La pratique de la convivialité – et l’usage d’outils conviviaux au sens de Illich- me parait indispensable pour enrayer la marche de notre humanité vers les situations catastrophiques. J’ai proposé de discuter cette idée lors d’un colloque organisé à Tokyo, en 2010, entre Japonais et Français, quelques auteurs et intellectuels invités à cet effet, comme Alain Caillé, Serge Latouche, Patrick Viveret. Ils s’en sont emparés à des degrés divers, puis plus fortement et, après deux ouvrages publiés en 2011, la préparation collective, une année durant, de ce Manifeste,
a été organisée par Alain Caillé. Il nous appartient d’élargir encore de la manière la plus étendue possible la convergence sur ces fondamentaux d’une pratique conviviale afin de nous mobiliser massivement. Affirmons avec détermination notre volonté de nous engager – ce que tant d’entre nous pratiquent déjà – sur une autre voie que celle de la compétition entre individus à qui on fait miroiter l'espoir de réussir collectivement la poursuite d'une croissance indéfinie; cela n'est pas possible et les fruits amers du productivisme sont de plus en plus mal partagés. Pesons le plus possible pour infléchir l’évolution de l’humanité sur les voies qu’ouvrent les pratiques de convivialité.
Christophe Fourel a imaginé le sous-titre de ce manifeste : « Déclaration d’Interdépendance ». Il m’est apparu refléter l’esprit qui nous avait tous animés pendant la préparation et qui transparait à la lecture du manifeste bien que le mot n’y soit guère employé. Le manifeste propose en effet d’aller au-delà de l’individualisme méthodologique ou de l’indépendance individuelle qui peut mener au libertarisme, mais de garder le souci d’autonomie. Il propose aussi d’aller au-delà du holisme méthodologique ou du respect du collectif qui peut mener à la dépendance ou à la soumission au totalitarisme, mais de garder l’affirmation que l’individu n’est rien sans la société et sans l’environnement. Bref il invite à prendre le meilleur des deux options et à affirmer notre interdépendance, entre nous et avec la nature. J’ai donc rédigé une sorte de synthèse des idées du manifeste sous une forme qui rappelle les grandes déclarations universelles des droits ou de libération des peuples, qui égrènent les articles gouvernant la vie dans une société bonne. A discuter et enrichir.
Marc Humbert, Rennes le 30 juin 2013.
DÉCLARATION UNIVERSELLE D’INTERDÉPENDANCE GÉNÉRALE
(projet)
Préambule
Au cours de sa très longue histoire, l’humanité s’est déployée dans un petit coin de l’univers par la formation de groupes organisés de personnes, de communautés, de peuples, d’Etats entre lesquels les relations ont souvent été difficiles. Cela s’est accompagné de l’érection de divers types de frontières entre ces regroupements et avec l’environnement et dont les franchissements continuent à faire peser la menace de drames fatals qu’il faut éviter.
Ce projet de déclaration universelle a pour objet d’affirmer la reconnaissance d’une interdépendance générale à respecter entre les personnes, les groupes, les communautés, les peuples, les Etats et avec l’environnement naturel.
L’aspiration universelle de chaque être à la liberté et à l’égalité ne peut trouver de réponse ressentie comme juste que dans la reconnaissance par tous de cette interdépendance qui amène concrètement à pratiquer la convivialité pour des sociétés bonnes et pour assurer la paix à l’humanité au sein de l’univers.
Les articles ci-après énoncent les axiomes et les règles nécessaires à l’épanouissement d’une telle pratique.
Article 1 : La vie
La vie est la valeur essentielle commune et partagée par toutes et par tous au-delà des différences de sexe, de couleur de peau, de nationalité, de langue, de culture, de religion, d’origine sociale, d’opinion politique ou autre, de naissance ou de prospérité. Elle est consubstantielle à l’existence de l’univers visible et invisible, matériel, végétal, animal qui constitue l’environnement naturel dont est née 1l’humanité.
Article 2 : L’humanité
Il n’y a qu’une seule humanité ; elle s’est constituée en divers groupes qui ont forgé chacun leur milieu de vie au sein de l’environnement. Les êtres humains sont des êtres dont la vie ne peut être que menée ensemble dans ce milieu où ils aspirent à une vie bonne. Cette qualité de la vie croît avec celle des rapports entretenus les un(e)s avec les autres et avec la nature.
Article 3 : L’individu
L’individu nait au sein d’un groupe inséré dans un milieu qui l’accueille et le forme à ce mode de vie comme être humain interdépendant et participant à une commune socialité. L’humanité doit être respectée en la personne de chacune et de chacun de ses membres ; chaque personne doit pouvoir – sans discrimination d’aucune sorte- créer, construire, affirmer, faire évoluer son individualité singulière en développant sa puissance d’être et d’agir.
Article 4 : Le collectif
Le collectif est l’expression de la commune socialité des individus vivant en groupes au sein de l’environnement.
1-Toute personne manifeste son individualité particulière, en interaction avec les autres et avec l’environnement naturel, ce qui conduit immanquablement à des oppositions et des conflits. Les dynamismes individuels et les rivalités bousculent l’humanité mais restent féconds tant que les éventuelles destructions qui en résultent sont créatrices et ne mettent en péril ni le cadre de la commune socialité, ni l’environnement naturel de l’existence collective.
2- Les êtres humains vivent ensemble et forment des groupes, des groupes de groupes, des peuples, des Etats, des ensembles d’Etats qui ont, à chaque niveau de regroupement, leur individualité collective singulière à épanouir tout en préservant, de proche en proche, les conditions de l’existence collective pour le niveau plus élevé, jusqu’au niveau ultime, celui de l’humanité toute entière.
Article 5 : La volonté générale
Pour assurer le maintien de la commune socialité sans que cela passe par l’imposition aux autres de la volonté des un(e)s, il faut qu’une volonté générale puisse se former et soit acceptée par chacune et chacun.
1- Les êtres humains se regroupent pour vivre ensemble et forment des associations, des peuples, des Etats.
2- Chaque individu participe à l’organisation des interactions au sein des groupes dont il est membre fondateur ou qu’il a rejoint et contribue à la formation de la volonté générale de ces groupes, de ces peuples, de ces Etats.
3- Les modalités de participation et de contribution de toutes et de tous constituent un processus politique par lequel est établie la Loi, comme expression de la volonté générale.
4- La volonté générale se forme ainsi dans le cadre de processus participatifs directs aux échelons de regroupements de base – avec de petits nombres- et selon des formules mixtes avec des systèmes de représentations aux échelons plus élevés – avec de plus grand nombres.
5- La volonté générale s’exprime par la Loi commune et s’impose à toutes et à tous. De la même manière qu’elle s’élabore progressivement de l’échelon le plus restreint à celui le plus élargi, elle est affirmée et mise en œuvre selon le principe de subsidiarité : elle doit être exprimée, au service de la vie, à l’échelon le plus bas possible.
Article 6 : La Loi commune
La Loi commune résulte de l’expression de la volonté générale et s’impose à toutes et à tous avec justice.
1- La Loi assure que toutes et tous ont accès aux moyens d’exercer leur autonomie d’épanouissement. Ces moyens sont connus comme étant les droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et environnementaux qui permettent à toutes et à tous d’avoir une vie digne.
2- La Loi interdit toutes les actions qui ne sont pas fécondes pour l’humanité. En instaurant des limites, la Loi garantit que toutes et tous mettent en œuvre leurs droits avec responsabilité vis-à-vis des autres 2et vis-à-vis de la nature. Cette considération à l’égard d’autrui et de la nature est le fondement du sentiment de justice.
Article 7 : La convivialité.
La convivialité, art de vivre ensemble (con-vivere), valorise la relation et la coopération entre toutes et tous et avec la nature. Cela n’exclut ni les divergences ni les oppositions qui permettent la reconnaissance de toutes et de tous et de toutes les positions. Mais la convivialité est une force de vie. Elle interdit que le désir de reconnaissance et d’épanouissement ne s’enfle en démesure amenant une rivalité qui se transforme en guerre des un(e)s contre les autres et en force de mort.
Article 8 : Le primat de la vie culturelle
Le culturel est au cœur de l’interdépendance entre les êtres humains et avec l’environnement naturel.
1-La création et le partage de ressources – l’économie- et l’exercice des pouvoirs – la politique- sont des activités indispensables mais elles ne peuvent imposer leur primat au fonctionnement des groupes, des peuples, des Etats : elles sont soumises à la Loi commune.
2- Le primat est accordé au culturel, c’est-à-dire à la vie dans sa dimension de partage d’émotions et de sensations qui favorise aux échelons interindividuels et collectifs, les sentiments de dépassement de soi et de bonheur.
Article 9 : Les fruits de l’interdépendance
1- La mise en pratique de la convivialité et des articles de la présente déclaration constitue une éthique de la vie commune, dans l’interdépendance, pour une société bonne.
2- Partout sur terre, l’extension du convivialisme dans tous les regroupements humains, selon des modalités propres à leurs caractéristiques spécifiques, redonne à toutes et à tous une vie de pleine dignité et assure l’épanouissement de l’humanité dans son environnement.
3- Ainsi tous les êtres humains peuvent peu à peu retrouver l’espoir d’un futur meilleur à construire ensemble sur les potentiels et les promesses du présent.