Pourquoi un post-capitalisme, et pourquoi Keynes ? Le mot effraie ; l’économiste en revanche rassure. Trouver un lien pourrait être l’occasion de frayer un chemin vers un mode de production et de consommation moins exposé aux crises, aux distorsions et aux injustices que le nôtre. Le postcapitalisme demeure associé aux utopies les plus diverses, tels les phalanstères fouriéristes ou le village New Harmony de Robert Owen1. Si ces projets peuvent séduire quelques individus isolés, ils paraissent difficilement applicables à une nation entière. L’incapacité de plusieurs, pour ne pas dire de tous, à penser une théorie post-capitaliste qui soit viable, disons raisonnable, et par là politiquement envisageable à l’échelle de la nation ne devrait cependant pas nous masquer son absolue nécessité. Certaines des objections au système capitaliste relevées par les penseurs anti ou post capitalistes depuis le XIXème siècle ont montré leur utilité, qu’il s’agisse de l’absence de dimension sociale du premier capitalisme industriel dénoncé par Pierre Leroux et les socialistes français, ou des carences écologiques de nos modèles théoriques contemporains dont les théoriciens de la décroissance ont montré le caractère indépassable sans sortir du modèle capitaliste.
Il est raisonnablement possible de réduire à deux les raisons de sortir du capitalisme, soit pour cause sociale, soit pour cause écologique. Nombreux sont ceux qui pensent aujourd’hui, des sociaux-libéraux aux sociaux-démocrates, que le capitalisme, soumis au politique, dispose des ressources suffisantes pour qu’une régulation par ajustements successifs – intégratrice des impératifs sociaux – soit envisageable. Ce principe régulateur constituerait alors une alternative à la sortie du capitalisme. Si ce constat emporte l’assentiment général, y compris au sein de la population, c’est en partie grâce aux avancées sociales dont le XXème siècle a été le témoin, les divergences restant cristallisées autour de la question : quelle politique pour réguler le capitalisme ? En revanche, une régulation écologique, c’est-à-dire l’intégration d’une contrainte écologique suffisamment forte pour que l’épuisement des ressources soit enrayé, est-elle possible ? Est-elle seulement compatible avec la nature du capitalisme ? La contradiction entre la nécessité d’une croissance économique infinie, ou indéfinie, comme moteur du modèle libéral, et un stock de ressources naturelles limité, et aujourd’hui partiellement, voire totalement dans certains secteurs, épuisé, frappe par la force de son évidence et pousse à conclure avec certains auteurs qu’un capitalisme vert est impossible2. Cependant, cet argument n’en demeure pas moins extrinsèque, car écologique, et, lorsqu’il est mis dans la balance avec le seul modèle économique dont nous disposions, il ne pèse pas suffisamment lourd pour inciter les dirigeants à opérer un tournant post-capitaliste. L’ampleur des changements exigés par les décroissants et l’échelle à laquelle ces changements devraient être implémentés apparaissent démesurées. Les modèles sociétaux suggérés plus ou moins explicitement par les théoriciens de la décroissance, si ils peuvent se révéler intellectuellement séduisants, sont très éloignés des attentes concrètes d’une population fermement attachée à l’abondance de nouvelles technologies, à la multiplication des moyens de transports, y compris l’automobile, à une électricité abondamment disponible, à la consommation de masse et à tous les « avantages » que la société née de la révolution industrielle a offert à l’occident, indépendamment des risques écologiques que ces avantages occasionnent.
Il y a pourtant nécessité à sortir du modèle capitaliste, pour les raisons écologiques évoquées par les décroissants, mais également pour des raisons éthiques et sociales qui ne sont en réalité pas intégrables dans les modèles économiques traditionnels, et puis pour des raisons purement économiques, pour des raisons de logique économique pourrions-nous dire. Beaucoup pourraient s’accorder sur le constat que les modèles régulationnistes actuels ne donnent pas entière satisfaction. Ces derniers ne permettent pas de préserver le niveau des principaux indicateurs économiques du pays ; ils supposent, pour être efficace en économie ouverte, l’existence d’accords internationaux dont chacun connaît la fragilité et le faible degré de réalisation. Par ailleurs, le système capitaliste est par nature inconsistant, il est émaillé de ces contradictions qui ont été révélées au cours de l’histoire, et sont restées attachée à des noms désormais célèbres, Karl Marx, Joseph Schumpeter, Karl Polanyi, André Gorz, Amartya Sen, etc. John Maynard Keynes, que l’on connait principalement comme l’auteur de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, et que l’on s’est empressé de placé dans la catégorie « penseur orthodoxe » y a pourtant pris sa part, notamment dans le texte qui nous occupe ici, L’autosuffisance nationale3. La présentation qui est généralement faite de ce texte lui ôte toute sa verve et le place faussement dans un contexte de promotion des politiques économiques interventionnistes explicitées en détail dans la Théorie Générale. Il n’en est rien ; et il est possible et peut-être même nécessaire de relire ce texte avec un œil neuf, car en plus d’ajouter sa pierre au constat d’échec du capitalisme, Keynes propose des moyens d’en sortir évitant les écueils qu’ont rencontrés tous les révolutionnaires d’hier et d’aujourd’hui.
Malgré la complexité actuelle de l’économie due à sa mathématisation croissante, le système capitaliste conserve une structure simple, proche de ce qu’il était lorsqu’il est né au tournant du XVIIIème et du XIXème siècle. La révolution industrielle qui se caractérise par un accroissement de la production et de la consommation combine plusieurs facteurs4, le développement technique, l’intensification et l’asservissement de la population ouvrière, et l’utilisation massive de matières premières. La production accrue devant trouver les voies d’une consommation accrue, la libéralisation du commerce s’est immédiatement présentée aux gouvernements comme un prolongement naturel du commerce entre Etats qui existait depuis l’antiquité. La libéralisation du commerce et sa mutation progressive en un commerce international pratiquement dérégulé est entièrement contenu dans le concept de libre-échange. Ce principe demeure aujourd’hui encore un pilier central du capitalisme et un des principaux responsables de l’instabilité du système. C’est à la critique de ce concept que s’attaque Keynes. Il explique en préambule de son texte avoir été élevé, comme la plupart des anglais, « dans le respect du libre-échange, considéré non seulement comme une doctrine qu’aucune personne rationnelle et instruite ne saurait mettre en doute, mais aussi comme une composante de la loi morale. » Jusqu’à la fin des années 20 l’économiste de Bloomsbury a continué de soutenir cette position jusqu’à ce qu’un infléchissement de sa pensée l’amène à sympathiser « avec ceux qui souhaitent réduire au minimum l’interdépendance entre les nations ». Les conditions qui présidaient au libre-échange à l’époque où « les migrations de masse peuplaient de nouveaux continents » et qu’il était « naturel que les hommes emportent avec eux, vers les mondes nouveaux, les fruits matériels et techniques de l’Ancien Monde » n’étaient manifestement plus probantes aux yeux de Keynes lorsqu’il écrivit son texte en 1932. Concernant une gamme de plus en plus étendue de produits industriels, et peut-être aussi de produits agricoles, Keynes « commence à douter que le coût de l’auto-suffisance soit tel qu’il surpasse l’avantage qu’il y aurait à intégrer progressivement producteurs et consommateurs dans l’orbe d’une même organisation économique et financière nationale. »
Mettons immédiatement un point d’arrêt aux critiques les plus précoces, les plus récurrentes et les plus fausses qui ont prétendu que Keynes s’était employé ici à promouvoir une forme déguisée de protectionnisme. Rien n’est plus absurde. C’est à une critique du capitalisme international que Keynes a consacré son texte : « Le capitalisme international, et cependant individualiste, aujourd’hui en décadence, aux mains duquel nous nous sommes trouvés après la guerre, n’est pas une réussite. Il est dénué d’intelligence, de beauté, de justice, de vertu, et il ne tient pas ses promesses. En bref, il nous déplaît et nous commençons à le mépriser. » Il ne s’agit donc pas, comme c’est l’objectif du protectionnisme, d’utiliser les barrières douanières comme outil de manipulation du capitalisme aux fins propres d’un Etat, ou d’un groupe d’Etats. Si le protectionnisme vise en effet à limiter l’importation de biens manufacturés, il suppose en revanche de conserver intacte l’exportation. Keynes, lorsqu’il évoque l’autosuffisance nationale inclut à la fois production et consommation à l’intérieur du pays. C’est donc bien d’un renoncement progressif – ce terme revêt une importance cruciale, nous y reviendrons – au libre-échange qu’il s’agit, et non pas d’une forme déguisée de protectionnisme.
L’analogie avec la situation politique française actuelle, et le ministère du redressement productif, peut être instructive. Car en effet, après s’être félicité d’avoir institutionnalisé la volonté de re-nationaliser la production, immédiatement la question se pose : quels débouchés en économie ouverte pour une production re-nationalisée dont le coût sera de façon certaine bien supérieur à celui de la concurrence internationale ? Si les produits français perdent de leur attractivité, soit que l’exigence de qualité de la part des consommateurs français et étrangers diminue et que la demande se tourne vers des produits moins onéreux, comme dans le cas des pianos Pleyel, poussant la manufacture à fermer ses portes, soit que le prix de vente ne soit plus compétitif même après réduction drastique des coûts et diminution de la qualité, ce que nous constatons régulièrement pour de nombreuses entreprises françaises, par exemple de fabrication de jouets ou de textile, face à leurs concurrentes chinoises, quel recours a-t-on pour permettre à la production française de trouver à nouveau des débouchés internationaux et ainsi à l’emploi de se maintenir ? Par ailleurs, dès lors qu’une entreprise a pénétré un marché étranger, elle dépend étroitement des politiques économiques de l’état en question. On comprend alors assez aisément l’impossibilité de garantir le maintien d’un certain niveau d’exportation, ou l’attribution de certains marchés, notamment lorsque les règles du commerce international ne sont pas respectées au sein de ces états, même s’ils ont présidé à leur élaboration – le coût des amendes infligées par les autorités de contrôle demeurant inférieur au bénéfice occasionné par une politique protectionniste ciblée dans l’espace et le temps. Enfin, dès qu’est abordé le volet financier, et la dérégulation des flux – prononçant le « divorce entre la propriété et la responsabilité réelle de la gestion » – qui a déclenché crise après crise depuis au moins quinze ans, depuis la crise asiatique de 1997 jusqu’à celle des subprimes, les conséquences négatives de l’internationalisation croissent de manière exponentielle. La tentative du ministère du redressement productif rencontre ses limites et fait montre de son incapacité à remplir sa tâche essentiellement à cause de l’absence de symétrie dans le traitement de la renationalisation de l’économie. Sachant le degré d’intégration européenne, l’état de dérégulation des échanges internationaux et la place croissance des organisations supra-nationale en la matière, une renationalisation de la production sans réflexion conjointe sur une renationalisation égale de la consommation est vouée à l’échec. Le cercle d’influence du politique a, historiquement, et conserve pour le moment en tout cas, un périmètre national. Le XIXème et surtout le XXème siècle ont peu à peu étendu le périmètre du cercle d’influence économique à certaines régions du globe puis à la planète entière. On voit les conséquences en Europe d’une intégration économique laissant le politique à la traine, et ce, malgré la taille réduite du territoire, de faibles disparités économiques, sociales, éthiques, culturelles et environnementales, et des structures démocratiques fortes adjointe à une volonté commune d’intégration. Keynes propose de façon assez naturelle et raisonnable de faire à nouveau coïncider les deux cercles afin que des politiques économiques réelles puissent être mises en place. Et nous retrouvons ici le lien avec la Théorie générale, c’est-à-dire la capacité d’agir de l’Etat, notamment en matière de politiques publiques de l’emploi.
En quoi ceci annonce-t-il une sortie du capitalisme ? S’agissant d’un renoncement au libre-échange, principe fondateur du commerce international, nous sommes autorisés à y voir un premier pas vers un renoncement à ce qui constitue intrinsèquement le capitalisme, ou plutôt à un dépassement car, si une étape du développement économique a été l’internationalisation des échanges, il semble désormais qu’une autre voie, aux dimensions plus restreintes, dispose d’atout supplémentaires, même si difficilement quantifiables. Ceci annonce-t-il pour autant la fin de toute internationalisation, de la main tendue des peuples les uns vers les autres ? Une telle politique s’apparente-t-elle à un repli nationaliste ? Keynes, après avoir mis en doute l’influence apaisante du doux commerce développée par Montesquieu, écrit : « Les idées, la connaissance, l’art, l’hospitalité, les voyages : ce sont là des choses qui, par nature, doivent être internationales. Mais produisons des marchandises chez nous chaque fois que c’est raisonnablement et pratiquement possible… » S’il s’agit d’un nationalisme économique, il n’a manifestement rien de commun avec les nationalismes politiques auxquels le XXème siècle a été confronté. Il ressemble plutôt à un renouveau humaniste qui sécuriserait les besoins primaires des hommes en les soustrayant aux lois du marché et en les replaçant entre les mains du politique, et par là permettrait à une dimension de l’activité humaine supérieure à celle de production-consommation d’accéder au premier plan des échanges internationaux : « une politique visant à renforcer l’autosuffisance nationale ne doit pas être considérée comme un idéal en tant que tel, mais comme le moyen de créer un environnement dans lequel nous pourrons poursuivre d’autres idéaux, sans encombre, et de manière appropriée ».
Mais tout ceci ne va pas sans difficultés. Keynes, conscient des interprétations hâtives auxquelles les idées nouvelles sont sujettes, met le lecteur en garde contre plusieurs « dangers » de l’autosuffisance nationale, tout d’abord « la bêtise : la bêtise des doctrinaires », dont Lucien Jerphagnon a rappelé la dimension historique et qui sonne comme une mise en garde face aux certitudes de disposer de solutions toutes prêtes et supérieures ; ensuite, citant Paul Valéry, contre les partisans des révolutions, et contre la dictature de l’urgence, Keynes rappelle que « la transformation économique d’une société doit s’accomplir en douceur » ; et enfin, comme un écho à la pensée de Simone Weil5, Keynes considère que les méthodes modernes consistant à « anesthésier la pensée » et à « utiliser tous les moyens modernes que confère l’autorité en vue de paralyser la réflexion » sont à proscrire. Nous remarquons immédiatement l’absence de conseils de nature économique. Il ne s’agit donc pas de précautions techniques, mais de prescriptions morales. C’est Keynes philosophe, à la mode antique, rappelant l’importance de la sagesse dans la mise en place d’une politique publique, rappelant également, de façon indirecte, qu’un changement de société doit naître de la réflexion, c’est-à-dire d’une évolution commune de la pensée, et ainsi refléter le mécanisme vrai de la démocratie.
Keynes, en se contentant de fixer un cadre général, laisse un certain nombre de questions ouvertes, dont certaines sont si actuelles qu’on a pu voir le ministre du redressement productif payer de sa personne et poser en marinière pour inciter la population à acheter français. Car en effet, comme nous l’avons précisé, la première question que pose une renationalisation de l’économie est celle des débouchés. Nous avons vu que la compétitivité sur le territoire national d’un bien produit en France demeure bien souvent incertaine. Il est si inconcevable de songer à fermer les frontières que nous ne consacrerons pas de temps à la réfutation de cet argument. Le territoire français restera donc, au moins pour un temps, le lieu de la concurrence entre produits français et produits importés, avec les différences de prix que cela sous-entend, ce qui implique, comme unique moyen de soutien à l’économie, une participation active de la population. Quelle forme doit-elle prendre ? Keynes évoque dans son texte sa préférence pour le qualitatif par rapport au quantitatif ; il sanctionne la « règle autodestructrice du calcul financier [qui] régit tous les aspects de l’existence », et qui détruit la beauté des campagnes, les splendeurs de la nature, et serait même capable « d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne rapportent aucun dividende. » Il condamne également la façon dont ont été détruites les « traditions ancestrales de la paysannerie » dans le seul but de « payer la miche de pain un dixième de centime moins cher ». Réintroduire le qualitatif impose des renoncements importants, à la fois de la part des élites et de la population. Cela implique des efforts de la part des entrepreneurs pour retrouver le chemin de l’investissement national et de la responsabilité, renonçant parfois à de plus massifs profits hors de l’hexagone. Cela peut aller jusqu’à une limitation volontaire du développement économique de leur entreprise, la taille maximum ne rimant plus avec le maximum de prospérité au sens où Keynes entend ce mot. Cela implique également des efforts de la part des consommateurs qui auront pour devoir de soutenir activement cette volonté de réinvestir le cadre national. Les exemples récents de tentative de relance économique par une politique de la demande montrent que c’est rarement le cas ; c’est pourtant à ce niveau que se joue la réussite d’un tel projet. Il y a donc nécessité de la part des élites politiques et intellectuelles d’assumer leur rôle d’éducateur afin que, comme c’est en train de se faire pour le label bio qui prend de plus en plus d’importance, les produits français gagnent en visibilité et en attractivité, afin que le qualitatif surpasse le quantitatif, afin qu’à la fois les entrepreneurs et les acheteurs renoncent à cette absurdité qui conduit à payer la miche de pain un dixième de centime moins cher.
Ceci nous amène à questionner les axes de réalisation d’un tel projet de renationalisation de l’économie. Par où commencer ? L’économie locale, qui concerne principalement les petits artisans et les producteurs, ceux qui n’ont pas vocation à étendre leur rayon d’action au-delà de leur commune ou d’une partie de leur département, participe déjà de cet élan. Les collectivités locales, comme les cantines scolaires par exemple, qui font désormais confiance aux producteurs locaux montrent également la voie. L’élargissement de la vente directe du producteur au consommateur, le développement des AMAP, et certains marchés où les producteurs sont présents, démontrent que l’agriculture est probablement le secteur qui est le mieux à même d’entamer ce renouveau économique. Cette transition permet également aux petits producteurs de ne pas avoir à souffrir autant les conditions souvent intenables de la grande distribution. Par ailleurs, pour des questions d’hygiène, et parfois de santé publique, un retrait de la production agricole nationale du système concurrentiel international serait des plus bénéfiques. Pour le reste, c’est-à-dire pour les produits internationalisés, quelles sont les marges de manœuvre ? Soyons honnête, à l’heure actuelle, elles sont faibles, notamment parce que ce mode de raisonnement n’est pas encore familier, ni à la population, ni aux décideurs politiques, ni aux partenaires économiques de la France. C’est en partie la raison pour laquelle Keynes préconise de la douceur dans la transition et une renationalisation seulement « chaque fois que c’est raisonnablement et pratiquement possible ». Il est des secteurs pour lesquels, à moins d’une transformation radicale du mode de consommation, cela restera impossible. Renoncer à importer du pétrole, ou à exporter des automobiles demeure par exemple un non-sens. Nous n’irons pas plus loin dans l’exemplification de ce processus, car si Keynes ne s’y est pas essayé, force est de parier qu’en dehors de toute étude micro-économique spécifique, les généralités confineraient au sophisme. En tous les cas, ce renoncement progressif à l’interdépendance entre les nations apparaît bien comme un moyen intermédiaire, dans le mouvement qui va d’un capitalisme régulé à la décroissance, autorisant le politique à jouer à nouveau un rôle économique majeur, et à la nation à réinvestir le champ du politique et de l’économique en mesurant d’avantage le degré d’importance des choix quotidiens en matière de consommation. Ce renoncement signerait de facto la disparition du dogme de la main invisible et du marché autorégulateur, l’acte de consommation n’étant plus réduit à la satisfaction d’un besoin égoïste mais s’élevant à l’expression consciente et raisonnée des enjeux qui lui sont rattachés. Quelle place le politique doit-il jouer dans ce processus ? Ayant marqué l’importance du choix du consommateur et de l’engagement du producteur, la question du rôle du politique se pose. Nous pouvons dire que, dans une certaine mesure, le politique a déjà commencé à assumer son rôle par l’institutionnalisation de la volonté de renationaliser la production via la création d’un Ministère du redressement productif. Elargir ses ambitions à la consommation nationale et aux moyens de la dynamiser est une option immédiatement envisageable. A côté de cela, la France demeure liée à l’Europe et aux autres régions économiques mondiales par des accords internationaux auxquels il est impensable de renoncer. Le message adressé à la communauté internationale doit donc être dans un premier temps symbolique. Dans un second temps, si les bienfaits de la pensée keynésienne en matière d’autosuffisance nationale étaient plus largement partagés, on pourrait imaginer modifier le cadre des accords internationaux, et cibler le ou les secteurs qu’une nation est prête à soustraire à la concurrence internationale. L’Etat taxerait alors davantage les produits entrants d’un secteur déterminé, de manière à promouvoir la consommation des produits locaux et ainsi aider les industriels désireux de renoncer à l’exportation mais n’en ayant pas les moyens faute de disposer sur le territoire national d’un avantage comparatif sérieux, et, dans le même temps, afin que cette action ne soit pas assimilée à du protectionnisme, l’Etat renoncerait à toute forme d’exportation des biens de ce secteur. On verrait ainsi progressivement, secteur par secteur, « chaque fois que c’est raisonnablement et pratiquement possible », l’autosuffisance keynésienne se réaliser. Keynes nous rappelle à propos du capitalisme, comme Jacques Ellul l’avait fait à propos de l’anarchisme6, qu’il ne s’agit pas tant de réaliser une économie entièrement nationale, ce qui est probablement impossible, que d’orienter nos choix dans cette direction. Force est de reconnaître que le chemin apparaît long et ardu, cependant, la nécessité de s’y consacrer a été inscrite dans le marbre par le plus grand économiste du XXème siècle, et de ce fait mérite surement que l’on s’y attarde.
Frédéric Saint Clair
1 Jean-Christian Petitfils, Les communautés utopistes au XIXè siècle, Fayard/Pluriel, 2010
2 Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, La découverte/Poche, 2012
3 J. M. Keynes, L’autosuffisance nationale, in La pauvreté dans l’abondance, Gallimard, Coll. Tel, 2002.
4 Michel Beaud, Histoire du capitalisme, Seuil, 1981.
5 Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, Gallimard, 1957.
6 Jacques Ellul, Anarchie et Christianisme, La Table Ronde, 1998, p. 32.