mardi 17 décembre 2019

Pourquoi les Chinois sont-ils si travailleurs ? Le doivent-ils à une éthique confucianiste du travail ? En rien, montre Ji Zhe, maître de conférences en langue et culture chinoise à l’INALCO. La vraie raison est à rechercher dans la surexploitation capitaliste à laquelle ils sont astreints. En revanche, on peut trouver dans le confucianisme des textes relatifs à la nécessaire conjonction du travail sur soi et du travail sur le monde qui pourraient encore intéresser une politique de la lutte contre l’illimitation. Une politique du soin du monde. 
A. C.

L’éthique confucéenne du travail et l’esprit du capitalisme à la chinoise
JI Zhe

Le directeur d’une usine de jeans du Guangdong l’affirme avec fierté : « Les Chinois sont le peuple le plus travailleur du monde » . Malgré son accent nationaliste, cette observation peut être confirmée par les analyses les plus sophistiquées sur l’économie chinoise : la main-d’œuvre – souvent bon marché et soumise – est une clé de la croissance continue de la Chine depuis trois dernières décennies : elle fournit un avantage comparatif incomparable à ce pays dans la mondialisation. Le fait est indéniable, mais une question reste à étudier : pourquoi les Chinois sont-ils si travailleurs, alors que leur rémunération est souvent si faible ? Les raisons de cet état de fait sont sans doute multiples. Néanmoins, si l’on reprend la fameuse problématique de Max Weber, on peut se demander s’il existe des facteurs culturels ou religieux derrière le dynamisme de cette économie émergente. Par exemple, y-a-t-il un lien entre le miracle chinois et le renouveau actuel de la tradition chinoise, en particulier confucéenne ? Existe-il un « ascétisme intramondain » confucéen qui confèrerait un esprit particulier à ce capitalisme « à caractéristique chinoises » ?

Il n’est pas aisé de répondre à ces questions, pour peur qu’on les prenne au sérieux. En effet, il s’agit au fond de la question du « sens du travail » à laquelle le confucianisme, idéologie des lettrés-fonctionnaires de l’empire (qui sont statutairement coupés de tout travail manuel ou marchand), n’a jamais explicitement répondu et qu’il n’a même jamais posée. S’il existe une pensée du travail dans cette tradition, elle ne porte pas sur une catégorie spécialisée relevant de l’économie ou du droit, mais plutôt sur une notion diffuse qui coïncide avec l’activité vitale, telle qu’elle se manifeste dans l’action morale et politique de l’« homme de bien » ou de l’« homme accompli » (le junzi 君子).

Pourtant, il y a quand même deux notions caractéristiques du confucianisme qui semblent primordiales pour saisir le sens du travail en contexte chinois. L’une concerne la mise en œuvre de la vie morale personnelle, c’est-à-dire l’appropriation individuelle de la vertu ; l’autre concerne la perpétuation de la moralité au-delà de la vie limitée d’un individu, à savoir la transmission sociale de la vertu.

Dans le confucianisme, le travail sur soi et le travail sur le monde sont respectivement le début et la fin du chemin vocationnel d’un lettré, pour qui la vertu ne s’acquiert que dans le lien entre la réalisation personnelle et la mise en ordre de l’univers social. Dans la Grande Étude 大學, court texte de l’Antiquité qui prendra une importance considérable dans la pensée morale et politique du dernier millénaire de l’empire, est exprimée l’idée d’un continuum entre le travail sur soi et l’influence sur les autres. Cette progression vers l’idéal confucianiste se fait en quatre étapes de plus en plus englobantes : se perfectionner soi-même (xiu shen 修身), établir le bon ordre dans la famille (qi jia 齊家), bien gouverner le pays (zhi guo 治國) et enfin pacifier le monde (ping tianxia 平天下). Vu sous l’angle de la politique, ce projet est souvent résumé par l’expression « neisheng waiwang 內聖外王 », qui signifie réaliser la « royauté extérieure » à partir de la « sainteté intérieure ». À l’époque moderne, il a été critiqué pour sa confusion de la conscience morale et de la gestion publique, à tel point que les philosophes du « néo-confucianisme contemporain » ont jugé que la « royauté extérieure » appartenait désormais au passé, tandis que la « sainteté intérieure » pouvait être maintenue comme projet moral à l’époque contemporaine. Si ces objections ont tout à fait leur sens dans le contexte d’une modernité marquée par la différenciation institutionnelle et impliquant une nécessaire modernisation politique, la dimension trans-individuelle de l’idéal de la Grande Étude mérite toujours d’être médité. Il s’agit en effet de l’idéal d’une correspondance entre la moralité individuelle et l’ordre du monde. D’une part, cette correspondance suppose que le monde ne peut être changé que par un véritable travail sur soi-même, mais qui ne se limite pas aux hommes politiques, comme la Grande Étude nous l’enseigne : « Depuis le Fils du Ciel jusqu’au plus humble particulier, chacun doit s’appliquer avant tout à se perfectionner lui‑même ». D’autre part, l’objectif ultime du travail sur soi consiste à œuvrer pour un monde plus « pacifique ». Voici ce que dit l’Invariable Milieu 中庸, autre grand texte classique : « L’authenticité d’un l’homme ne lui sert pas seulement à s’accomplir lui-même ; elle sert aussi à accomplir les êtres ». Ici, les « êtres » renvoient aussi bien à l’univers social qu’à l’univers matériel. Or, comment le travail sur soi et le travail sur le monde peuvent-ils se raccorder ? Dans la perspective confucéenne, ce raccordement ne peut se fonder sur la pratique contemplative ou spéculative, pas plus qu’il ne peut reposer sur la force ou l’utilité, mais il s’effectue à travers une moralisation de la vie collective des communautés à différents niveaux, de la famille au pays. Autrement dit, la solidarité dans les sociétés premières (représentées par la « famille ») et la justice dans les sociétés secondaires (représentées par le « pays ») constituent une condition préalable à l’unification du soi et du monde.

Du point de vue confucéen, la famille est incontestablement la société première la plus importante, qui s’établit comme une base des communautés locale, régionale, jusqu’au niveau mondial. De ce fait, la famille est conçue comme l’espace élémentaire où la vertu est transmise et maintenue. Pour une famille confucéenne, il n’y a que deux choses qui méritent une transmission de génération en génération : le labour (geng 耕) et la lecture (du 讀). En d’autres termes, c’est la reproduction matérielle par la transmission des terres et la reproduction spirituelle basée sur la tradition qui forment le tout de la culture. Il s’agit ici d’un fait civilisationnel. En Chine ancienne, la Terre est sacrée. Le dieu du sol est vénéré par chaque famille, chaque quartier, chaque village, chaque vassal et par le Fils du Ciel lui-même ; il est le gardien et le symbole de la communauté. Par rapport à la ville qui est entourée par les murs et artificiellement créée pour la politique, les affaires militaires et le commerce, la région rurale est un lieu de culture qui se présente comme naturel. Malgré la mobilité des lettrés-fonctionnaires liée à leurs différentes affectations, la propriété terrienne de leur pays d’origine reste un ancrage très fort de leur être social. Ainsi, le témoignage laissé par les testaments de nombreux lettrés célèbres associe symboliquement le maintien du travail agricole à la perpétuation de la lignée. Des raisons économiques entrent bien sûr en ligne de compte, mais on peut également y voir un motif ontologique tout à fait important : le travail agricole est le paradigme même du travail, car l’homme y acquiert une confiance dans l’avenir grâce à sa coopération avec la nature féconde. Ainsi, nous pouvons comprendre pourquoi le labour est devenu une métaphore de la lecture dans la culture chinoise. En effet, tous les deux exigent une « assiduité » (qin 勤), une honnêteté (cheng 誠) et un respect (jing 敬) du rythme naturel qui sont la condition d’une reproduction durable.

Par conséquent, le sens du travail trouve ses ressources dans une double unité entre l’accomplissement de l’homme et l’accomplissement du monde, entre la production économique et la productivité culturelle. S’il existe évidemment des versions alternatives du confucianisme qui n’ont pas recours à ces deux notions, celles-ci nous permettent néanmoins d’interroger ce qui fait l’actualité des rapports au travail dans le capitalisme « à caractéristiques chinoises », et plus largement dans le monde du travail à l’époque de mondialisation.

En 2010, la Chine est devenue la deuxième puissance économique mondiale. La participation à la mondialisation, notamment sous la forme de l’utilisation des investissements étrangers et du commerce international, a constitué le moteur le plus important de la croissance chinoise au cours de ces trente dernières années. Or la mondialisation est un processus paradoxal. D’une part, elle intègre le capital, la production et la consommation à un niveau sans précédent. Mais d’autre part, elle conduit à une scission et même une opposition entre les travailleurs et le monde, car celui-ci est devenu pour eux une force opaque, voire hostile et exploiteuse. À cause de la marchandisation de la main-d’œuvre au niveau planétaire, la répartition rationnelle du capital est ajustée sur le prix de la main-d’œuvre. Dans cette compétition pour le coût du travail, plus une entité économique est capable de réduire, éviter ou différer le paiement des coûts sociaux et environnementaux du travail, plus elle a un avantage concurrentiel, au moins pour un certain temps. Tel est le cas de la Chine qui, avec la piètre situation qu’elle réserve aux droits sociaux, a obtenu des investissements et des commandes considérables et s’est transformée en « atelier du monde ». Ainsi, les travailleurs chinois trouvent des emplois (même si le chômage est de plus en plus important en Chine), mais à condition de se montrer peu exigeants sur leurs droits et leur bien-être. En ce sens, les travailleurs chinois et ceux des autres pays marqués par les délocalisations subissent en fait une même violence : la valeur, ou plutôt la dévaluation de leur travail est imposée à eux par un « monde » où le marché est unifié mais la justice sociale loin d’être universellement respectée. Dans ce contexte, l’impossibilité de s’« accomplir soi-même » et le sentiment d’oppression devant le monde peuvent aller jusqu’à enlever tout sens à la vie des travailleurs. À ce propos, l’histoire de Foxconn, le plus important fabricant mondial de matériel informatique basé en Chine, est symptomatique. Pendant une seule année entre 2009 et 2010, douze employés de cette entreprise se sont suicidés ou ont tenté de le faire. Selon une enquête effectuée en 2009, les employés de cette entreprise font en moyenne plus de cent heures supplémentaires par mois, or leur revenu mensuel ne compte qu’environ deux cents euros, même pas assez pour acheter un des iPhone ou ordinateurs portables Dell qu’ils fabriquent.

Dans cette situation, il n’est pas étonnant que la croissance économique spectaculaire de la Chine ne bénéficie pas à la majorité de ses travailleurs. Depuis des années, l’augmentation du salaire minimum est loin d’être proportionnelle par rapport à la croissance du PIB. Pourtant, la croissance s’apparente en Chine à une idéologie sacrée dont profitent avant tout les capitalistes sauvages et le pouvoir autoritaire. En effet, pour les capitalistes, la croissance assure le transfert continuel de la richesse produite vers leur compte. Pour l’État communiste, chaque année, un taux de croissance d’environ 8% lui permet de croire à la perpétuation de sa légitimité. Ensemble, ils fabriquent un culte de la croissance ou un « GDP-ism » qui a profondément marqué la société chinoise. Un effet cruel se constate notamment dans le déclin général des régions rurales. Limitée par le rythme de ses productions, l’agriculture contribue en effet très peu à la croissance du PIB. Par conséquent, le gouvernement chinois, en tant que seul propriétaire de jure de l’ensemble du territoire, ne cesse de chasser les paysans de leurs terres et de vendre « le droit d’utilisation » de ces terres aux investisseurs pour transformer les champs en terrain à vocation industrielle, immobilière ou de service. Selon une enquête, de 1996 à 2007, la terre labourée en Chine s’est vue réduite de plus 8 million d’hectares, et certains chercheurs estiment qu’au moins 100 millions de paysans chinois ont été privés de leurs champs. La perte de terre force les paysans à aller en ville pour gagner leur vie. Les dernières données officielles estiment le nombre total de migrants ruraux à 229,8 millions à la fin de 2009. Parmi eux, 145,3 millions (63 %) travaillent en dehors de leur bourg d’origine durant plus de six mois. Cette migration énorme de la population active condamne à l’isolement les personnes âgées et les enfants. Dans certaines régions, faute d’adultes, les activités culturelles et sociales ne peuvent plus s’organiser ; l’éducation se trouve au bord de la ruine. Une enquête officielle de 2008 montre que 58 millions d’enfants ruraux ne vivent pas avec leurs parents, et que beaucoup sont non-scolarisés. De l’autre côté, les paysans-ouvriers migrants sont marginalisés et discriminés dans villes. Ils travaillent souvent dans des situations de grande précarité et ne bénéficient d’aucune des prestations réservées aux résidents urbains. Ils ont perdu leur terre et leur lien social, et leur seul gain consiste en une identité collective de « main-d’œuvre bon marché ».

En résumé, un bref examen de deux aspects de la perception du travail au sens large dans la réflexion éthique confucéenne nous appelle à la méfiance devant les éloges naïfs du « miracle » chinois : ce miracle implique une violation de la tradition culturelle plutôt que la perpétuation ou le renouveau de cette tradition. La croissance obtenue grâce au « miracle » chinois pèse lourdement sur les hommes et la société. L’homme fournit un prix souvent exorbitant pour trouver du travail, mais ne gagne ni le monde ni un véritable rapport à soi. La croissance chinoise qui impressionne le monde se fait en réalité au détriment de la société, et si elle engendre une certaine amélioration des conditions de vie pour un grand nombre de Chinois, elle entraîne aussi des fractures gravissimes entre le rural et l’urbain, entre la vie et la production, entre la culture et l’économie. Dans ce contexte, une interrogation sur le sens du travail et sur la place de la tradition civilisatrice dans la poursuite d’une société meilleure n’a jamais été aussi urgente.


Cet article résume une communication présentée à l'Institut d'Études Avancées de Nantes dans le cadre du projet du centenaire de l'Organisation internationale du travail, les 30-31 mars 2010.

Voir China Blue, un film documentaire de Micha Peled (2005).

Depuis 1980, le Parti communiste chinois définit son régime post-maoïste comme un « socialisme à caractéristiques chinoises ». Ce régime, ironiquement critiqué par les observateurs comme un « capitalisme à caractéristiques chinoises », engendre un capitalisme à la fois sauvage et manipulé par le pouvoir. Voir notamment Huang Yasheng, Capitalism with Chinese Characteristics: Entrepreneurship and the State, New York, Cambridge University Press, 2008, qui analyse comment l’exploitation des peuples ruraux au profit de l’urbanisation et des entreprises étatiques et étrangères a permis à la Chine de garder une prospérité superficielle, mais au détriment de l’économie et la société à long terme.

自天子以至於庶人,壹是皆以修身為本。

誠者非成己而已也,所以成物也。成己,仁也;成物,知也。

Naturellement, l’histoire des idées confucéennes est une histoire faite de réinterprétations. Aussi faut-il rappeler que les textes classiques que nous avons cités ici avaient pour vocation principale de proposer un art de gouverner à l'empereur, ou à la rigueur au groupe des lettrés-fonctionnaires qui étaient à son service : la pluralisation des usages de ces textes est postérieure à leur écriture, mais aussi aux usages lettrés auxquels ils ont donné lieu au cours de l'histoire impériale. Ainsi, la lecture universaliste de ces textes n'apparaît que tardivement, au sein de certains courants du confucianisme hétérodoxe des derniers siècles de l'empire. Tout cela ne nous empêche évidemment pas de relire ces textes dans un esprit contemporain.

Ironiquement, les « ouvriers chinois » en tant que communauté ont été élus successivement par le magazine américain Time comme « personnalité de l'année 2009 », et par Smart Money comme l’une des « personnalités » les plus influentes du monde 2010, car ils « constituent une des forces les plus puissantes de l'économie mondiale ».

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