Rapport de mission à Monsieur Benoît Hamon,
Ministre délégué en charge de l’Économie sociale et solidaire et de la Consommation
L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire
Philippe Frémeaux
Septembre 2013
MINISTÈRE DE L'ÉCONOMIE ET DES FINANCES
MINISTÈRE DÉLÉGUÉ CHARGÉ DE L'ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE ET DE LA CONSOMMATION 2 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire
Remerciements
Le présent rapport n’aurait pu être réalisé sans l’apport de Florence Jany-Catrice, professeur à l’Université de Lille 1, spécialiste des nouveaux indicateurs de richesse et de l’utilité sociale.
Il nous faut ici rendre hommage à Jean Gadrey, auteur de nombreux travaux de référence sur ces sujets.
Nous devons également remercier Edith Archambault, professeur émérite à l’Université de Paris 1, Laurent Bisault, de l’Insee Midi-Pyrénées, Denis Clerc, fondateur d’Alternatives Economiques, Thomas Guérin, de la CRESS PACA, Arnaud Matarin, de l’Observatoire du CNCRES, Lionel Prouteau, maître de conférences HDR à l’Université de Nantes et Viviane Tchernonog, chercheur au CNRS, Centre d’économie de la Sorbonne pour leurs contributions, leur aide et leurs précieux conseils.
Ce rapport ne prétend à aucune exhaustivité. Il est probablement oublieux de nombreux travaux consacrés à ces sujets. Il doit être considéré comme une contribution au débat sachant qu’il appartiendra ensuite aux structures légitimes et compétentes – à commencer par le CNIS – de se saisir des questions posées et d’y apporter les réponses qu’elles jugeront souhaitables. L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 5
Sommaire
Plan du rapport et résumé des recommandations
1. L’économie sociale et solidaire, une production de richesse qui va au-delà du PIB
Conclusions et recommandations
2. Mieux identifier le champ de l’ESS et évaluer ses spécificités
Conclusions et recommandations
3. Évaluer l’utilité sociale des organisations de l’ESS
Conclusions et recommandations
L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 7
Plan du rapport et résumé des recommandations
Ce rapport se divise en trois chapitres.
Le premier revient sur les critiques adressées aujourd’hui au PIB et développe en quoi les organisations de l’ESS, parce qu’elles affirment être d’abord au service de leurs adhérents, sociétaires ou associés, et être soucieuses des relations sociales en leur sein, ne peuvent que militer en faveur du développement d’autres indicateurs permettant de mieux évaluer la relation entre activité économique et bien-être social.
Le second prend acte de la définition de l’ESS apportée par le projet de Loi-cadre qui sera débattu au Parlement cet automne. Sur ces bases, elle liste une série de travaux statistiques qui permettraient de mieux connaître le champ de l’ESS et d’identifier ses spécificités.
Le troisième s’interroge sur les méthodes qui permettent d’évaluer l’utilité sociale des organisations de l’ESS, et notamment celles qui bénéficient de fonds publics. Elle met en discussion les différentes méthodes proposées aujourd’hui.
Sur ces bases, nous suggérons de :
– développer, au niveau macroéconomique, de nouveaux outils et indicateurs de richesse permettant de mieux apprécier l’évolution du bien-être individuel et collectif et d’associer à leur définition les différentes composantes de la société et les citoyens afin de les mettre en débat le plus largement possible. L’enjeu n’est pas ici d’évaluer spécifiquement « l’apport de l’ESS », mais d’apprécier dans quelle mesure le système économique et social satisfait ou non les objectifs d’utilité sociale que l’ESS doit poursuivre.
– développer les enquêtes assurant une meilleure connaissance de l’ESS. Il serait ainsi souhaitable de poursuivre et améliorer les travaux de quantification permettant de mesurer la contribution de l’ESS à l’emploi et au PIB, de mieux évaluer l’apport du bénévolat, d’analyser la qualité des pratiques de l’ESS dans le domaine du travail et de l’emploi, la spécificité des résultats économiques des organisations de l’ESS, la qualité de la gouvernance, l’objet social des organisations de l’ESS, les sources de financement.
Il serait enfin nécessaire de considérer la production de données sur l’ESS comme une mission de service public pour les services statistiques de l’État. Enfin, il serait également nécessaire d’encourager les recherches en sciences sociales sur ce sujet.
– ne pas sous-estimer la difficulté et les risques liés à tout processus d’évaluation, notamment concernant l’utilité sociale des organisations de l’Economie sociale et solidaire. L’action publique gagne en qualité quand sa définition associe la société dans ses différentes composantes, quand elle fait l’objet d’une évaluation pluraliste, et quand elle réunit une large diversité d’acteurs pour produire les biens communs dont bénéficient les habitants des territoires. S’il est légitime d’évaluer les organisations de l’ESS qui concourent à la production des biens publics dans un contexte marqué par la volonté conjointe de l’ESS et des pouvoirs publics d’en assurer le changement d’échelle, l’utilisation de 8 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire certaines techniques d’évaluation risque de réduire l’autonomie créative des organisations de l’ESS et les conduire à se centrer sur la seule satisfaction d’indicateurs et de mesures qui, dans le meilleur des cas, seront réducteurs, et, dans le pire des cas, trompeurs. Il faut donc plutôt favoriser des méthodes d’évaluation de l’utilité sociale qui associent les différents acteurs, y compris les citoyens et les salariés assurant l’exécution des missions. L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 9
1. L’économie sociale et solidaire, une production de richesse qui va au-delà du PIB
1.1. Le PIB, un indicateur majeur mais contesté
Assurer la croissance du Produit intérieur brut (PIB) est devenu, en quelques décennies à peine, une des fins majeures de l’action publique. Cet indicateur est cependant de plus en plus contesté. D’abord pour son incapacité à prendre en compte les dégâts sociaux et environnementaux engendrés par nos modèles de développement. Ensuite, et les deux questions sont intimement liées, parce que la poursuite mécanique de sa croissance concourt désormais aux crises sociale et environnementale.
Le PIB n’est donc pas un indicateur pertinent pour mesurer notre bien-être actuel et futur.
Qu’est-ce que le PIB ? Cet indicateur cumule l’ensemble des richesses monétaires produites durant l’année, qu’elles soient produites par des acteurs privés proposant leurs biens et services sur le marché ou par des acteurs publics financés par l’impôt. Une définition qui rattache de facto les activités développées par l’économie sociale et solidaire à l’une ou l’autre de ces catégories, selon leur mode de financement. Le PIB a été élaboré aux États-Unis par l’économiste Simon Kuznets pendant la Grande dépression afin de doter l’État fédéral d’un outil statistique permettant de suivre, de manière agrégée, l’évolution de l’activité économique. Un réel progrès, en comparaison des indicateurs utilisés antérieurement pour évaluer l’état de l’économie qui associaient suivi des cours de bourse et mesure des flux de marchandises transportées1.
Le PIB demeure un indicateur essentiel de l’activité économique parce qu’il associe les deux modes majeurs de production de richesses qui coexistent dans la société : la production pour le marché – les comptables nationaux font ainsi la somme des valeurs ajoutées dégagées par toutes les activités marchandes – et la production de biens publics dans un cadre essentiellement non marchand.
Soulignons que la contribution de ces services publics est considérée, dans le cadre comptable, comme égale aux coûts engendrés par leur production. Autrement dit, ces services contribuent à la richesse collective pour ce qu’ils coûtent, une convention qui fait débat puisqu’elle conduit à les déprécier par rapport aux services marchands qui incluent un profit.
Au-delà des critiques justifiées dont il est l’objet aujourd’hui, le PIB demeure un indicateur puissant, qui a façonné nos représentations collectives de la richesse durant les décennies d’après-guerre2. Le développement de la comptabilité nationale à l’époque, a accompagné la reconstruction du pays et l’entrée dans l’ère de la consommation de masse. La croissance du PIB (en volume) est alors devenue synonyme de progrès du pouvoir d’achat, d’accès à un logement décent, aux soins de santé et à l’éducation… Enfin, la croissance du PIB, et les gains de productivité du travail qui la sous-tendent en partie, ont joué et jouent encore un rôle majeur dans le processus de négociations entre partenaires sociaux en fixant l’horizon, pour les organisations de salariés, de ce qui est légitime d’obtenir et, pour les organisations patronales, de ce qui est possible d’accorder.
Sur ces bases, la demande formulée par certaines organisations représentatives de l’économie sociale et solidaire de voir évaluée sa contribution au PIB apparait comme légitime, dès lors que cet indicateur continue d’occuper une place centrale dans le débat démocratique sur l’économie. Cette évaluation, ne peut cependant suffire à rendre compte de l’apport de l’économie sociale et solidaire à toute une série de biens communs essentiels qui contribuent de manière majeure à notre bien-être individuel et collectif. C’est pourquoi nombre de spécialistes de l’économie sociale et solidaire insistent sur la nécessité de développer d’autres approches. Essayons maintenant d’expliquer pourquoi.
Le poids de l’économie sociale et solidaire dans le PIB
Le poids de l’économie sociale et solidaire dans le PIB demeure incertain. Philippe Kaminski, le président du comité scientifique de l’Association pour le développement de la documentation sur l’économie sociale (ADDES), qui regroupe des chercheurs travaillant sur l’économie sociale, a fait une intervention détaillant les difficultés posées par cette évaluation lors du 22e colloque de l’ADDES, le 12 mars 2009 (3)
Bien qu’a priori favorable à la cause de l’économie sociale, Philippe Kaminski avait jugé, à cette occasion nécessaire de « siffler la fin de la récréation » et de mettre un terme aux évaluations jugées par lui peu rigoureuses et prêtant à l’économie sociale un poids dans le PIB égale ou supérieur à 10 %.
Selon lui, le poids de l’économie sociale tournerait plutôt autour de 6 % à 7 %, cet ensemble étant divisé en deux parts sensiblement égales entre associations et fondations d’une part, coopératives et mutuelles d’autre part.
Comment justifier qu’un ensemble qui pèse 10,3 % de l’emploi ne représente qu’une part aussi faible du PIB ? Philippe Kaminski commence par s’intéresser aux associations – les plus nombreuses parmi les organisations de l’ESS. Il explique qu’en leur sein, le nombre d’emplois à temps partiel est plus élevé qu’ailleurs tandis que le niveau des rémunérations est dans l’ensemble plus faible (4).
Pèsent également négativement sur la contribution des associations au PIB le fait qu’elles bénéficient de nombreux emplois aidés ce qui les conduisent à payer moins de cotisations sociales. De même, leur intensité capitalistique est plus faible d’où une moindre « formation brute de capital fixe ». Enfin, elles n’ont pas d’actionnaires à rémunérer ce qui accroit le poids des salaires dans leur valeur ajoutée. Enfin, la plupart des associations n’étant pas soumises à la TVA, cela ampute encore leur contribution au PIB d’environ 15 %. C’est ce qui permet à Philippe Kaminski d’évaluer la contribution des associations au PIB, et selon ses propres conventions de compte, autour de 3 %.
Viviane Tchernonog, chercheuse au CNRS-Centre d’économie de la Sorbonne, dans son ouvrage à paraître à l’automne (5), parvient à une évaluation voisine de 3,2 %.
La plupart de ces facteurs ne s’appliquent pas aux coopératives et aux mutuelles, sauf l’absence d’actionnaires à rémunérer, poursuit Philippe Kaminski. Dans ces conditions, la part de l’emploi de ces organisations dans chacun des secteurs d’activité où elles opèrent est proche de leur part dans la contribution au PIB de ces différents secteurs. Dit autrement, si le secteur des assurances contribue pour X % au Pib et que les assureurs mutualistes pèsent 50 % de l’emploi du secteur, on peut estimer à X/2 % la contribution au PIB des assureurs mutualistes. En faisant le total de ces évaluations, on arriverait selon Philippe Kaminski à un total qui pourrait atteindre 3,5 %. Ce qui donnerait, pour l’ensemble de l’ESS, un total tournant autour de 6,5 % du PIB.
Plus récemment, Anne-Juliette Bessone, Sébastien Durier et Geoffrey Lefebvre, de l’Insee, ont de leur côté calculé une estimation de la part de l’économie sociale dans la valeur ajoutée des différentes branches en croisant les données Clap et comptes nationaux. Les trois statisticiens arrivent à une conclusion voisine de 6 % (6). Un rappel tonique aux réalités mais qui ne dit rien de des apports sociétaux – hors conventions de calcul du PIB – de l’économie sociale et solidaire. Remarquons par ailleurs que cette estimation repose sur l’hypothèse que, dans une activité donnée, la part des rémunérations dans la valeur ajoutée est identique dans l’économie sociale et dans le reste de l’économie. Or, les organisations de l’économie sociale ne rémunèrent pas leur capital, ce qui aurait dû conduire à affiner le calcul pour les coopératives, les mutuelles et les grandes associations ayant une activité marchande significative.
Pour comprendre les demandes visant à mieux mesurer l’apport spécifique de l’ESS, il faut donc revenir sur les principales critiques à l’encontre du PIB. La première renvoie au fait qu’au cours des dernières décennies, une partie des décideurs et des citoyens ont pris conscience du caractère limité des ressources écologiques de la planète. Pour faire une analogie avec la comptabilité d’entreprise, le PIB est un compte d’exploitation et non un compte de capital, un bilan. Il cumule les flux de richesse monétaires durant une année, mais ne dit rien de l’évolution du stock de ressources nécessaires pour produire ces flux. Or, peut-on considérer que nous nous enrichissons quand la progression du PIB est acquise au prix de la destruction des ressources (ressources naturelles, mais aussi ressources sociales) qui constituent la base même de la vie ? Poser la question, c’est y répondre.
1.2. Le PIB ne prend pas ou prend mal en compte la contribution de l’ESS à la production de richesse et de bien-être
Dans le même temps, de nombreuses études ont mis en cause la corrélation entre croissance du PIB et progression du bien-être durable et certaines d’entre elles affirment même qu’elle serait devenue négative ou qu’il y aurait un découplage depuis le milieu des années 1970 dans les pays riches. La confrontation entre l’évolution du PIB et celle d’autres indicateurs comme l’Indicateur de progrès véritable (IPV)7 ou encore l’Indice de santé sociale (ISS), qui regroupe seize variables sociales – chômage, pauvreté etc. – et sanitaires – mortalité infantile, couverture santé etc. – fait ainsi apparaitre un découplage total entre l’évolution du PIB et celle de certains indicateurs. L’exemple des évolutions comparées de l’Indicateur de santé sociale et du PIB aux États-Unis au cours des dernières décennies est, de ce point de vue, saisissant.
De fait, le PIB ne dit rien des inégalités dans la distribution des revenus et de ses conséquences, ni des effets de nos modes de développement en termes de santé publique ou de qualité de vie. Résultat : la croissance est devenue désormais « non rentable »9 dans les pays riches et même, selon certaines estimations, dans certains pays émergents. D’où le constat fait par l’économiste Jean Gadrey : « à partir d’un certain niveau de richesse matérielle, les progrès du bien-être et de la ‘santé sociale’ tiennent à d’autres facteurs et d'’autres politiques que la poursuite de la croissance ». Et ce d’autant plus que dans des pays où les gains de productivité sont devenus très faibles, la poursuite de la croissance passe en grande partie par le fait de travailler plus, ce qui s’accompagne de plus de stress, de moins de temps à passer avec sa famille, ses amis, de moins de loisirs… tout en continuant d’aggraver l’empreinte écologique de l’activité.
Enfin, et ce n’est pas sans rapport avec ce qui précède, le PIB ne prend en compte que les activités marchandes ou les activités non-marchandes dont la production est assurée par des personnes rémunérées à cette fin. Il ne valorise donc pas l’activité domestique, l’entraide de voisinage et toutes les activités bénévoles, qui concourent pourtant de manière essentielle à la qualité de notre vie individuelle et collective. Une logique qui conduit à sous-estimer de manière très significative l’apport de l’économie sociale et solidaire, pour plusieurs raisons. D’abord parce que l’ESS poursuit d’autres buts que la recherche du profit, et que nombre de ses organisations parviennent à mobiliser de nombreux bénévoles, notamment dans les associations. De même, la gouvernance de nombreuses fondations, coopératives et mutuelles repose en grande partie sur le bénévolat. Ensuite, parce qu’une partie du produit de l’ESS est assimilé au secteur public et voit donc sa production estimée, comme c’est le cas pour dans le public, à ce qu’elle coûte10. Cette convention de mesure ne permet pas de capter les effets de l’ESS ni sur les bénéficiaires directs, ni les bénéfices pour la collectivité. Elle ne tient pas compte de la diversité des valeurs d’usage de cette économie.
Un intérêt récent et encore très timide de la statistique publique pour le bénévolat
Pendant longtemps en France le bénévolat est resté un comportement très peu documenté, les données le concernant étant inexistantes si l’on excepte quelques études à caractère monographique. La situation commença à évoluer dans les années 1990 sous la double influence de travaux de recherche et d’une demande de connaissance et de reconnaissance de cet engagement de la part d’acteurs associatifs animés de la volonté de rendre visible l’utilité sociale de l’économie sociale et solidaire. S’agissant des chercheurs, il faut signaler particulièrement les trois enquêtes réalisées respectivement en 1991, 1994 et 1997, à l’initiative du Laboratoire d’économie sociale sous la direction d’Édith Archambault qui pilotait la partie française du programme Johns Hopkins dédié à une comparaison internationale des secteurs sans but lucratif.
L’enquête que l’INSEE consacra en 2002 à la participation associative, dans le cadre de son enquête permanente sur les conditions de vie des ménages, fut la première véritable manifestation d’intérêt de la statistique publique pour le bénévolat. Cette enquête, fort riche, permit l’obtention de données alors inédites sur ce comportement, notamment en ce qui concerne le volume de travail bénévole. En 2009, le groupe de travail n° 1 de la Conférence nationale de la vie associative exprima son souhait de voir la mise en place d’un système d’observation complet et durable du secteur associatif et, dans ce cadre, le groupe de travail insistait sur l’importance d’un véritable dispositif d’observation du bénévolat. Pour répondre à cette demande, la statistique publique fut chargée d’une nouvelle enquête sur la participation associative et le bénévolat qui fut cette fois-ci confiée à la DREES et réalisée par l’institut de sondage BVA.
Probablement pour des raisons de coûts, cette enquête fut réalisée a minima, avec un échantillon de taille inférieure à celui de l’INSEE en 2002 et avec un questionnaire qui, s’il était très largement inspiré de celui de 2002, fut raccourci sans discernement. Cette situation entraîna une amputation dommageable des informations collectées, notamment en ce qui concerne le volume de travail bénévole (nombre d’heures) qu’il est pratiquement impossible d’estimer avec suffisamment de rigueur à partir de cette enquête.
Toutes les enquêtes dont il vient d’être question ont été réalisées auprès de ménages. La connaissance du bénévolat gagnerait également à être enrichie grâce à des enquêtes menées auprès des associations. Les deux types d’enquêtes doivent en effet être considérées comme complémentaires. Jusqu’à ce jour, les seules enquêtes auprès des associations permettant la collecte d’informations sur le bénévolat ont été conduites par Viviane Tchernonog, dans le cadre du laboratoire MATISSE puis du Centre d’économie de la Sorbonne. À l’avenir, l’enquête INSEE auprès des associations (voir infra) devrait constituer une source supplémentaire de données sur le sujet.
Des préconisations internationales et nationales pour améliorer la connaissance du bénévolat Parallèlement à cette attention croissante portée en France au bénévolat, l’intérêt pour ce comportement s’est affirmé au niveau international, conduisant le BIT à recommander l’adjonction d’un bref questionnaire sur le travail bénévole aux enquêtes nationales sur les forces de travail (l’Enquête Emploi en France). Cette recommandation fut ratifiée par la 18e conférence des statisticiens du travail qui se tint en décembre 2008 à Genève. Dans la continuité de cette recommandation, un Manuel sur la mesure du travail bénévole a été rédigé conjointement par l’équipe de chercheurs du Centre d’études sur la société civile de l’Université Johns Hopkins et par le BIT, avec la participation des Volontaires des Nations Unies. Il a été publié en 2011.
Au niveau français, en décembre 2010, le rapport du CNIS sur la Connaissance des associations11 consacrait un chapitre entier à la mesure du bénévolat. Il se concluait par trois recommandations :
- la production régulière d’une enquête Vie associative avec une périodicité quinquennale ;
- la production, dans l’intervalle entre deux enquêtes approfondies, de données intermédiaires obtenues en adjoignant le module proposé par le BIT à une enquête Ménages de l’INSEE
- l’inclusion de questions sur le bénévolat dans une enquête de l’INSEE auprès des associations que le groupe de travail du CNIS appelait de ses vœux.
La nécessité d’un dispositif pérenne d’observation du bénévolat
Les préconisations tant internationales que nationales auxquelles il a été fait écho ici relèvent d’un constat : de nombreux aspects de la participation bénévole restent peu connus voire inconnus. Ainsi, pour n’envisager que le cas français, s’il semble acquis que le nombre de bénévoles croît depuis une vingtaine d’années, l’information est plus fragile en ce qui concerne les formes de la participation bénévole (régulière ou occasionnelle), l’évolution de cette participation au cours du cycle de vie des individus, l’influence des évolutions économiques, sociales et sociétales sur ladite participation, les gratifications et « bénéfices » que tirent les bénévoles de leur don de temps. À cette liste non exhaustive des questions à examiner il faut ajouter une meilleure estimation du volume de travail que représente aujourd’hui le bénévolat associatif. Cette estimation est nécessaire pour que le concours de ce « travail non rémunéré » puisse être intégré à des indicateurs macroéconomiques de richesses élargis par rapport à ceux actuellement utilisés en comptabilité nationale13. Il va toutefois sans dire, mais encore mieux en le disant, que l’apport « économique » du bénévolat ne saurait être tenu pour la seule contribution de cette forme de participation sociale.
Il est donc essentiel que la statistique publique se donne les moyens d’un dispositif pérenne d’observation du comportement bénévole. L’absence d’un tel dispositif est en effet propice à la réalisation, sous des auspices divers, d’enquêtes dont la rigueur est sujette à caution14. Conduites avec le souci principal d’occuper ponctuellement l’espace médiatique, ces enquêtes contribuent davantage à entretenir la confusion qu’à apporter des informations utiles. Quels sont les développements à attendre de la part de la statistique publique dans les prochaines années sur le sujet ? Seule la troisième préconisation du rapport 2010 du CNIS est en passe de voir le jour sous des délais rapprochés puisque l’INSEE prévoit le lancement en 2014 d’une enquête auprès des associations. Des questions sur le bénévolat y seront intégrées. Les données ainsi collectées seront précieuses mais ne seront pas exemptes de limites. En effet, si la représentativité de l’échantillon ne pose pas a priori de problèmes particuliers pour les associations employeuses puisque la « population mère » est identifiable (notamment par recours au répertoire SIRENE), en revanche elle est plus délicate à garantir s’agissant des associations sans salariés dont le nombre total en activité n’est pas connu précisément.
Par conséquent, les extrapolations à l’échelle nationale à partir de cette enquête pourraient s’avérer délicates en ce qui concerne le bénévolat.
S’agissant des enquêtes auprès des ménages, l’adjonction du questionnaire préconisé par le BIT à une enquête comme l’Enquête Emploi ou l’enquête SRCV est hautement souhaitable mais elle se heurte aux réticences de l’INSEE qui met en avant l’harmonisation européenne dont ces enquêtes font l’objet, harmonisation qui limite (sans pour autant les annihiler complètement) les marges de manœuvre à l’échelle nationale. Il est donc peu probable que cette préconisation soit satisfaite à court voire moyen terme. C’est donc la première préconisation du CNIS, relative à une enquête périodique approfondie sur la participation associative et le bénévolat, qui peut et doit constituer l’objectif prioritaire. La réalisation d’une telle enquête requiert que l’INSEE s’assure, en amont, du concours de chercheurs spécialistes de la question tout particulièrement pour la conception du questionnaire. À cet égard, la démarche à mettre en œuvre pourrait utilement s’inspirer de celle qui a été empruntée pour l’enquête prochaine sur les associations.
Lionel PROUTEAU
Université de Nantes, Laboratoire d’économie et de management de Nantes Atlantique (LEMNA)
L’exemple du Nord – Pas-de-Calais et des Pays-de-la-Loire
La région Nord – Pas-de-Calais a ainsi fait, en France, figure de précurseur sur l’élaboration et l’usage de nouveaux indicateurs de richesse. Depuis 2003, elle développe une stratégie de développement d’indicateurs de toutes ses richesses. Au terme d’une année de concertation avec des acteurs multiples (de la Banque de France en passant par Droit au logement, le Secours populaire etc.), elle a notamment élaboré un indicateur de santé sociale. Puis elle a organisé une conférence citoyenne16 visant à faire participer des citoyens ordinaires pour qu’ils rendent un avis représentatif et éclairé sur ces nouveaux indicateurs. Parmi les recommandations, ces citoyens ont demandé qu’un Forum permanent puisse exercer un rôle de vigie sur ces questions d’intérêt général. Autre exemple : les Pays-de-laLoire.
Cette Région a également mis en œuvre une vaste consultation de la population. Au terme de plusieurs mois, plus de 6 000 citoyens ont débattu sur les richesses du territoire, et les travaux en cours aboutissent à 16 thèmes prioritaires, et 27 indicateurs17.
Dans ces conditions, différents mouvements se développent pour réclamer de nouveaux indicateurs à un niveau macroéconomique. Dans le premier cas, l’idée est de mieux estimer les effets de l’évolution de l’activité économique, en prenant en compte les prélèvements qu’elle impose sur les ressources, et d’apprécier, derrière la quantification des richesses monétaires, l’évolution du bien-être et de la santé sociale et environnementale. L’enjeu est de prendre en compte d’une part les coûts de la croissance, et d’autre part d’apprécier l’apport de toutes les initiatives qui contribuent à la richesse, alors qu’elles n’entrent pas nécessairement dans les registres de la « performance économique » telle qu’énoncée par le PIB.
Dans cette perspective, constater que le PIB, pour reprendre les termes de la comptabilité des entreprises, est plus un compte d’exploitation qui agrège des flux qu’un bilan qui permet d’évaluer l’état du patrimoine, ne vaut pas seulement pour l’environnement, cela vaut aussi pour tout ce qui contribue à la qualité de la vie sociale. Les modes de régulation macro-économiques et les modes de gouvernance des entreprises qui se sont imposés au cours des dernières décennies, et la distribution de l’emploi et du revenu qui en a résulté, avant même de provoquer la crise actuelle, ont ainsi conduit à une montée de la précarité15 et de la pauvreté, et, plus généralement, à une dégradation de la qualité du lien social, même si, au sein de la société, de nombreuses initiatives se développent, parfois au sein de l’ESS, pour combattre cette évolution.
Pour autant que l’ESS porte le projet d’une économie au service des besoins de tous, soutenable, démocratique, qui soit au service du bien-être, et non de l’accumulation sans fin de richesses monétaires, elle se trouve logiquement en phase avec la critique du PIB énoncée ci-dessus et avec l’exigence de développement de nouveaux indicateurs de richesse. Celle-ci n’est pas seulement une nécessité environnementale mais aussi une question d’évaluation de la contribution de l’économie au progrès du bien-être. Le développement de nouveaux indicateurs, dans cette perspective, ne peut qu’être favorable à des transformations de l’économie en phase avec la vision de l’ESS portée par auteurs de ce rapport.
Ces questions sont de plus en plus explorées non seulement par les organisations nationales et internationales, mais, depuis peu, par les économistes. Au niveau international, le PNUD a sans conteste été l’un des précurseurs dès le début des années 1990, pour initier d’autres manières de compter les richesses, ou pour évaluer le développement humain, avec l’appui d’indicateurs de ce développement (IDH, IPH, IPF, etc.). Mais c’est la mise en place de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi qui a grandement légitimé de nouveaux comptes, même si des institutions comme le CESE ou encore l’INSEE s’étaient emparées de ces questions plus tôt. C’est le cas notamment du Conseil Economique et social européen qui, dès 2008, a adopté un avis préconisant l’élaboration de deux indicateurs composites : l’un sur le développement social et la qualité de vie, l’autre sur la soutenabilité écologique. Mais depuis les travaux de Stiglitz-Sen, les initiatives qui se développent de manière marquée visent à étendre les mesures monétaires à des sphères non marchandes et non monétaires (à l’instar de l’Epargne nette ajustée (ENA), proposée par la Banque Mondiale ou encore du GPI dont nous avons présenté une illustration supra). D’autres développent des enquêtes de type sondage avec l’ambition de mesurer la satisfaction de vie des ménages, ou leur sentiment de bien-être18. De son côté, l’OCDE a avancé l’idée d’un indicateur du « vivre mieux » par l’élaboration d’un indicateur composite élaboré après consultation internet des volontaires19. Les individus sont invités à modifier à leur guise les pondérations de cet indicateur pour refléter le mieux vivre de chacun. Au niveau infra-national, des initiatives diverses sont menées à différents échelons territoriaux. Un groupe de travail sur les indicateurs de développement durable de l’Association des Régions de France a ainsi rendu un rapport tout à fait intéressant intitulé
« Développement durable : la révolution des indicateurs ? ». Ce rapport, retient trois indicateurs de richesse comme indicateurs alternatifs au PIB : « l’Empreinte Ecologique qui mesure la pression exercée par l’Homme sur la nature, l’Indicateur de Développement Humain (IDH-2) qui croise les dimensions santé, éducation et niveau de vie du développement humain défini par le PNUD et l’Indicateur de Santé Sociale, qui résume en quelques variables l’aspect multidimensionnel de la santé sociale des régions ».
Notons que l’ARF a proposé ces indicateurs à l’Union européenne lors de la consultation sur le Livre Vert de la Cohésion. L’idée est d’aboutir à remplacer le PIB par ces indicateurs dans ses usages visant à répartir les Fonds Européens destin s à la cohésion sociale et territoriale après 2013.L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 17
Conclusions et Recommandations
Développer, au niveau macroéconomique, de nouveaux outils et indicateurs de richesse qui puissent mieux apprécier l’évolution du bien-être individuel et collectif et l’inscription de nos sociétés dans la durée. L’enjeu n’est pas ici d’évaluer spécifiquement « l’apport de l’ESS », mais d’évaluer si le système économique et social satisfait ou non les objectifs que l’ESS doit poursuivre.
Mettre en débat le plus largement possible ces nouveaux indicateurs. En effet, les différentes composantes de la société et les citoyens qui la composent doivent être étroitement associés à la définition des richesses. Les expérimentations de ces mises en débat citoyennes en cours devraient être démultipliées sur les territoires, mais aussi au niveau national, en partenariat avec des instances rompues à ces questions, en particulier le CNIS et le CESE.L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 19
2. Mieux identifier le champ de l’ESS et évaluer ses spécificités20 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire
2.1. Le défi de la définition
La loi-cadre sur l’ESS va donc donner une définition légale du champ de l’économie sociale et solidaire en fixant les critères permettant à une organisation d’en faire ou non partie. La définition retenue vient ainsi valider dans l’ordre juridique une notion – l’économie sociale et solidaire – qui a progressivement émergé au cours des quatre dernières décennies à travers la convergence de deux mouvements.
Le premier a rassemblé sous le terme historique d’économie sociale les coopératives, les mutuelles, les associations et les fondations, à compter des années 1970. Au-delà des différences d’histoire, d’objet social, de mode de gouvernance ou de modèle économique séparant ces différentes organisations, elles ont en commun de partager certains principes statutaires – libre entrée et libre sortie, objet social visant à satisfaire leurs associés ou adhérents, gouvernance qui se veut démocratique et enfin, nonlucrativité ou lucrativité étroitement limitée. Au-delà de ce qui unie ces organisations, l’idée était de voir reconnu leur apport au bon fonctionnement de notre système économique et social ainsi que la contribution des initiatives de la « société civile » au changement social.
Le second mouvement, qui s’est reconnu dans la notion d’économie solidaire, est né dans les années qui suivirent, en réponse à la crise. Il s’est matérialisé dans des initiatives visant à offrir des emplois à des personnes victimes du chômage de masse (Insertion par l’activité économique, micro-crédit, Coopératives d’activités et d’emploi), à promouvoir des formes d’échange plus équitable (commerce équitable) ou développer des productions plus soutenables (énergies renouvelables, agriculture biologique et circuits courts).
Ces initiatives, là encore, ont été notamment portées par des militants issus de l’action sociale ou de l’écologie, et ont bénéficié du soutien de l’État, qui y a vu un moyen alternatif d’assurer les missions que l’action publique peinait à assurer.
L’économie sociale et solidaire regroupe donc des organisations définies d’abord par leur statut (but non lucratif et gestion démocratique) et/ou par ce qu’elles font (objet social revendiquant une utilité sociale spécifique dans le domaine économique, social ou environnemental). Elle est le produit d’une histoire propre à la France, dans la mesure où ce champ n’est pas reconnu partout dans les mêmes termes, même si on rencontre partout dans le monde des organisations qui répondent à des obligations statutaires proches et dont l’objet social l’est aussi. C’est ce dont témoignent les enquêtes internationales sur les institutions sans but lucratif réalisées sous la direction de Lester Salamon de la Johns Hopkins University de Baltimore.
Dans cette perspective, la définition reconnue dans le projet de Loi-cadre sur l’ESS vient formaliser cette construction historique et conventionnelle qui continue à faire débat, entre partisans d’une économie sociale centrée sur ses statuts et défenseurs d’une économie solidaire qui constate que statut ne vaut pas toujours vertu, et valorise plutôt l’objet social et sa mise en pratique. A cela s’ajoute le facteur perturbateur qu’est l’émergence d’une nouvelle notion, celle de l’entreprise sociale, dans un contexte marqué à la fois par la crise de l’État social et la montée de la finance éthique ou responsable.
2.2. Des logiques distinctes, des modèles économiques divers
Sur la base de la définition retenue par le projet de Loi-cadre sur l’ESS, les organisations de l’économie sociale s’inscrivent dans deux traditions distinctes.
On trouve d’une part une tradition « associationniste », née en grande partie au XIXe siècle, qu’on retrouve dans les coopératives, les mutuelles et une partie des associations, par laquelle des communautés agissent pour trouver une solution à un problème auquel leurs membres sont confrontés. Ces organisations sont majoritairement dans la sphère marchande.
L’ESS regroupe également des initiatives qui s’inscrivent plutôt dans une logique caritative, par lesquelles des individus ou groupes s’efforcent d’améliorer le sort d’autres personnes. Cette tradition se poursuit au sein des grandes associations employeurs ainsi que dans les fondations. Le secteur associatif rassemble cependant des structures qui suivent des modèles économiques variés. Certaines sont totalement dépendantes de financements publics (ex : associations travaillant pour l’aide sociale à l’enfance), d’autres peuvent bénéficier de financements publics pour les établissements sociaux ou médicaux-sociaux qu’ils gèrent tout en faisant appel à la générosité du public ou au mécénat d’entreprise (ex : Secours catholique, groupe SOS), d’autres enfin ont des ressources hybrides associant recettes marchandes et subventions (ex: associations du champ culture, loisir, éducation populaire, etc.)20.
L’économie solidaire, pour sa part, emprunte aux deux traditions et suit des modèles économiques tout aussi diversifiés.
Certaines organisations de l’économie sociale et solidaire sont donc totalement insérées dans le marché et sont en concurrence frontale avec les sociétés de capitaux, tout en portant des valeurs de coopération et de solidarité. D’autres, à l’autre extrême du spectre, sont liées à l’État social et dépendent étroitement des financements assurés par la sphère publique, en contrepartie des missions de service public qui leur sont déléguées. Entre les deux, de multiples organisations produisent des biens dont l’utilité sociale est reconnue par les pouvoirs publics et bénéficient, à ce titre, de ressources hybrides afin de délivrer leurs services à des prix réduits, au bénéfice de tous, ou pour faciliter l’accès des publics les moins solvables.
2.3. La promesse portée par l’ESS
Les organisations de l’ESS contribuent à démocratiser l’économie ne serait-ce qu’en introduisant du pluralisme dans les formes d’organisation productive. Elles donnent à penser, dès lors que leur gouvernance est assurée selon le principe « une personne, une voix », que la démocratie ne s’arrête (20) Cette distinction laisse de côté les associations de défense des droits ou de lutte pour des causes particulières, qui emploient généralement peu de salariés et n’ont pas ou peu d’activité économique. En pratique, les frontières sont cependant poreuses : de nombreuses associations caritatives ont une intense activité de « plaidoyer ». L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 21 pas nécessairement à la porte des organisations qui produisent efficacement des biens et services.
Elles témoignent du fait que l’entreprise privée capitaliste n’est pas la seule forme d’organisation apte à produire des biens et services et que l’enrichissement personnel n’est pas le seul motif qui peut donner envie d’entreprendre. Ainsi, parce que leur finalité est de produire les biens et services définis par leurs membres, adhérents, sociétaire ou associés, elles redonnent vie à la promesse d’une économie qui ait pour finalité non pas la recherche du profit mais la satisfaction des besoins.
Dans ce contexte, le succès remporté par la notion d’ESS tient à la fois aux services que rendent ses organisations mais aussi à la promesse qu’elle porte, celle d’une économie qui répond aux besoins soutenables, qui donne la priorité aux personnes et à l’emploi plutôt qu’au profit, qui privilégie le local et la coopération entre acteurs plutôt que l’hyperconcurrence. Elle apparait également comme une réponse aux aspirations des jeunes à exercer une activité porteuse de sens, où la réussite individuelle peut être mise au service de projet collectif.
Sur ces bases, il est à la fois nécessaire de voir mieux reconnue l’ESS dans le système statistique français, mais aussi de développer des travaux permettant d’apprécier sur des bases plus objectives le degré de spécificité des organisations de l’ESS eu égard aux principes qu’elles affirment respecter, principes repris dans le projet de Loi-cadre sur l’ESS.
Ces travaux, à condition qu’ils soient réalisés à intervalle régulier, pourraient nourrir les débats de la Conférence nationale de l’économie sociale et solidaire instituée au Chapitre 2 du projet de loi-cadre sur l’ESS. Nous avons ici listé une série de thématiques sur lesquelles il serait souhaitable d’améliorer le niveau de connaissance à la fois pour mieux cerner l’objet ESS, mais aussi pour évaluer, de manière diachronique, dans quelle mesure elle respecte les valeurs dont elle se réclame. Certaines enquêtes doivent être menées de manière spécifique, d’autres informations doivent pouvoir être dégagées en exploitant des enquêtes existantes. D’autres enquêtes et initiatives devraient certainement être prises en charge au niveau des territoires, là où se jouent les régulations locales.
En effet, le message porté par les organisations de l’ESS ou par ceux qui veulent soutenir son développement se résume trop souvent à une appréciation globale sur sa contribution à l’emploi et à des affirmations plus générales sur ses valeurs et ses principes qui demeurent rarement évalués. Certes, des propositions d’autoévaluation, telle le Bilan sociétal, développé par le CJDES21, sont allées dans le bon sens. Mais il n’a été mis en œuvre que dans quelques organisations et rarement de manière suivie.
Dans un contexte où la contribution de l’ESS au bien-être est discutée par certains observateurs22, il n’apparait donc pas inutile que le soutien et la reconnaissance que lui apportent les pouvoirs publics soient accompagnés d’une évaluation générale du champ au regard des qualités spécifiques qu’il revendique. Il faut pour cela innover sur les évaluations, sur les méthodes à développer pour leur élaboration, et sur certains indicateurs lorsqu’ils s’avèrent pertinents, car nous savons tous qu’évaluation ne se réduit pas à quantification.
Conclusions et Recommandations
Développer des enquêtes qui permettent de développer la connaissance (pouvant aboutir, dans certains cas, à la reconnaissance) des activités de l’ESS. Ces enquêtes constituent à la fois une chance et un défi pour l’économie sociale et solidaire. Une chance dans la mesure où cela permettrait de valoriser de manière plus juste l’apport réel de l’économie sociale et solidaire au bien-être individuel et collectif, un défi dans la mesure où cette évaluation confronterait la promesse portée par l’ESS à la réalité si les méthodes d’enquête statistique ou sociologique se révèlent à même d’évaluer son apport.
Sur ces bases, il apparait nécessaire de :
– poursuivre et améliorer les travaux de quantification permettant de mesurer la contribution de l’ESS à l’emploi et au PIB, sur la base du périmètre existant, tel qu’il a été défini par l’Insee et les Cress en 2008. Il serait sur ce plan souhaitable d’améliorer encore la qualité de l’information existante notamment dans le Répertoire SIRENE23. Au-delà, il serait également souhaitable de rapprocher le Répertoire national des associations et le Répertoire SIRENE afin d’améliorer l’identification des associations, mais aussi d’améliorer l’information sur leur objet social et leur activité en prenant en compte les résultats du travail préliminaire conduit à Malakoff et en Saône-et-Loire ;
– évaluer l’apport du bénévolat sur la base des recommandations formulées en la matière dans le rapport du CNIS de décembre 2010 sur la Connaissance des associations (voir p. 11, la contribution de Lionel Prouteau) ;
– analyser la qualité des pratiques de l’ESS dans le domaine du travail et de l’emploi24. A cette fin, il est essentiel de pouvoir comparer les pratiques des organisations de l’ESS entre elles et avec le reste des organisations privées et publiques25 sur les plans suivants : rémunérations (et notamment niveau et hiérarchie des salaires, écarts hommes-femmes) ; qualité de l’emploi (part des CDI, CDD, emplois aidés) ; temps de travail, conditions de travail, santé et sécurité au travail ; gestion des ressources humaines et formation professionnelle ; relations professionnelles. On pourra exploiter notamment à cette fin les déclarations annuelles de données sociales (DADS), la base de données CLAP (qui a pour défaut de ne pas permettre d’évaluer de manière pertinente l’évolution de l’emploi de l’ES comme cela a été fait par ailleurs pour les associations à l’aide des données de l’Acoss), l’Enquête emploi ainsi que les travaux de la DARES du ministère du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social (Enquêtes Acemo notamment). Les sources ne manquent donc pas. Mais des progrès sont attendus de ces enquêtes car une part non négligeable de l’emploi associatif (le cœur de l’emploi de l’ESS) relève de l’action sociale dont divers travaux ont montré les spécificités, et les difficultés à en capter les réalités dans les enquêtes emploi conventionnelles26. Enfin, il faudra développer le travail d’exploitation de ces sources afin de mieux spécifier les pratiques de l’ESS au-delà du travail remarquable déjà réalisé par Laurent Bisault, de l’Insee Midi-Pyrénées, qui nourrit notamment l’observatoire du CNCRES.
– Analyser la spécificité des résultats économiques des organisations de l’ESS (VA, résultats et affectation de ces résultats). On pourrait ici mobiliser l’enquête Esane sur les statistiques d’entreprise et les bases Clap pour identifier les entreprises de l’ESS, notamment pour les mutuelles et coopératives (hors coopératives bancaires suivies par la Banque de France).
– Analyser la qualité de la gouvernance (exemple : évaluation de l’implication des différentes parties prenantes à la gouvernance des structures, nombre de membres, degré de participation aux procédures électorales, niveau de parité et taux de renouvellement des structures de gouvernance, etc.).
– Analyser l’objet social des organisations de l’ESS, notamment pour le secteur associatif d’utilité sociale : analyse de la nature des prestations ; de l’évolution des publics cibles (activités marchandes destinées à un public solvable ou prestations assurées à tous).
– Analyser les sources de financements (dons, adhésions, ventes de produits et services, subventions, ventes de services aux collectivités sur appel d’offres). Sur ces derniers plans, l’enquête Associations que va réaliser l’Insee devrait aller au-delà des résultats obtenus via l’enquête sur les Conditions de vie des ménages. Mais il faudrait étendre ces travaux aux coopératives et aux mutuelles.
– Considérer la production de données et de recherches en sciences sociales et humaines sur l’ESS comme une mission de service public. Au-delà des efforts à conduire afin d’assurer une meilleure qualité de l’information sur l’ESS, il serait souhaitable que les services statistiques de l’État, à commencer par l’Insee, acceptent de procéder gracieusement à l’extraction de données détaillées demandées par les observatoires régionaux de l’ESS et le CNCRES. Compte tenu de la reconnaissance de l’ESS par les pouvoirs publics, il semblerait normal que ce travail relève des missions de service public des services statistiques et ne soit pas considérer comme une prestation de services à facturer.
En l’état actuel, le montant annuel des facturations réalisées par l’Insee aux différents observatoires de l’ESS peut être évalué à 50 000 euros, auxquels s’ajoutent les facturations liées à des demandes spécifiques qui peuvent atteindre, pour certaines CRESS 15 000 euros annuels. Ces structures étant généralement financées par les Conseils régionaux, ceux-ci se retrouvent donc en situation de financer indirectement l’Insee…27L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 25
3. Évaluer l’utilité sociale des organisations de l’ESS
3.1. Retour sur le processus de légitimation de la richesse
Les organisations de l’économie sociale et solidaire, nous l’avons vu au point 2, relèvent de modèles économiques très variés. Certaines, situées dans le champ marchand, ne revendiquent aucune aide spécifique de la part de la puissance publique, sinon un traitement réglementaire et fiscal qui prenne en compte les contraintes spécifiques qu’elles se donnent. Ainsi, les mutuelles santé qui fournissent un accès sans condition à cette prestation mutualiste, ne doivent pas être taxées dans les mêmes conditions que les assureurs qui sélectionnent leurs adhérents. De même, il est légitime que la base de calcul de l’impôt sur les sociétés ne soit pas la même pour des sociétés de capitaux qui utilisent leurs résultats nets pour rémunérer leurs actionnaires et pour des sociétés coopératives et participatives qui en affectent l’essentiel à la constitution de réserves impartageables ou à une rémunération différée de leurs salariés.
Un grand nombre d’organisations de l’économie sociale et solidaire, en revanche, dépendent, à des degrés divers, de financements publics, de subventions, ou de ventes de prestations. La justification de ces financements tient à l’utilité sociale spécifique reconnue aux biens et services offerts par ces organisations28.
La comptabilisation des richesses réalisée aujourd’hui, dans le cadre du PIB, prend en compte d’un côté l’activité des acteurs privés qui produisent des biens et services destinés au marché et de l’autre, l’activité de l’État et des collectivités locales qui fournissent des biens et services collectifs. L’utilité des biens et services proposés par les premiers est légitimée par le libre choix des consommateurs solvables, et celle des biens et services assurés par les seconds est légitimée par le vote démocratique des assemblées en charge de valider notre consentement à l’impôt. Ces deux processus de légitimation de la richesse ne sont pas sans interagir. Le marché fonctionne toujours dans un cadre normatif défini par la loi, les institutions et les conventions sociales. A l’inverse de ce qu’explique la théorie économique mainstream, les marchés concrets sont toujours insérés dans des institutions, et interagissent avec des normes règles et conventions produites et acceptées par les acteurs sociaux. Ainsi par exemple, il est jugé légitime que l’exercice de la médecine soit réservé à des professionnels reconnus et non qu’il soit livré aux bons soins de l’offre et de la demande. De même, la volonté d’assurer le respect de la santé et de la sécurité des salariés comme des consommateurs a conduit à multiplier les normes techniques, sanitaires et environnementales auxquelles doivent se plier procédés de fabrication et produits.
La collectivité cherche également, en infléchissant les signaux envoyés par le marché aux acteurs privés, à obtenir certains résultats : on fixe ainsi le prix de l’énergie afin d’en limiter l’usage, tandis qu’on abaisse le niveau des cotisations sociales sur les bas salaires en espérant développer l’emploi des moins qualifiés. Enfin, les entreprises, comme collectivités humaines, sont soumises à des règles définies par les partenaires sociaux, règles qui peuvent être explicites (conventions collectives), mais aussi implicites.
Les règles qui encadrent le fonctionnement des marchés et des organisations productives sont non seulement une condition de l’efficacité de l’économie, mais elles contribuent également à placer sa dynamique au service de l’intérêt général. L’utilité de l’activité des entreprises est donc définie de manière plurielle, à la fois par le marché, mais aussi par les règles qu’elles sont tenues de respecter, lesquelles incorporent une certaine idée de l’intérêt général.
Pour autant, le processus de légitimation de la richesse apporté par le marché mérite d’être débattu quand sa dynamique oriente l’offre des acteurs privés dans un sens peu favorable à la satisfaction des besoins sociaux ou parce qu’elle crée des dommages environnementaux. Ainsi, dans une société qui détruit son patrimoine écologique et où les inégalités se creusent, une société où une part significative de la population n’accède pas au minimum permettant de vivre dignement tandis qu’une minorité ne sait plus comment dépenser ses revenus, il est difficile de considérer que le fait qu’un bien ou un service trouve preneur sur le marché suffise à en légitimer l’utilité. Une part croissante des biens et services proposés nourrissent une société consumériste. Ils ont aussi pour objet de permettre à ceux qui les consomment d’affirmer leur statut social L’existence de ces biens dits « vebléniens »29 ne date pas d’hier, mais leur développement, alors que la pauvreté s’accroît dans les pays riches, conduit à s’interroger sur la véritable valeur des richesses que vient légitimer le marché.
Dans cette perspective, observons qu’une partie des biens et services conserve sa valeur quand tout le monde en bénéficie. Certains d’entre eux ont même d’autant plus de valeur que chacun peut y accéder, parce que l’accès de tous à ces biens et services engendre des externalités positives qui profitent à tous. C’est le cas des activités de care : de l’accès aux soins de santé, aux services d’éducation, de prise en charge de la petite enfance ou d’aide aux personnes âgées. C’est également le cas des activités qui « soignent » ou réparent des biens communs environnementaux, qui prennent soin du cadre de vie.
Une partie non négligeable de ces services est aujourd’hui fournie par les organisations de l’économie sociale et solidaire. Ce qui mériterait d’être évalué autrement.
Les externalités
Les économistes ont une représentation de l’activité économique à partir de deux activités centrales que sont les « productions » et les « consommations ». Ces activités génèrent néanmoins des externalités, c’est-à-dire qu’elles ont des conséquences considérées comme inintentionnelles sur différents états (sur la nature, sur la société et les communautés, sur les individus). Ces externalités, non comptabilisées dans les systèmes de comptes conventionnels, peuvent être positives ou négatives. Elles sont négatives quand l’activité de production ou de consommation a un effet incident qui nuit à des agents économiques tiers, sans que son coût ne se reflète sur un marché. Cette nuisance est alors ignorée des comptes. C’est le cas par exemple de la pollution engendrée par une activité industrielle, de la perte de la biodiversité liée à cette activité, ou encore d’une décohésion sociale que peut produire l’installation d’une grosse entreprise sur un territoire (comme c’est parfois le cas de multinationales dans des territoires en développement, mais pas seulement).
Elles sont positives lorsqu’en plus des produits ou services rendus, les activités ont des impacts envisagés comme des plus-values ou des bénéfices pour d’autres agents que les bénéficiaires-cibles ou encore pour l’ensemble de la collectivité.
Ces externalités positives peuvent alors améliorer, par exemple, le cadre de vie, elles œuvrent à la densification de la cohésion sociale, à la réduction des inégalités, ou encore à la réduction de nuisances environnementales. Les économistes tentent d’évaluer le coût (économique) de ces externalités par le biais de différentes méthodes dont on rend compte dans la suite de ce document. L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 27
La légitimité des biens et services publics financés par le biais de prélèvements obligatoires mérite également d’être questionnée dans un contexte de crise de la démocratie représentative. Sans remettre en cause la légitimité des institutions démocratiques, chacun s’accorde à considérer que l’action publique gagne en qualité quand sa définition associe la société civile dans ses différentes composantes, quand elle fait l’objet d’une évaluation pluraliste, et plus généralement quand elle réunit une large diversité d’acteurs pour produire les biens communs d’un territoire.
Dans cette perspective, l’économie sociale et solidaire, quand elle se trouve étroitement associée à la production des biens publics, ce qui est souvent le cas dans sa dimension associative, joue bien souvent un rôle d’aiguillon des décideurs publics, en particulier sur les territoires. Elle le fait en contribuant à faire émerger de nouveaux besoins sociaux, en proposant de nouvelles manières de satisfaire les besoins existants ou en développant des initiatives qui concourent à retisser une partie du lien social détruit par la dynamique actuelle de l’économie. Autant de qualités qui justifient en retour un soutien public.
La notion d’utilité sociale émerge dès les années 70 dans ce contexte de redéfinition des responsabilités dans la co-production des biens communs. Son histoire30 associe finement l’État et sa politique fiscale, notamment dérogatoire, et l’économie sociale. Elle bouscule les frontières entre utilité sociale et intérêt général, et sa définition et sa mesure en font un indice central de l’identité même de cette « ESS ». Le projet de Loi-cadre ESS ne s’y s’est pas trompé en indiquant que faisaient partie de l’ESS les organisations qui avaient une « mission d’utilité sociale » (article 1er). Le projet fixe légalement une définition de l’utilité sociale dans son article 2. Il précise « Sont considérées comme poursuivant un objectif d’utilité sociale, au sens de la présente loi, les entreprises dont l’objet social satisfait à titre principal à l’une au moins des deux conditions suivantes : 1° Elles ont pour but d’apporter un soutien à des personnes en situation de fragilité, soit du fait de leur situation économique ou sociale, soit du fait de leur situation personnelle.
Ces personnes peuvent être des salariés, des clients, des membres, des adhérents ou des bénéficiaires de l’entreprise ; 2° elles ont pour objectif de contribuer à la préservation et au développement du lien social, au maintien et au renforcement de la cohésion territoriale ou de concourir au développement durable. » (chapitre I. article 2). On revient sur cette définition en conclusion.
« La notion est employée à l’origine pour justifier l’attribution d’exonérations fiscales à des associations accusées de concurrence déloyale. Son apparition officielle remonterait à l’arrêt du Conseil d’État du 30 novembre 1973 concernant « l’affaire de la clinique Saint-Luc ». Les deux critères habituels de non-lucrativité (gestion désintéressée et réinvestissement des excédents dans l’activité) n’apparaissent alors plus suffisants pour justifier que l’association gérant cette clinique bénéficie d’exonérations d’impôts. Pour démontrer qu’il n’y a pas d’entrave à la concurrence, un troisième critère est ajouté : les bénéficiaires normaux de l’institution doivent profiter de sa gestion désintéressée, soit parce que les conditions sont plus avantageuses que celles du marché, soit parce que les services rendus ne sont pas fournis par le marché (Gadrey, 2006a, p. 239). Bien que les termes d’utilité sociale ne soient pas encore mentionnés, ces mesures annoncent son apparition en référence au marché. Deux instructions fiscales de 1998 et 1999 confortent cette approche en fixant les conditions d’exonérations d’une association exerçant une activité commerciale. La première condition, nécessaire, est la gestion désintéressée. La seconde condition est soit l’absence de concurrence avec les entreprises du secteur lucratif, soit, à défaut, la preuve d’exercer une activité dans des conditions différentes de celles des concurrents potentiels du secteur lucratif, suivant la « règle des 4 P » (du point de vue du produit, du public, du prix ou en l’absence de publicité).
La mise en place d’emplois aidés dans le secteur non marchand à partir des années 1980 est une autre illustration de l’utilité sociale définie comme réponse à des besoins non satisfaits. L’utilité sociale figure explicitement dans plusieurs de ces dispositifs. Deux critères permettent de bénéficier d’aides publiques temporaires ou d’exonérations de cotisations sociales sur des contrats aidés : l’insertion professionnelle de personnes en difficulté et le développement d’activités répondant à des besoins collectifs non satisfaits »
Source : Diane Rodet, 200831.
Dans les années 2000, les débats autour de l’utilité sociale se modifient quelque peu puisqu’ils visent à mieux définir et évaluer l’apport spécifique des organisations de l’économie sociale et solidaire. Ils quittent en quelque sorte la seule « vision fiscaliste »32 de l’utilité sociale. Ces débats entre acteurs publics, acteurs de l’ESS et chercheurs, et les réponses formulées, sont source tout à la fois de crispation et de promesses. Crispation car lorsque l’ESS émerge comme un acteur substitutif de l’État social, il apparaît que l’évaluation de l’utilité sociale peut contribuer au travail historique de « délégitimation des missions de l’État social »33. Source de promesse lorsque l’ESS émerge comme acteur politique de l’économie répondant notamment à des besoins sociaux spécifiques34 (souvent repris par le vocable managérial « d’innovation sociale35 »), mais assurant aussi une véritable fonction politique sur les territoires.
Il a donc fallu affirmer l’utilité sociale de réponses développées notamment pour répondre à des besoins nouveaux, apparus avec la crise, réaffirmant ainsi le volet réparateur assuré par l’ESS (notamment avec la multiplication des organismes d’insertion par l’activité économique). Mais ces initiatives n’ont L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 29 pas seulement une vocation réparatrice. Elles portent parfois en germe une autre façon de « faire de l’économie », avec l’ambition d’être une réponse aux crises sociale et environnementale engendrées par le capitalisme. L’enjeu est donc de faire reconnaître par les décideurs publics l’utilité sociale de nouvelles façons de penser la relation entre producteurs, entre producteurs et consommateurs – commerce équitable, monnaies complémentaires, circuits courts, SCIC, PTCE –, voire entre « collaborateurs » (dans le cadre des SCOP). L’enjeu est aussi de faire reconnaître la valeur économique et sociale des productions plus soutenables, ce que tentent de faire certaines organisations de l’ESS – énergies renouvelables, recyclage, agriculture biologique, en réinternalisant tout ou partie des externalités négatives.
Ces multiples initiatives sont positionnées de manières très diverses dans le champ économique.
Certaines délivrent des biens publics et sont parvenues à être largement financées par le biais de prélèvements obligatoires – ce qui n’empêche pas de mobiliser l’énergie de nombreux bénévoles –, d’autres bénéficient de ressources hybrides, d’autres enfin, tirent l’essentiel de leurs ressources de la vente de biens et services qu’elles mettent sur le marché mais reçoivent des aides qui viennent – plus ou moins – compenser la moindre compétitivité entraînée par les contraintes qu’elles s’imposent (emplois de personnes en grande difficulté, par exemple). C’est ainsi qu’a été reconnu par la loi un statut d’entreprise solidaire, définition reprise et précisée par le projet de Loi-cadre sur l’ESS. Le législateur a ainsi considéré que leur apport spécifique au bien-être social justifiait les aides ou exonérations qui leur sont accordées.
Qu’est-ce qu’une entreprise solidaire ?
Le label « entreprise solidaire » attribué par les préfectures de département a été précisé dans l’article 19 de la loi sur l’épargne salariale du 19 février 2001. Il est fourni à des organisations qui ne sont pas cotées sur les marchés financiers.
Celles-ci doivent respecter au moins une des deux conditions suivantes :
1) au moins un tiers de l’effectif de l’entreprise est en contrat emploi – jeune, handicapé, anciennement bénéficiaire des minima sociaux ;
2) l’entreprise respecte deux des conditions portant à la fois sur la nature juridique de l’entreprise et sur le niveau des rémunérations : i- nature juridique de l’entreprise doit relever de l’ESS (association, société, mutuelle, coopérative, institution de prévoyance…) ii- niveau de rémunération : pour les entreprises comptant de un à dix-neuf salariés, adhérents ou sociétaires, le dirigeant ne doit pas percevoir une rémunération excédant quatre fois le SMIC. Pour les entreprises comptant au moins vingt salariés, adhérents ou sociétaires : la condition énoncée ci-dessus doit être satisfaite par dix-neuf salariés, adhérents ou sociétaires et aucune rémunération ne doit être supérieure à huit fois le SMIC.
L’agrément entreprise solidaire permet notamment de bénéficier de financements spécifiques à travers les Fonds Commun de Placement d’Entreprises Solidaires (FCPES)36.
Dans tous les cas, l’idée est de repérer quelles plus-values sociales fournissent ces organisations relevant de cet ensemble hétérogène qu’est l’ESS. Reste à savoir quelles méthodes employer pour ce faire. 30 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire
3.2. Les enjeux spécifiques de l’évaluation de l’utilité sociale
3.2.1. L’utilité sociale est un construit social
L’économie sociale et solidaire est de plus en plus soumise à évaluation, soit parce que l’État fait, plus qu’avant, reposer ses subventions sur des « résultats » à atteindre (par exemple dans l’insertion par l’activité économique (IAE) on attend des organisations qu’elles atteignent un certain taux de retour à l’emploi). Soit parce que l’État accepte de soutenir l’ESS, notamment par une fiscalité dérogatoire favorable, si toutefois celle-ci est en capacité de démontrer sa plus-value par rapport aux entreprises privées lucratives. Ainsi, la direction générale des impôts précise dans son instruction fiscale de 2006 (37) qu’ « est d’utilité sociale l’activité qui tend à satisfaire un besoin qui n’est pas pris en compte par le marché, ou qui l’est de façon peu satisfaisante ».
Or, évaluer consiste à aider à la production d’un « référentiel » (Perret, 2001, p. 3), aider à la production de repères cognitifs et « opératoires » pour guider les actions. Mais évaluer c’est aussi affecter une valeur aux actions, et porter un jugement. Il n’y a donc pas d’opération neutre et technique qui permettrait d’exhumer les « véritables » effets et impacts de l’ESS, qu’on appelle l’utilité sociale. Comment donc produire ce jugement de valeur(s) tout en assurant qu’il soit légitime du point de vue de ceux qui sont l’objet de l’évaluation, et par leurs bénéficiaires ?
L’idée générale de ce qui suit est que, s’il est sans doute nécessaire d’évaluer38, il faut rappeler avec force i- le caractère de construit social et situé des éventuels indicateurs d’utilité sociale alors produits ;
ii- l’importance d’une co-construction avec les acteurs du contenu attribué à cette utilité sociale ;
iii- l’incomplétude des mesures et des évaluations, l’essentiel des engagements des acteurs demeurant largement invisible (ou visible seulement via des approches sociologiques). Enfin, il ne faut pas négliger le coût pour la puissance publique et les associations de ces procédures souvent confiées à des cabinets de consultants en évaluation d’utilité sociale prêts à concevoir des usines à gaz dévoreuses de temps pour les personnels qui y sont soumis. Certaines procédures peuvent ainsi nuire au final à la qualité même du travail qu’elles sont destinées à évaluer39.
3.2.2. Des objectifs de régulation interne et externe
L’utilité sociale en France est généralement utilisée de manière extensive en articulant des logiques (ou des usages) internes aux organisations et des logiques (ou des usages) plus externes. Sur le plan externe, l’évaluation de l’utilité sociale renvoie à des évaluations et/où indicateurs d’impacts et d’effets de ce que produit l’organisation sur son environnement (intentionnel, inintentionnel etc.). On parle alors d’utilité sociale, de plus-value sociale, ou encore de valeur ajoutée sociale. C’est la version la plus courante40 de la mesure d’utilité sociale et c’est souvent cela qui sert de fil directeur aux tentatives d’évaluation de l’utilité sociale.
Elle renvoie, pour d’autres, à une « logique » de régulation entre l’État, ou les collectivités territoriales41, et ses partenaires associatifs aux caractéristiques particulières.
Sur le plan interne aux organisations, il s’agit de consolider un projet interne, permettant aux acteurs de l’économie sociale et solidaire de développer des capacités réflexives sur leurs missions, leur projet.
L’accent est alors mis sur les démarches de progrès42, sur l’auto-évaluation, et sur la réflexivité vis à vis du projet et de la mission de l’organisation. Cela s’accompagne parfois de la construction d’indicateurs d’utilité sociale. De nombreux exemples fourmillent de ce type de démarche. On citera à titre illustratif « Terre de Lien » engagée dans un chantier « utilité sociale ».
Usages possibles de la mesure de l’utilité sociale de l’ESS
Usage de… Régulation interne Régulation externe
Régulation externe stricte Régulation externe étendue
Types d’indicateurs d’utilité sociale
Indicateurs de mission et de cohérence du projet interne de l’OESS (« avec effets de contagion externe »43 Indicateurs de contrôle/ accountability du régulateur financeur
Indicateurs d’impacts sur les parties prenantes et sur l’environnement
Source : les auteurs
Une fois ces différents usages identifiés, comment s’y prendre ? Quelles sont les méthodes importées de l’évaluation des politiques publiques, ou au contraire les méthodes spécifiques ? Quels sont leurs intérêts et apories? C’est l’objet de la partie suivante.
3.3. Comment évaluer ?
Sur la façon d’évaluer, on observe une tension forte entre d’un côté les tenants d’une évaluation pluraliste (définie par Eric Monnier dès les années 1990), et reprise par la société française d’évaluation (par exemple dans son rapport de 2011), et les tenants de l’évaluation indépendante. Pour les premiers, il s’agit des « approches qui associent de nombreux acteurs et représentants de groupes d’intérêt dans les processus d’évaluation pour tenir compte de la pluralité de systèmes de valeurs qui coexistent au sein de la société » (Monnier, Baron, 2003, p. 444). Dans ce cadre, si l’on peut tenter de fixer des caps, les résultats dont il convient de rendre compte, et à propos desquels il faut aussi rendre des comptes (accountability) ne sont pas suffisamment certains et périmétrés (voire paramétrés) pour pouvoir établir des causalités imparables: comment rendre compte des effets « purs » d’une politique sociale ? Des effets « purs » d’une politique environnementale ? Des effets « purs » des actions entreprises par une organisation sociale et solidaire ? Toujours pour ces tenants de l’évaluation pluraliste, la valeur ajoutée des organisations de l’ESS est le fruit de négociations et d’interprétations 32 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire multiples, selon les points de vue des acteurs, selon les intérêts potentiellement divergents, et selon les contextes. Il est donc nécessaire de construire des espaces de délibération spécifiques pour mieux estimer ce qui n’est pas directement objectivable45, autrement dit pour construire une convention partagée (ici) de cette utilité sociale.
Les tenants d’une évaluation scientifique indépendante au contraire, requièrent rigueur scientifique, indépendance et impartialité dans les processus d’évaluation et suggèrent le recours à des méthodes qui le permettent. Se fondant sur une épistémologie issue des sciences médicales et du vivant, ils jugent que la définition de protocoles rigoureux rend possible et légitime une mesure scientifique des actions menées par le politique46.
On ne peut taire non plus les enjeux économiques relevant du marché de l’évaluation contenus dans cette dispute : la multiplication et l’accélération des processus d’évaluation, d’audit et de contrôle laissent entrevoir les perspectives d’activité et de marché sur lesquelles différentes catégories d’acteurs tentent de se positionner (cabinets d’audit et de conseil47, écoles de commerce48, laboratoires universitaires49).
L’argument peut sembler prosaïque, mais est important : chacun cherche à faire valoir les vertus de sa propre méthodologie. On voit ainsi proliférer une multitude de méthodes, de formations aux méthodes, dans le domaine de la valorisation, de l’évaluation, parfois pour faire valoir une méthodologie, un langage.
Se développent également des arguments en vue de l’indépendance de l’évaluateur et des processus d’évaluation, suggérant par exemple que des organismes se portent garants d’évaluations réalisées en toute indépendance.
Disons-le d’emblée, cette manière d’envisager l’évaluation des impacts, et donc la mesure de l’utilité sociale est problématique. Elle envisage l’utilité sociale comme une réalité qui s’imposerait aux acteurs, et comme le fruit de l’expression d’une expertise. Définir ce qui est « utile socialement » (c’est bien de cela dont il s’agit) ne peut, au contraire, qu’être le fruit de négociations conventionnelles car elle est en soi une convention sociopolitique, comme l’a parfaitement signalé Jean Gadrey dès le début des années 2000 (50).
3.3.1. Les différentes méthodes d’évaluation des activités et de leurs impacts
L’objectif ici n’est pas de rendre compte de manière exhaustive les méthodes évaluatives. Il s’agit de voir quels enjeux posent les méthodes existantes lorsqu’elles sont transposées à la mesure de l’utilité sociale des OESS. Deux grandes sources – non étanches l’une de l’autre – inspirent généralement évaluateurs et acteurs :
– l’évaluation des politiques publiques, puisqu’en effet, lorsqu’on cherche à évaluer l’impact d’une action (publique), l’idée est souvent de mesurer les effets de cette action, et les externalités négatives ou positives ;
– les dispositifs de mesure des performances « globales » (ou multidimensionnelles) dans les entreprises, faisant alors se recouvrir partiellement les problématiques de mesure de l’utilité sociale et de RSE des entreprises51.
Au fond, l’idée est de rappeler qu’il y a une certaine porosité de facto (et une convergence croissante sans doute) entre l’évaluation des politiques publiques, l’utilité sociale de l’ESS, et la RSE des entreprises.
La porosité tient aux intentions (le dénominateur commun peut être l’évaluation de la RSE), mais aussi aux méthodes. L’inspiration de l’évaluation n’est donc pas le propre de l’acteur public mais émane également des pratiques de reporting des entreprises privées lucratives, et de la philanthropie anglosaxonne qui a joué un rôle important dans le développement de l’évaluation de l’impact social des OESS (voir Stievenart, Pache, 2012, p. 7).
Identifier les « bonnes pratiques »
Un travail important est réalisé par différents réseaux pour identifier la « meilleure pratique », ou pour faire émerger une pratique ou un langage d’évaluation comme langage commun. Le Global Reporting Initiative œuvre en ce sens, puisqu’il vise à harmoniser le reporting dans le domaine du développement durable (Stievenart, Pache, 2012, p. 8). L’expérience en cours de l’ESSEC-Mouves devrait de ce point de vue être observée de près. Contrairement aux apparences, la méthode SROI (social return on investment), mobilisée par ces réseaux n’est pas la plus répandue – au sens de la plus fréquente – dans le monde anglo-saxon. Une exploration du site d’une richesse incroyable TRASI qui recense l’ensemble des méthodes expérimentées de mesure des impacts sociaux des organisations l’indique clairement, et montre la diversité des pratiques possibles.
L’évaluation managériale
L’évaluation managériale « consiste à produire une mesure de l’efficacité d’une activité de production à partir d’une valorisation financière de chaque élément qui la compose » (Ogien, 2013). Les méthodes coût-avantage sont sans conteste les plus anciennes, mais les plus délicates à mettre en œuvre. L’idée est d’établir une « balance » entre le coût d’un dispositif d’action, et les résultats (ou les impacts, les effets) que l’on peut en escompter, ou que l’on en retire. Si la méthode semble évidente et légitime pour l’acteur public, les méthodes pour étalonner, à la même aune, ce que l’on appellera les « coûts » et les « avantages » sont de facto discutables. L’idée de comparer ces coûts et avantages en effet oblige à étalonner les deux à la même aune, c’est-à-dire à recourir à un chiffrage monétaire, notamment pour estimer des impacts « avantageux » qui n’ont souvent pas de prix. 34 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire Cela pose diverses questions en particulier celle de la construction d’un prix là où il n’y en a pas.
Pour le dire autrement, cela nécessite d’ « inventer des prix » par le recours à diverses méthodes de construction de prix indirects ou de valorisation monétarisée. Les méthodes, directes ou indirectes, sont bien connues. Elles partent souvent de la perspective de l’individu, et elles visent à quantifier ses préférences révélées (c’est-à-dire mises en pratique sur un marché) ou déclarées (c’est-à-dire exprimées).
Si la méthode des prix hédonistes semble délicate à appliquer aux questions d’utilité sociale (à moins de considérer les impacts sociaux comme des « biens sociaux » aux caractéristiques identifiables et valorisables monétairement), celle de l’évaluation contingente – qui renvoie à l’idée d’un consentement à payer ou à recevoir pour – est très utilisée, notamment dans les pays anglo-saxons52. Elle soulève des questions importantes que ni la théorie ni la pratique n’ont résolues jusqu’ici53, malgré un usage de plus en plus intensifié.
Méthodes d’évaluation des « actifs non marchands »
Préférences révélées (c’est-à-dire pratiquées sur un marché)
Préférences déclarées
(c’est-à-dire exprimées par des « consommateurs »)
Méthodes directes Monétarisation au prix de marché
Couts de restauration, de remplacement
Couts évités
Evaluations contingentes
Méthodes indirectes Dépenses de protection et comportements de prévention
Couts de déplacement
Prix hédonistes
Analyse conjointe
Classement contingent
Comparaison par paires
Source : Rapport Chevassus au Louis, 200954. L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 35
Si les méthodes coût-avantage sont globalement ficelées, bien que toujours dépendantes de conventions d’experts masquées dans les hypothèses du modèle, elles peuvent amener à dédouaner le politique d’une délibération collective sur ce qui est digne d’avoir de la valeur, le recours aux chiffres plus ou moins sophistiqués s’apparentant à un substitut au choix du politique, car les travaux les plus sérieux convergent tous vers l’idée que la construction de ces « prix fictifs » s’apparente toujours à un arbitrage, ou une convention d’experts. Certes, certains coûts liés à des méthodes directes sont moins fragiles : les coûts évités – ou de réparation – par exemple des indemnités chômage ou les augmentations des recettes fiscales liées à des emplois créés, ou au renforcement de l’employabilité.
Mais comment convertir en euros sur une base consensuelle la dignité perdue des individus, les dégâts liés à la violence, les pertes de bien-être collectif, la décohésion sociale, les inégalités etc. La liste est infinie, et celle des conventions de mesure et d’affectation de prix ne l’est pas moins.
3.3.2. Les méthodes les plus récentes préconisées dans l’évaluation des politiques publiques
L’idée intuitive des méthodes les plus récentes largement mobilisées par les économistes lors d’exercices d’évaluation de politiques publiques, et que l’on retrouve parfois dans les mesures d’impact des actions de l’ESS, est la construction de contrefactuels. Il s’agit alors de « trouver un groupe de contrôle comparable, mais non soumis à la politique publique »55. Les méthodes ci-dessous sont toutes guidées par le désir de se rapprocher peu ou prou de ce raisonnement contrefactuel. Dans la réalité cependant, la collecte de données, ou la mise dans de telles situations d’évaluation est complexe obligeant à trouver d’autres manières de faire.
Méthode des expérimentations aléatoires
Assez controversée, la méthode des expérimentations aléatoires est de plus en plus montrée en exemple, en particulier du fait de la médiatisation des travaux du J-PAL auxquels on les associe souvent. L’idée est de composer deux groupes d’individus de manière aléatoire56 : un groupe est soumis à un « traitement » tandis qu’un groupe de contrôle ne l’est pas. On observe ensuite les effets sur le groupe traité « toutes choses égales par ailleurs », c’est-à-dire en le comparant au groupe non traité. Ces travaux ont été largement documentés et commentés tout au long des années 2000, en particulier sous l’influence de la dynamique insufflée par Esther Duflo en matière d’économie du développement.
Les questions que posent de telles méthodes sont nombreuses. Elles associent des inquiétudes d’ordre éthique : jusqu’où peut-on appliquer une politique publique de manière autoritaire à une population qui est alors étudiée ?57 d’ordre déontologique ou réglementaire : il n’est pas possible en France par exemple, d’appliquer une politique fiscale différente sur des populations (ou des organisations par exemple de l’OESS) éligibles ou non éligibles selon les mêmes termes58. Elles sont aussi liées au coût, souvent prohibitif de ces expériences59. Ces postures butent enfin sur la reproductibilité, ou la généralisation, question qui a été largement documentée dans le cas de « l’expérimentation » du RSA60. 36 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire
Méthode des « expériences naturelles »
Les méthodes des expériences naturelles sont inspirées des expérimentations aléatoires. Moins coûteuses, elles ont « naturellement » à disposition deux populations : l’une ayant profité d’une politique, l’autre non. Ce peut être par exemple parce que les politiques ont été circonscrites au niveau d’un territoire, et qu’il est donc possible de comparer avec une population qui n’a pas profité de l’action.
Dans le cas de la production de l’utilité sociale, les méthodes des expériences dites « naturelles » reviendraient à comparer les effets de deux organisations engagées dans des politiques différentes, tout en ayant des caractéristiques semblables.
Critiques
La grande difficulté de ce type de méthode tient dans la difficulté à raisonner de manière systémique en tenant compte des effets de bouclage61, c’est-à-dire de tous les impacts induits, en particulier ceux qui n’auraient pas été préalablement ni identifiés ni neutralisés. En particulier les impacts macroéconomiques qui rendent les évaluations ceteri paribus délicates.
Mais plus généralement, ces méthodes souffrent du fait qu’elles ne peuvent être conduites aussi scientifiquement que l’idéal du contrefactuel l’exigerait. Précisément parce que les dispositifs de l’action publique sont complexes et les objectifs poursuivis toujours multiples. Certains auteurs en concluent que, dorénavant, pour être moderne, l’État devra accepter de dessiner des politiques propres, très ciblées, et se limitant à des objectifs mesurables : « Il faut donc simplifier les objectifs [des politiques publiques], les limiter à un petit nombre d’indicateurs quantifiables quand c’est possible, et rendre comptables les promoteurs de la loi quant aux résultats »62.
Cette logique appliquée aux OESS, notamment celles financées par l’État reviendrait à exiger de l’ESS de se comporter elle aussi de manière « moderne », c’est-à-dire en acceptant de limiter ses actions à des objectifs très ciblés, limités à des objectifs mesurables. Cela suppose de pouvoir anticiper de manière univoque le type d’effet souhaité, et d’identifier une causalité quasi-mécanique. Cette hypothèse est incompatible avec des effets de politiques ou d’actions d’organisation qui sont complexes, et qui concernent des individus et des collectifs aux rationalités et aux registres d’action multiples.
Dès lors, que, par exemple, on ne jugerait les structures d’IAE que sur le taux de retour à l’emploi des personnes accompagnées, on condamnerait celles de ces structures qui font le choix exigeant et éminemment défendable (au nom de l’utilité sociale) de n’accueillir que les personnes les plus en difficulté, les plus éloignées au départ des exigences d’un emploi « normal », les plus « cassées » par la vie et par le chômage de très longue durée. Or des telles stratégies à « haute utilité sociale » existent.
Une question de démocratie
3.4. Des méthodes d’évaluation de l’utilité sociale de l’ESS.
3.4.1. Introduction
Commençons par deux constats. D’une part, les méthodes sont particulièrement nombreuses dès que l’on tente de s’y pencher sérieusement. Dans son important travail de 2003 pour la DIES et la MIRE, Jean Gadrey avait déjà attiré l’attention sur ce point pour le cas français63. En 2010, Mulgan établit un constat similaire pour les États-Unis64. D’autre part, une grande partie des activités de l’ESS est, rappelons le toujours évaluée : les acteurs s’adonnent de manière ordinaire à des pratiques d’évaluation et d’autoévaluation. Peu d’activités sont laissées en dehors d’une forme de jugement portée à leur égard.
La recherche du CORUS-ESS65 (voir encadré infra) montre, par exemple, la prévalence de l’évaluation dans les réseaux d’AMAP : non seulement par des formes institutionnalisées, que l’on retrouve dans les labels, les chartes qualité, mais aussi, de manière plus procédurale et plus informelle, dans la construction d’un prix « juste » d’un panier. Les acteurs de l’ESS ne fonctionnent donc pas hors-évaluation, même si les évaluations auxquelles les acteurs des AMAP se référent sont spécifiques à leur activité, et sont peu reproductibles : elles sont réalisées pour des raisons de régulation interne, pour rendre compte de leur activité ou se faire reconnaître (labels), ou encore pour se coordonner sur un territoire. C’est ce constat qui a amené la Région Nord – Pas-de-Calais à proposer une méthode inédite de mesure du périmètre de l’ESS (voir Encadré). L’idée qui a guidé ce travail était d’élargir la définition de l’ESS au-delà de ce qu’énoncent les statuts, à partir d’une mobilisation des réseaux d’acteurs qui, en interne, conviennent souvent déjà conjointement ce qu’est l’utilité sociale de leurs membres et adhérents. 38 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire Un nouveau périmètre statistique pour l’ESS ?
L’expérimentation du Nord – Pas-de-Calais
L’idée du consortium qui réunissait la CRESS, l’APES, le CRIDA et Lille Métropole a été de compléter l’analyse statistique conventionnelle, à partir du statut des organisations, par un travail de recensement réalisé avec différents réseaux ESS de la région, dressant de manière co-construite une liste d’entreprises « ayant des pratiques solidaires ». Ce projet est particulièrement stimulant car il renvoie à une co-construction en action des critères qui définissent les organisations dignes de rejoindre le champ de l’ESS. On les cite longuement. « La légitimité permettant d’intégrer ces structures à l’économie sociale et solidaire est fondée sur plusieurs critères : la reconnaissance par l’État de certaines structures pouvant avoir des statuts commerciaux non coopératifs (structures d’insertion, entreprises solidaires…) ; les organisations soutenues dans le cadre de politiques locales de l’ESS ; les organisations liées à des réseaux d’acteurs de l’ESS (économie solidaire, entrepreneurs sociaux, finances solidaires…). Au final, dans cette approche qualitative, peuvent être prises en compte les entreprises de l’insertion par l’activité économique (avec l’URIAE, Chantier Ecole et le Coorace), les entreprises soutenues par les finances solidaires (Cigales, Nef, Autonomie et Solidarité, Caisse Solidaire), les entreprises utilisant la monnaie complémentaire SOL (ayant été agréées par un comité partenarial sur leurs pratiques), les entreprises du réseau Commune Idée (réseau possédant une Charte sur les commerces et échanges responsables), les entreprises liées à une agriculture paysanne ou biologique et s’impliquant dans un travail collectif à partir de leur réseau (Gabnor, Amap), les entreprises référencées dans la BDIS Pro, site sur les achats responsables (ayant été agréées par un comité partenarial sur leurs pratiques), les entreprises engagées dans La démarche progrès en économie solidaire de l’APES, les entreprises du Mouves Nord – Pas-de-Calais, les entreprises étant passées dans les coopératives d’activité et d’emploi et restant dans une dynamique collective et de réciprocité. (…) Ainsi au champ classique [de l’ESS] pourraient s’ajouter quelque 80 établissements et 800 Emplois (…) ». (Lavenseau et al, 2012, p. 266). Cette approche a des vertus donc, puisqu’elle met en mouvement des organisations se réclamant de « pratiques solidaires », ces dites pratiques s’appuyant sur des chartes et labels le plus souvent co-construits. Reste que rien ne prouve que toutes les organisations relevant de ce nouveau périmètre adoptent toutes des comportements respectueux ni de ces chartes ni des statuts.
3.4.2. Une question de démocratie
Comment réussir à isoler, sur les grandes thématiques de l’utilité sociale, la contribution nette de l’ESS, tout en assurant que les évaluations produites seront considérées comme légitimes aux yeux des acteurs ? Comment aussi s’assurer qu’une distinction claire sera réalisée entre d’un côté ce qui ressortit à la qualité du service (et qui renvoie aux impacts directs sur la population bénéficiaire du service), et ce qui est du ressort de l’utilité sociale, renvoyant alors davantage « aux bénéfices collectifs de l’activité » (Gadrey, 2003, p. 98) (pour la société, pour un territoire etc.) ?
Ces questions ont d’évidents points communs, comme on l’a précisé dans les premières parties de ce rapport, avec le mouvement international autour de l’élaboration de « nouveaux indicateurs de richesse » (d’un territoire, d’un pays). Au niveau global, le projet tient à la volonté d’expliciter des fins qui sont hors d’atteinte si l’on s’en remet seulement aux valeurs actuelles accordant une priorité à l’économie marchande et monétaire. Il est cohérent avec la recommandation du Conseil économique, social et L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 39 environnemental qui affirme que les citoyens doivent s’approprier cette question des évaluations et de leurs éventuels indicateurs.
Dans ces conditions, on identifie deux étapes d’élaboration de critères d’utilité sociale, assortis, lorsque c’est nécessaire, d’indicateurs: d’abord on convient de ce qui doit être évalué, puis on évalue (67)...
Première étape : identifier les grandes thématiques de l’utilité sociale, cette US étant dans les faits une composante essentielle du bien commun : la qualité du lien social, la qualité de la cohésion sociale, la qualité de l’emploi, mais aussi, la qualité des écosystèmes, ou encore la qualité de l’air en ville etc. Nombre de ces qualités peuvent être repérées par des indicateurs, d’autres pas ou pas de façon souhaitable. Ces délibérations sur les thématiques voire les critères doivent s’expérimenter territoire par territoire, filière par filière (action sociale, IAE, circuits courts alimentaires, finance solidaire etc.), ou réseau par réseau.
Deuxième étape : comme ces critères ne peuvent qu’être le fruit d’une co-construction par les acteurs, prenant le risque d’une remise en cause régulière et de réajustements, il faut innover dans l’expérimentation, renvoyer à la co-construction de la manière par laquelle on pourrait évaluer cette utilité sociale. Ce faisant, on renonce aussi, au moins dans l’immédiat, à des grandes enquêtes nationales d’évaluation et mesure de l’utilité sociale de l’ESS, car elles seraient prématurées et feraient courir le risque d’une imposition technocratique des « bons » critères d’US.
Si des « critères communs » à toutes les filières peuvent être identifiés (c’est finalement le cas lorsqu’on compare divers travaux tels que ceux de l’Avise68, de Culture et Promotion69, de Gadrey70, ou d’autres encore en cours71 etc.), on peut imaginer qu’un groupe national d’acteurs de l’ESS, s’associant à des parties prenantes fasse converger, au moins partiellement, des indicateurs d’utilité sociale.
Dans les pratiques observées, les méthodes renvoient à plusieurs logiques de légitimation que l’on résume dans le tableau page suivante.
Support principal de la légitimation
Un « cadre théorique » (selon les experts mobilisés)
Le cadre théorique utilitariste
Démocratie participative et délibérative
Acteurs de cette légitimation / valeurs
Experts et technocrates /
Hiérarchie entre « sachants »
Individus / Individualisme
méthodologique
Citoyens / Démocratie et éthique communicationnelle
Processus retenu dans le choix des dimensions, variables, pondérations…
Travail et délibération en « chambre », entre experts, appui éventuel des technocrates et politiques
Sondage et agrégation des préférences individuelles, préférences qui pré-existent et qui sont exprimées par les individus
Forums hybrides, co-élaboration des priorités pour l’élaboration des biens communs
Fondement du processus Objectivation de l’expertise Subjectivité individuelle sublimée
Réalité politique priorisée et élaborée conjointement par les parties prenantes
Exemples de méthodes Monétarisation (SROI)
Critères et indicateurs des rapports Goulard- Lipietz…
Sondages Processus participatif (ex. expérimentations menées par l’Avise72 ; projet CORUS-ESS)
Diversité de critères
co-définis par les acteurs
Source : adapté de Jany-Catrice, Marlier, 2013
D’un côté, une légitimité issue d’un processus top-down avec une grande importance attribuée aux experts et au langage de l’économie (dans ces processus, la monétarisation des dimensions non monétaires et non marchandes est favorisée). D’un autre côté, la légitimité est assurée par la participation des individus qui expriment leurs préférences individuelles, dans le cadre d’administration de questionnaires, ou dans le cadre de sondages. Une troisième voie considère que sur une question d’intérêt général comme celle de l’identification de l’utilité sociale (c’est à dire des biens communs), la co-construction avec l’ensemble des parties prenantes est un préalable à l’efficacité des choix, c’est-à- dire au fait qu’ils seront appropriés par les acteurs, et considérés comme légitimes.
La participation des parties prenantes, ou de la société, et la délibération politique sont donc des dispositifs très légitimes pour « dire » ce que sont les contributions sociales ou les plus-values, et pour pondérer les L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 41
3.4.3. Quelques critères de convergence…
Bien que nous nous soyons attardés sur les méthodes, divers travaux aboutissent déjà à des critères d’utilité sociale. Jusqu’ici les explorations les plus riches émanent en France des travaux de synthèse de Jean Gadrey. A partir d’une revue d’une grande diversité de rapports de recherche (souvent de type recherche-action) portant sur l’utilité sociale, Gadrey dégage une pluralité de critères. Il considère d’utilité sociale « l’activité d’une organisation de l’économie sociale qui a pour résultat constatable et, en général, pour objectif explicite, au-delà d’autres objectifs éventuels de production de bien et de services destinés à des usagers individuels, de contribuer :
– à la réduction des inégalités économiques et sociales, y compris par l’affirmation de nouveaux droits,
– à la solidarité (nationale, internationale, ou locale : le lien social de proximité), et à la sociabilité ;
– à l’amélioration des conditions collectives du développement humain durable (dont font partie l’éducation, la santé, la culture, l’environnement, la démocratie ».
La déclinaison de ces dimensions selon les « grandeurs », ou les registres d’action invoquées permet d’aboutir à une grande variété d’indicateurs d’utilité sociale.
Force est de constater que cette définition volontariste est plus ambitieuse que celle donnée dans le projet de Loi-cadre dans sa dernière version. Si la Loi-cadre établit en effet les prémices d’une soutenabilité écologique et sociale des territoires, il lui reste, pour atteindre les objectifs qu’elle affirme, à développer les pratiques de co-construction avec les acteurs pour donner un contenu concret à des notions telles que « le lien social », « la cohésion territoriale » et la « transition écologique ». 42 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire
Conclusions et Recommandations
Une large fraction des organisations de l’économie sociale et solidaire se trouve étroitement associée à la production des biens publics, notamment dans sa dimension associative. Elles jouent alors bien souvent un rôle d’aiguillon des décideurs publics, sur les territoires comme à d’autres échelles. Elles le font en contribuant à faire émerger de nouveaux besoins sociaux, en proposant de nouvelles manières de satisfaire les besoins existants ou en développant des initiatives qui concourent à retisser une partie du lien social détruit par la dynamique actuelle de l’économie. Autant de qualités, au-delà d’une simple fonction réparatrice, qui justifient en retour un soutien public.
On observe aujourd’hui une volonté conjointe de l’ESS et des pouvoirs publics d’assurer un changement d’échelle de celle-ci, notamment afin de développer ses missions d’utilité sociale. Il n’est pas illégitime, dans ce contexte, que ses organisations soient évaluées, que ce soit pour réfléchir en interne à la manière dont elles satisfont ou non leur objet social, pour consolider les plaidoyers visant à accroitre leur rôle sur les territoires, ou encore pour légitimer l’usage des fonds publics. Sur ces bases, il nous apparait nécessaire de :
– ne pas sous-estimer la difficulté et les risques liés à tout processus d’évaluation, notamment concernant l’utilité sociale, qui est un construit social, fruit de représentations et négociations entre acteurs. Les méthodes d’évaluation adoptées sont tout sauf neutres. On peut craindre, si certaines techniques d’évaluation des politiques publiques venaient à s’imposer comme modalités privilégiées de la mesure de l’utilité sociale des organisations de l’ESS (par ex. les « coûts-avantages monétarisés », ou encore les « expériences naturelles » etc.), de voir celles-ci perdre leur capacité de négociation dans la définition de leurs missions et des moyens à mettre en œuvre pour les atteindre. Les méthodes d’évaluation qui se veulent scientifiques réduisent l’autonomie créative des organisations.
Le risque est alors de voir celles-ci se conformer à une norme réductrice imposée de l’extérieur et se focaliser sur la seule satisfaction des indicateurs – fussent-ils d’utilité sociale – au détriment de la qualité réelle de leur action, qui dépend bien souvent de facteurs non quantifiables, non pris en compte par les indicateurs ;
– favoriser des méthodes de mesure de l’utilité sociale s’appuyant sur la subsidiarité, sur la recherche d’indicateurs raisonnés, et débattus par les différentes catégories d’acteurs, y compris les citoyens et les salariés assurant l’exécution des missions, qui sont légitimes pour coconstruire ce qu’est le bien commun. Un processus qui doit être mené dans et à partir des territoires pertinents au vu des missions des organisations évaluées. Il faut donc soutenir les évaluations pluralistes, inviter à croiser les regards, les perspectives et les méthodes d’évaluation, et sortir des visions purement quantifiées de la mesure de l’utilité sociale. Le projet de Loi-cadre sur l’ESS considère à juste titre que les organisations se réclamant de l’ESS poursuivent, pour certaines d’entre elles, des finalités qui pèsent sur leur capacité à atteindre l’équilibre économique. L’évaluation de ces finalités et de l’utilité sociale qui s’en dégage ne peut être l’apanage des seuls pouvoirs publics. Comme nous l’avons écrit dans le rapport, l’action publique gagne en qualité quand sa définition associe la société dans ses différentes composantes, quand elle fait l’objet d’une évaluation pluraliste, et quand elle réunit une large diversité d’acteurs pour produire les biens communs dont bénéficient les habitants des territoires. L’utilité sociale étant l’une des composants de ces biens communs, c’est à l’ensemble L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 43 des « parties prenantes », sans exclure les salariés qui délivrent le service, qu’il appartient de préciser le caractère utile socialement des activités. Il faut donc créer des outils de démocratie participative qui soient articulés avec la définition de nouvelles finalités pour l’économie, privilégiant le bien-être collectif, les biens communs, ou le care, et la soutenabilité écologique et sociale.
(1) En revanche, c’est à l’économiste britannique Richard Stone qu’on doit le réel développement de la comptabilité nationale comme outil au service du pilotage de la politique économique.
(2) Les comptes de la puissance, Histoire de la comptabilité nationale et du plan, François Fourquet, Editions Recherches, « Encres », 1980.10 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire
(3) www.addes.asso.fr/article.php3?id_article=27
(4) Comme en témoignent notamment les travaux de Laurent Bisault sur l’échelle des salaires dans l’économie sociale, disponible sur le site de l’Insee http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1390#inter1
Ce constat est d’ailleurs à l’origine de nombreux débats sur l’emploi et sa qualité dans l’ESS.
(5) Portrait du monde associatif cf . Viviane Tchernonog et alii. Dalloz, à paraître novembre 2013.L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 11
(6) Cf. L’économie française, p 27. édition 2013, Insee.
(7) Ou Genuine progress indicator, en anglais (GPI ).12 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire Une récente mise à jour de l’Indicateur de Progrès Véritable (qui tient compte à la fois de variables sociales et de « coûts écologiques » de la croissance) pour une quinzaine de pays8 font apparaître les mêmes résultats.
(8) Beyond GDP : Measuring and achieving glogal genuine progress, Kubieszewski, Costanza, Franco, Lawn, Talberth, Jackson, Aylmer, Ecological Economics, 93, 2013, pp. 57-68. Notons cependant que les problèmes de méthode et de représentation de la richesse choisis dans l’élaboration de cet indicateur relevant de la famille des PIB verts demeurent largement discutables.
(9) La croissance non-économique, Peter Victor, Note de l’institut Veblen, octobre 2012 : http://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/croissance_non_economique_victor-1.pdf
(10) On confond en quelque sorte l’input (c’est-à-dire les efforts pour produire) et l’output (c’est-à-dire les fruits de ces efforts). L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 13
(11) Archambault E., Accardo J., Laouisset B. (2010), Connaissance des associations, Rapport CNIS n° 122, décembre.14 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire ressources et conditions de vie – SRCV – laquelle a remplacé l’enquête sur les conditions de vie des ménages)12 ;
(12) On observera ici que le dispositif SRCV et son module spécifique ont été exploités par l’Insee sur l’année 2008 (Insee Première n°1327 consacré à la vie associative). Constatons qu’il dénombrait alors 8 millions de bénévoles, soit quatre millions de moins qu’en 2002 ! Un écart resté inexpliqué par l’Insee mais qui pourrait tenir au fait que l’enquête SRCV interroge uniquement les adhérents des associations, alors qu’il apparait, dans les enquêtes vie associative, que 13 % à 15 % des bénévoles ne sont pas adhérents (Note de Ph.F.).
(13) Voire pour explorer les frontières, dans les pratiques des organisations, entre travail rémunéré et travail non rémunéré.
(14) Voir par exemple l’enquête toute récente de France-Bénévolat.L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 15
(15) Y compris dans le champ de l’ESS. Sur la question des services à la personne dont certaines des problématiques sont proches, voir Jany-Catrice F., 2012, « La mesure de l’emploi dans les services à la personne : encore un effort ! » Notes de l’IDIES, n°25, septembre. http://www.idies.org/public/Publications/idies_note25_BAT.pdf16 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire
(16) Une conférence citoyenne se tient sur plusieurs mois. Elle implique des citoyens peu avertis, formés durant plusieurs weekend à partir d’interactions avec des experts de tous bords. Au bout de plusieurs semaines de travaux, les citoyens, alors éclairés, y compris autour des controverses sur la question, rendent un avis et le soumettent aux élus.
(17) www.boiteaoutils-richessespdl.fr. Voir aussi : La Richesse Autrement, Hors-Série Poche Alternatives Economiques rédigé par le Forum pour d’autres indicateurs de richesses (FAIR) ; mars 2011.
(18) L’INSEE a récemment réalisé des mesures en ce sens. Fruit immédiat du rapport de la commission Stiglitz, l’Insee a ainsi mené une enquête inédite en 2012 intitulée de manière énigmatique «Qualité de vie et bien-être vont souvent de pair ».
(19) http://www.oecdbetterlifeindex.org/
(21) http://www.cjdes.org/1093-Le_Bilan_Societal
(22) L’économie sociale et solidaire, de l’utopie aux pratiques. Matthieu Hély et Pascale Moulévrier. La Dispute. 2013.22 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire
(23) Ainsi, le code APE 9499Z : 20 % des associations employeuses sont mal classées en termes de secteur d’activité. Par ailleurs, certains réseaux bancaires coopératifs ne sont pas identifiés comme tels : certaines Caisses d’Epargne ont une CJ 5699 (Autres SA à directoire) alors qu’elles devraient être classées en CJ 5660 (SA coopérative à directoire). Au-delà, on pourrait créer de nouvelles catégories statistiques permettant d’identifier les SCIC, de renforcer la CJ SCOP, et de pouvoir identifier les structures d’IAE.
(24) Des travaux ont d’ores et déjà été conduits sur ce thème qu’il s’agirait de systématiser. Citons notamment Quelle qualité de l’emploi au sein de l’économie sociale et solidaire ? Premiers résultats sur données françaises, Nadine Richez-Battesti, Francesca Petrella, Ekaterina Melnik, in RECMA, N° 219, 2011.
(25) En tenant compte évidemment des spécificités des missions à accomplir. L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 23
(26) Cela est lié à la forte présence des femmes dans les emplois d’action sociale, et aux spécificités de cet emploi (voir Florence Jany-Catrice, 2012, op. cit.). Voir aussi Un siècle de travail des femmes en France. 1901-2011. Margaret Maruani, Monique Meron ; La Découverte. 2012.
(27) Notons qu’une partie des demandes adressées à l’Insee ayant un caractère récurrent. On peut imaginer qu’une fois développé le programme d’extraction, il suffit de l’appliquer aux données de l’année en cours pour obtenir le résultat recherché.
(28) Bien entendu, nous sommes conscients que cette reconnaissance est le fruit d’une histoire contingente. Elle est en particulier le fruit de l’évolution des liens entretenus entre l’ESS et l’État social, comme on l’a spécifié dans les premières parties. 26 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire
(29) Adjectif dérivé du nom du socio-économiste Thorstein Veblen, l’auteur de « la théorie de la classe de loisir ».
(30) Que l’on retrouve par exemple dans les travaux de Diane Rodet (voir Encadré), mais aussi dans ceux, plus récents, de Matthieu. Hély et Pascale Moulévrier (en particulier pp. 124-134). 28 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire Historique de l’utilité sociale
(31) Diane Rodet, « Les définitions de l’utilité sociale », Economie et solidarités, vol. 39, n°1, pp. 164-173.
(32) Comme le précise le CNIS dans ses travaux de 2010. Rapport du groupe de travail « Connaissance des associations », coordonné par Edith Archambault, Jérôme Accardo et Brahim Laouisset, N° 122, Décembre.
(33) Voir en particulier les travaux de Matthieu Hély qui défendent cette thèse. (34) Voir de ce point de vue les travaux de Jean Louis Laville. L’idée est que la réponse à ces besoins ne peut être assurée dans un cadre marchand, faute de clientèle solvable, tandis que les pouvoirs publics ne reconnaissent pas (ou plus) ces besoins comme des biens publics destinés à être financés par l’impôt.
(35) Voir la Loi-cadre ESS (pré-projet 9 avril).
(37) Reprenant une directive fixée dès 1998. Voir encadré.
(38) Les travaux monographiques montrant d’ailleurs que dans les pratiques concrètes de l’activité, les moments d’ « évaluation » sont déjà nombreux.
(39) Comme on le constate dans la fonction publique…
(40) Voir Gadrey, 2003.
(41) La CRESCA (Chambre régionale d’économie sociale de Champagne-Ardenne) a, par exemple, mis en place un collectif en HauteMarne pendant deux ans, pour travailler sur l’évaluation de l’utilité sociale. Ce travail a abouti à la signature d’une charte avec le Conseil régional pouvant servir de dispositif de régulation avec les associations et acteurs de l’ESS.L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 31
(42) C’est le cas de l’APES par exemple dans le Nord – Pas-de-Calais, qui vise « à la montée en qualité des structures, en abordant les uestions relatives à la qualité des services et des produits, aux méthodes d’organisation et de gestion, aux relations de la structure avec son environnement, en lien avec les valeurs et principes de l’économie solidaire, et la charte de l’APES ».
(43) On reprend cette mention de Jean Gadrey, voir 2003, chapitre 4.
(44) Baron G., Monnier E. 2003, « Une approche pluraliste et participative : Coproduire l’évaluation avec la société civile », Informations sociales, n° 110, Septembre.
(45) Au-delà d’exigences statutaires telles que profits limités ou réinvestis vers des finalités sociales ou encore un fonctionnement démocratique.
(46) L’idée est que seul un État évalué par des méthodes scientifiques a toutes les chances de se comporter de manière rationnelle, et d’être un bon État ; ce principe est ensuite dupliqué sur l’ensemble des acteurs qui sont partenaires de l’État, qu’ils agissent en son nom,
ou qu’ils soient financés par lui. Certains auteurs approfondissent l’argument considérant que pour entrer dans la modernité et dans l’efficacité, l’État doit accepter de se transformer : ce n’est que s’il transforme ses actes et ses politiques publiques – autrement dit sa nature – que ceux-ci pourront être correctement mesurés, et qu’en conséquence, le citoyen pourra être éclairé sur l’efficacité de sa conduite. Le citoyen aura en effet la preuve chiffrée d’une « causalité » entre les actes et les effets. Voir notamment Marc Ferracci et Etienne Wasmer, 2012, État moderne, État efficace, Paris : éd. Odile Jacob.
(47) Voir la note de KPMG.
(48) Voir l’ESSEC sur le SROI.
(49) Voir les ambassadeurs du CREST pour les projets d’EPP et l’institut de l’EPP (posture notamment résumée dans l’ouvrage « État moderne, État efficace » (Ferracci, Wasmer).
(50) Jean Gadrey, 2003, “L’utilité sociale des organisations de l’économie sociale et solidaire, Une mise en perspective sur la base de travaux récents”, Rapport de synthèse pour la Mire, octobre.L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 33
(51) Comme le suggérait Hugues Sibille dans le Hors Série Alternatives Economiques « L’ Utilité sociale » de 2006. Voir aussi les travaux de Capron et Quairel.
(52) On cite à cette occasion Geoff Mulgan légitimant l’application de la méthode d’évaluation contingente au social :“But more recently, most economists have accepted that the only meaningful concept of value is that it arises from the interaction of demand and supply in markets. In other words, something is valuable only if someone is willing to pay for it. This blunt approach upsets many people because it implies that there may be no economic value in a beautiful sunset, an endangered species, or a wonderful work of art. But this definition of value is useful because it forces economists to observe real behavior, rather than trying to uncover hidden realities. The time is ripe for the social field to take an equally simple starting point, and to view social value as arising from the interplay of what I call effective demand and effective supply. Effective demand means that someone is willing to pay for a service or an outcome [c’est nous qui soulignons]. That “someone” may be a public agency, a foundation, or individual citizens. Effective supply means that the service or outcome works, is affordable, and is implementable. I use the qualifier “effective” because social problems will always invite simple supply and simple demand. But to measure social value, the supplies and demands must be effective in the senses described above” (Mulgan, 201052, p. 42).
(53) C’est aussi le constat du travail de S. Luchini par exemple. 2002, in « De la singularité de la méthode d’évaluation contingente »,
Economie et Statistique n°357-358 p. 150.
(54) Conseil d’analyse économique, 2009, « Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes, Contribution à la décision publique”. Rapport du groupe de travail présidé par Bernard Chevassus-au-Louis, Vice-président : Jean-Michel Salles, Rapporteur général : Jean-Luc Pujolpport, Avril, 378 pages.
(55) Ainsi dans l’insertion par l’activité économique, l’impact de l’activité pourrait consister à mesurer les effets et les bénéfices de l’IAE sur ceux qui sont dans le protocole ou dans le processus d’action de l’IAE, tandis qu’ils seraient comparés à un autre groupe qui serait non bénéficiaire.
(56) L’aléa fournissant la caution scientifique à la méthode, comme le veut la théorie probabiliste échantillonnaire.
(57) Voir Bardet, Cusso, 2012, voir aussi Léa Champlain, 2010.
(58) Barbier, 2012.
(59) Champlain, 2010.
(60) Voir les controverses de L’Horty-Gadrey, mais aussi les travaux de Gomel et Serverin, ou encore l’article de Léa Champlain, 2010.
(61) A l’instar des effets rebonds en écologie.
(62) Marc Ferracci, Etienne Wasmer, 2011, État moderne État efficace, ed. Odile Jacob.L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire 37
(63) Jean Gadrey, 2003, L’utilité sociale des organisations de l’économie sociale et solidaire, Une mise en perspective sur la base de travaux récents, Rapport de synthèse pour la Mire, octobre.
(64) « Metrics to meet these needs have proliferated over the last 40 years, resulting in hundreds of competing methods for calculating social value. (…). In the nonprofit sector, good managers are very rigorous ».
(65) Financé par la Région Nord – Pas-de-Calais, le projet CORUS-ESS engage les laboratoires IDP (L. Gardin) et Clersé (F. Jany-Catrice), ainsi que les acteurs de l’ESS APES (acteurs pour l’économie solidaire G. Dechy et V. Branger), et Lille Métropole (LMCU ; J. Dughera). Le projet a ainsi identifié trois types de processus : i- l’identification de l’utilité sociale des organisations de l’ESS permet de saisir comment les acteurs caractérisent cette US, comment (et si) ils sont acteurs de la préservation des biens communs ; ii- la valorisastion de cette utilité sociale ; iii- la reconnaissance de l’utilité sociale par les parties prenantes externes.
(66) Danièle Lavenseau, Annie Firlej, Benjamin Lestienne, 2012, « Economie sociale en Nord – Pas-de-Calais : un important vivier d’emplois sur le terrritoire de Lille Métropole », pages de Profils, INSEE, n°116, Novembre.
(67) Comme le suggérait Alain Desrosières, la quantification nécessite deux séquences consécutives d’abord visant à convenir, puis à mesurer.
(68) Avise, 2007, « Evaluer l’utilité de son activité. Conduire une démarche d’auto-évaluation », Les cahiers de l’Avise n°5.
(69) Dans un travail séminal intéressant. Voir par exemple « Référentiel d’identification et de mesure de l’utilité sociale générée par les structures de l’ESS ». http://www.cresca.fr/wp-content/uploads/2013/05/Outil_identification_US.pdf.
(70) 2003, op. cit.
(71) Notamment CORUS-ESS. 40 L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire Légitimité des processus d’élaboration des mesures de l’utilité sociale Monde de l’‘expertise Monde de l’individu Monde de la démocratie participative et délibérative
(72) Avise, 2007, « Evaluer l’utilité de son activité. Conduire une démarche d’auto-évaluation », Les cahiers de l’Avise n° 5.
(73) On insiste sur ce point car les salariés sont souvent l’angle mort des théories des parties prenantes. Ce n’est pas propre à l’ESS, mais l’ESS n’est pas toujours vertueuse sur cette question centrale du rapport salarial. La soutenabilité économique parfois revendiquée par l’ESS ne pourra se faire sans réfléchir à la particularité du rapport salarial dans l’ESS, rapport salarial qui doit être replacé dans le cadre d’une analyse explicative large, qui tient compte des spécificités des missions, et des spécificités des financements. critères d’évaluation qui leur correspondent. Cette participation des « parties prenantes » au processus de construction des éventuels indicateurs d’utilité sociale, condition salariale incluse73, permet d’identifier l’utilité sociale, de la valoriser, et d’en assurer la reconnaissance.