la rationalité de l'homo œconomicus: il y a là, selon moi, une contre dépendance encore trop grande à l'égard de la rationalité économique. 3
semble qu'une telle crise n'est pas simplement liée à la représentation, ie à la conception de l'être humain réduit à la seule dimension de l'homo œconomicus. Sans entrer dans le détail, on pourrait dire qu'elle est largement tributaire des grandes opérations de dérégulation et de déréglementation du début des années 80 impulsées d'abord dans les Etats Anglo-saxons et elles-mêmes liées à la conjonction de la déconstruction de tous les paramètres constitutifs du modèle fordiste de l'aprèsguerre et de quelque chose de beaucoup plus large que la doctrine de l'homo œconomicus, à savoir la radicalisation du libéralisme en libertarisme en passe de confisquer la doctrine des droits individuels, ce qui fait que le libéralisme qui apparaît comme un des éléments du consensus par recoupement du Manifeste constitue en réalité, à mes yeux, l'un des facteurs non négligeables de la crise.
Chacun de ces deux cadres théoriques mobilisés comporte ainsi, à mon sens, des problèmes spécifiques, mais, en outre, le Manifeste semble tantôt faire fond sur l'un, tantôt faire fond sur l'autre pour diagnostiquer la crise du présent, ce qui ne manque pas, à mon avis, de retentir sur les pistes que le texte explore, ce qui me conduit maintenant à quelques remarques spécifiques.
Ma première remarque, si on regarde les préconisations du chapitre IV, c'est que le problème social des conflits de reconnaissance reçoit, me semble-t-il, une sorte de solution minimale qui n'est pas en adéquation avec l'ampleur du problème à traiter. En effet, tout se passe comme si cette question relevait finalement, comme l'indique le sous-titre de la partie, de «considérations morales » formulées à partir de ce qui est «permis» (se voir « reconnaître une égale dignité avec tous les autres êtres humains») et ce qui est «interdit» («basculer dans la démesure et dans le désir infantile de toute puissance»). Il me semble que le statut de l'injonction morale ne permettra pas de régler des problèmes statutaires de ce type car ils relèvent véritablement, pour le coup, d'un ensemble de politiques publiques destinées à intervenir dans les logiques d'offre de reconnaissance pour les réguler, de la même façon que l'État keynésien classique jouait ce rôle dans le champ des rapports économiques : valoriser publiquement telle ou telle sphère sociale pour contrebalancer la puissance de la sphère économique ; mettre en avant publiquement d'autres performances que les performances économiques ; rendre visibles les groupes sociaux ou ethniques minoritaires marginalisés ; réguler les exigences du néo management, et, par la même occasion, affiner et durcir les lois sur le harcèlement au travail ; protéger véritablement les «lanceurs d'alerte» (whistle-blowers) ; redonner tout leur poids au résultat des négociations collectives sur les grilles salariales qui réglaient jadis le rapport entre la compétence et le poste (ce qui évite ou bien les formes de déclassement généralisé, que les pratiques de surclassement qui consistent à confier à des salariés des tâches largement au-dessus de leurs compétences) ; ne pas se limiter à faire simplement disparaître le chômage (p.38), disparition parfaitement compatible avec des emplois précaires à statut fragile; tenter de renouer avec des formes de délibérations démocratiques à l'intérieur des organisations administratives et des entreprises (de ce point de vue, le Manifeste a tendance à considérer que la démocratie s'adresse à la sphère politique, ne serait-ce que par omission) etc..
De même, prôner une lutte contre la corruption à titre d'injonction morale (p.30), me semble une préconisation qui risque de rester sans effet dès lors qu'aujourd'hui, les formes d'endettement généralisé, le statut de la précarité salariale rendent nombre de salariés sensibles aux pratiques de corruption. 4
Ma seconde remarque, relative au chapitre V est qu’il me semble que sur les questions de mobilisation collective le Manifeste aurait pu prôner un engagement actif à informer, accompagner, relayer, soutenir, via par exemple un site Internet, les mouvements sociaux dont les objectifs et les pratiques convergent avec des objectifs mêmes du Manifeste, plutôt que de compter simplement sur « la mobilisation des affects et des passions ».
Troisième remarque, je suis d'accord avec une partie des considérations politiques : revenu de base, instauration du revenu maximum, compromis entre biens et intérêts privés, communs, collectifs et publics, promotion des mouvements associatifs, accès gratuit au numérique et protection contre la mainmise des puissances marchandes; d'accord aussi avec les objectifs écologiques : autolimitation des consommations prédatrices d'pays qui ont largement profité du décollage industriel, diminution des émissions de CO, protection accrue des animaux.
Reste la question de la prospérité sans croissance pour laquelle je me pose la question de savoir comment pouvoir financer un niveau élevé de protection sociale sans croissance. D'accord aussi avec les considérations économiques sur le bridage du marché et la lutte contre les dérives entières et spéculatif de l'économie financière comme cause principale de la crise et que du capitalisme contemporain.
Voici donc, en bref, mes points d'accord et de désaccord ave le Manifeste.
Bien amicalement à toi, en espérant ne pas avoir été trop long dans ces remarques
Ch. 5