(11 juin 14) par Alain Caillé
La manifestation la plus patente de l'hubris actuelle c'est l'incroyable explosion des inégalités qui est une des principales matrices de la corruption, l'autre grande manifestation de l'hubris. Démesure, inégalités vertigineuses, corruption forment un système, en auto-alimentati on et auto--expansion permanente dont les trois pôles s'aliment l'un l'autre. L'explosion des inégalités est à la fois cause et effet. Lutter contre elle ne suffira pas mais rien ne se fera sans une telle lutte.
Nous ne serons pas crédibles, et rien n'avancera si nous ne présentons pas quelques principes généraux permettant d'amorcer une lutte à échelle mondiale sur ce thème (en le couplant à la lutte contre la corruption). Le Manifeste évoque la nécessité d'instaurer symétriquement un revenu minimum et un revenu maximum. Nous sommes donc en théorie d'accord sur le principe d'un revenu maximum, mais nous n'avons jamai s eu de véritable discussion approfondie sur ce point et moins encore, en conséquence, sur le niveau de revenu maximum qui nous semble souhaitable. Sans doute y aura-t-il de grandes divergences sur ce point entre nous, mais il devient maintenant urgent d'en avoir le cœur net et de voir si elles ne sont pas surmontables.
Quelle explosion des inégalités ?
Même si certains d'entre nous ont pu mettre en doute parfois la réalité de l'accroissement des inégalités, je ne crois pas qu'il puisse y avoir réellement matière à débat sur ce point. Nous tomberons aisément d'accord, je crois, sur le fait que si en moyenne les inégalités ne se sont pas accrues ces dernières décennies, voire ont légèrement décru en France par exemple', il n'en reste pas moins qu'on a assisté depuis 30 ou quarante ans à l'envol des rémunérations des 10 % les plus riches, et plus encore des 1%, et infiniment plus encore des un pour mille. Inutile de multiplier les chiffres que nous avons tous en tête. Juste quelques uns pour rappel;
Oxfam révélait récemment que 67 personnes possèdent une fortune équivalente à la moitié des revenus mondiaux (et le trend est à la concentration croissante de cette extrême fortune). En simplifiant et arrondissant, les chiffres du PNUD montrent que les 500 personnes les plus riches au monde gagnent autant que les 500 millions les plus pauvres. 1 très riche = 1 million de très pauvres.
Les données de Paul Krugman indiquaient, il y a dix ans déjà, que là où les 100 patrons américains les mieux payés gagnaient 39 fois le salaire de base de leurs employés en 1970, ils en gagnaient en 2000, mille fois plus. En trente ans ces inégalités ont été multipliées par 25.
Et puisque le livre de Piketty fait un tabac mondial (une bonne chose pour nous), voici quelques uns de ses chiffres (que je tire du dernier n" d'A/ter Eco, jui n 2014) :
ces 30 dernières années, la part des revenus accaparés aux USA par les 1% les plus riches a pratiquement doublé pour atteindre près de 20% du total.
Depuis les années 80, les 10% les plus riches recouvrent aujourd'hui plus de 50% du revenu total contre {30 à 35 % à la fin des années 90). p 61 : Ces 10% ont absorbé entre 2/3 et % des fruits de la croissance'. Le revenu de 80 % des Américains a stagné depuis. Les un pour mille accaparent 8% des revenus (vs. 4 à 5 % au Canada, UK et Suisse, et 3 % en Australie ou France). Etc.
Comment nous opposer à cette évolution si manifestement en rupture avec les principes de commune humanité et de commune socialité ? Année après années, tout le monde (à commencer par nos dirigeants politiques) s'étonne, s'indigne, se scandalise (ou feint de), mais non seulement rien ne se fait, mais la situation ne fait qu'empirer, comme inexorablement. Comme s'il n'y avait vraiment rien à faire. Ce sentiment d'impuissance générale n'est pas pour rien dans la désaffection envers le politique dont nous constatons les ravages. Face à la mauvaise volonté et à l'impuissance des États et des élites au pouvoir, la seule arme que nous puissions utiliser est l'opinion publique mondiale qu'il faut parvenir à mobiliser le plus massivement possible. Pour cela, il nous faut imaginer un ensemble de mesures à la fois parlantes, susceptibles de faire l'objet d'un consensus mondial. Des mesures radicales mais également plausibles et rapidement applicables. Ou, pour le dire autrement, des mesures qui parviennent à marier significativement et efficacement éthique de la conviction et éthique de la responsabilité.
Dans cette optique, il est possible de distinguer : 0} Une série de mesures complémentai res, susceptibles à la fois de contribuer à la résorption de la dette et à une diminution sensible des inégalités ; 2°) La définition d'une politique de revenu maximum qui, symboliquement, traduise et résume l'ensemble de ces mesures.
1°) Un ensemble de mesures souhaitables :
Je ne peux faire ici que lister' :
Lutter efficacement contre les paradis fiscaux, notamment en généralisant la politique américaine qui taxe ses nationaux où qu'ils réalisent leurs profits. Insensé que ça n'existe pas en France et en Europe.
- Jeter fortement l'opprobre sur la fraude fiscale et sur ceux qui placent leurs revenus dans des paradis fiscaux à l'étranger.
- Interdire les stock-options,les golden parachutes etc.
- Instaurer une Taxe Tobin effective (à quel niveau ?)
- Introduire de forts taux de succession.
- Restructurer (i.e. supprimer) les dettes illégitimes (lesquelles ? Selon quels critères ? )
Reprendre à notre compte une proposition qui figurait (en encadré, à titre d'hypothèse) dans un rapport du FMI paru en octobre 2013 (cité in Marianne, 6-12 jui n 2014, p. 34} : instaurer une taxe exceptionnelle (one-shot) de 10 % sur la richesse patrimoniale hors logement pour résorber l'explosion de la dette consécutive à la crise de 2009. Une telle taxe rapporterait de 5 à 600 milliards d'€ pour la France, et 3 000 milliards pour UE".
On pourrait/devrait travailler sur le couplage de ces deux dernières mesures dans une optique de jubilé.
Pour mémoire, rappelons la proposition Piketty d'un impôt progressif sur le capital : 0% < 1
Million €, 1% entre 1et 5, 2% au-delà. Ce qui rapporterait à l'échelle de l'Europe plus de 2
% du PIB, et sans doute plus pour la France.
Tout ceci me paraît souhaitable (avec interdiction, bien sûr, de la confusion banques de dépôt et d'affaires), mais ne prendra vraiment sens qu'inscrit dans un cadre symbolique plus général, plus clair et parlant. Ce rôle symbolique doit être joué par la proposition d'un revenu maximum.
2°) Vers un revenu maximum.
3 Sachant que nombre d'entre vous auront des formulations plus précises à proposer.
4 Une telle taxe ne concernerait pas que les très riches, ce qui me semble une bonne chose. Il faut que tous ceux qui ont un peu de biens participent.
La suggestion d'instaurer un revenu maximum se heurte à plusieurs difficultés. Au moins deux principales. La première est la conviction (morale amorale) qu'il est interdit d'interdire et qu'il ne faut pas fixer de limites à l'inventivité et à l'agentivité humaines. Et cette conviction est presque aussi répandue à gauche, voire à l'extrême-gauche que du côté libéral ou, plus encore, bien sûr, néolibéral, même si elle n'est pas autant proclamée. La seconde de ces difficultés est que la perception populaire est sans aucune commune mesure avec la réalité, comme si cette dernière était tout bonnement inconcevable, inimaginable, irreprésentable (et à de nombreux égards, elle l'est, en effet). Une enquête menée (ou citée ? ) par Piketty fin années 2000 (sur 2000 personnes) donnait à la question de savoir combien devrait gagner un cadre par rapport à une caissière de supermarché une réponse de = 4/1,sans distinction d'ailleurs entre les réponses des cadres et celles des ouvriers. Une enquête de François Dubet en 2004 montrait que c'est au-delà de 10 à 1que l'écart est jugé indécent.
Nous sommes là à mille lieues de la réalité. Et pourtant, il y a gros à parier que si un parti politique (convivialiste ? ) proposait de réduire effectivement l'échelle des revenus de un à 10, il subirait une large défaite. Et c'est très vraisemblable également avec une proposition de 1à 20, surtout si elle est faite dans une optique de lutte radicale des pauvres contre les riches (comme Mélenchon disant : « Au-delà de 20, je prends tout ». Le « je » fait déjà problème). Dans une optique d'universalisation convivialiste il est essentiel de ne pas apparaître comme des « preneurs », des
« partageux »,n'ayant comme souci que de prendre aux riches dans une logique de ressentiment. Le ressentiment n'est pas de bon conseil pour construire une société conviviale. Plus encore, il est indispensable de rallier à notre cause une partie des très riches, eux-mêmes convaincus (comme cela peut être le cas aux USA mais pas en France. Pourquoi ? ) qu'au-delà d'un certain seuil d'inégalités on sort des limites de la commune humanité et de la commune socialité.
Aucune révolution ne s'est jamais faite sans qu'une fraction des classes privilégiées n'entre en dissidence. À nous de jouer et de parier sur un sentiment de common decency. Or, quelles que soient les convictions de uns et des autres sur les justes inégalités, il est clair que nous ne rallierons pas cette fraction morale des plus riches avec un taux d'inégalité trop faible. Si nous étions encore au temps du capitalisme industriel, des Henry Ford ou des J-P. Morgan, nous pourrions, nous devrions proposer un maximum de un à 20, ou même moins. Mais nous sommes dans un tout autre monde, dont nous ne pourrons pas sortir d'un coup d'un seul et brutalement.
Je propose donc que nous adoptions comme principe que personne dans le monde n'est habilité à gagner plus de cent fois le revenu minimum de son pays (légal ou de fait), ou plus de cinquante fois le salaire de base.
Je laisse de côté la casuistique, les multiples questions concrètes que cette proposition soulève, car c'est du principe dans sa généralité qu'il nous faut pour l'instant discuter. Je sais que l'écart proposé apparaîtra beaucoup trop haut à nombre d'entre vous. Mais il est également certain qu'il apparaîtra ridiculement et scandaleusement faible à tous les représentants des élites au pouvoir. J'en déduis, jusqu'à plus ample informé, que ça doit être un bon compromis entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité. C'est une campagne mondiale de bonne gestion de la richesse privée, ni castratrice ni stigmatisatrice ni ressentimentale qu'il nous incombe d'esquisser au nom de la common decency et de la lutte contre les menaces de fin de notre monde.
Voilà, je me suis risqué à entrer dans ce débat délicat. Gus Massiah propose que nous consacrions une séance à cette discussion. Mais ça risque d'être difficile avant l'été. Si tous ceux d'entre vous qui se sentent impliqués dans ce sujet voulaient bien réagir par écrit, ça nous permettrait, je crois, de bien avancer.
1 En raison de l'augmentation relative du revenu du décile le plus pauvre.
2 En France, selon le rapport du Conseil d'analyse économique de 2011, (cité par Martin Hirsch pour Terra Nova), Au cours des vingt dernières années, les 10 % des rémunérations les plus élevées ont capté trois quarts de l'augmentation de la valeur ajoutée.