mardi 17 décembre 2019

Un constat inquiétant

L’équation insoluble


Nous nous trouvons devant un problème, que nous ne savons pas résoudre, dans le cadre de l’économie classique. Elie Cohen parle « d’équation insoluble ». Comment concilier une croissance proche de zéro, un endettement fragilisant toutes les économies, la lutte contre un chômage commençant à faire monter l’extrême droite un peu partout, une montée des inégalités dans quasiment tous les pays, générant entre autres, un rejet très fréquent de tout accueil de migrants. La peur de la régression sociale et la redistribution des cartes en géopolitique font perdre ses repères à l’occident.

Concernant l’environnement, la COP 21, avancée notable, n’est malgré tout, qu’un accord de principe non contraignant. Il ne précise pas les moyens devant être employés par chaque pays. De plus, son éventuel respect ne permet pas de limiter le réchauffement à 2 degrés. Par ailleurs, nos institutions n’ont pas su, pour l’instant, s’imposer vis à vis des lobbies de la chimie. Cette dernière continue à nous empoisonner et à empoisonner notre environnement avec de plus en plus de conséquences irréversibles.

Patrick Arthus pense que la crise de l’euro peut durer 20 ans. Et Paul Krugman parle d’une trappe à liquidités, pouvant maintenir le monde dans une stagnation séculaire.

Pour Roosevelt, être gouvernés par l’argent organisé était aussi dangereux, qu’être gouvernés par le crime organisé. Nous en sommes là. Rien ne garantit que le « global collapse » ne sera pas au rendez-vous, suite à la prochaine explosion de bulle financière, que les injections massives de liquidités de toutes les banques centrales ne manqueront pas de provoquer un jour ou l’autre.

 

Le régime de croissance

Michel Aglietta, fait appel, pour analyser le fonctionnement de l’économie, à la notion de régime de croissance. Jusqu’à la fin des Trente Glorieuses, nous étions dans un régime capitaliste de type fordiste, caractérisé par des gains de productivités importants, et une négociation des fruits de la croissance, entre patronat et syndicats. La crise du pétrole de 73, mais auparavant le coût de la guerre du Vietnam, ont déclenché une inflation, que les USA ont cassée brutalement, en augmentant très fortement les taux d’intérêt. Le capitalisme ne s’est plus structuré autour des négociations salariales, le chômage ayant affaibli les syndicats. Mais grâce aux taux d’intérêt élevés, devenant la ressource rare, le capital a pris le relais. C’est l’origine de la prise du pouvoir par la finance. Toujours selon Michel Aglietta, le régime du capitalisme financier est aujourd’hui en bout de course.

 

Taxer le travail, dilapider la planète, cherchez l’erreur !

 Pour compléter le tableau, le rapprochement des fiscalités au sein de l’UE fait du sur place. Pourtant, c’est une condition nécessaire, pour lutter contre « l’optimisation fiscale » des multinationales et des plus riches.
 Par ailleurs, plomber le travail, quand le chômage est en train de détruire les démocraties, est pour le moins paradoxal. Or, une forte part de nos fiscalités européennes pénalise l’emploi. En effet, au sein d’un même type d’entreprise, il y a une corrélation positive forte entre la plupart des impôts et la masse salariale, et sans parler des charges sociales.

Cette situation nécessite de sortir des sentiers battus et d’imaginer des solutions radicalement nouvelles.

 

Démarche pour un essai de politique fiction

Partir de la réalité d’aujourd’hui en s'appuyant sur des livres, des articles, la radio, ses expériences personnelles, professionnels ou privées. Travailler avec la conviction qu’il n’y a pas de vérité, mais que des points de vue, et que c’est en les multipliant que l’on prend un peu de distance avec sa propre subjectivité.

Imaginer des mesures fiscales européennes, générant un changement de cap progressif et global. Cette réflexion se fait dans l'hypothèse d'une Union Européenne Fédérale, dotée de pouvoirs supra nationaux importants, et ayant un pouvoir d’entraînement sur le reste de la planète, grâce à des barrières douanière incitatrices.

Réfléchir aux conséquences pour 2030 en décrivant les réactions en chaînes jusque dans le quotidien des citoyens. Utiliser des personnages imaginaires pour faire vivre cette réalité.

 

Une révolution fiscale  

Remplacer, sur 10 ans, tous[1] les prélèvements obligatoires par des taxes sur les énergies non renouvelables et sur la pollution, peut sembler une hypothèse radicale.
 Certes, mais outre l’urgence des problèmes écologiques posés, un autre argument pousse à un choix de ce type. L’économie n’est pas une science expérimentale. On ne peut donc faire d’essais en laboratoire. Tout au plus peut-on chercher à prévoir l’avenir. Les économistes ne s’en privent pas. La démarche la plus courante consiste à prolonger des courbes et à en tirer les conséquences.
 En l’occurrence l’objectif est plus d’imaginer un monde posant le respect de l’environnement comme un préalable. Mais alors, les ruptures sont trop nombreuses pour travailler uniquement sur des prolongements de tendances.

En poussant le curseur au maximum, les réactions en chaîne sont plus nettes, plus simples à imaginer, peut-être plus stimulantes, les hypothèses plus innovantes.
 Par ailleurs, comme il n’est pas question de réfléchir à la mise en place de ce type de règle à un niveau inférieur à celui de l’UE[2], par la même occasion, nous nous dotons d’une fiscalité commune, d’une protection sociale équivalente.... L’Union européenne Fédérale est en place …

 

Une Europe ambitieuse et protectrice

Cette nouvelle politique fiscale aurait un effet fédérateur. Le dumping intra européen cesserait. Consommateurs et entreprises seraient fortement orientés dans leurs choix et de manière cohérente. L’UE se retrouverait en position de leadership concernant l’environnement.

Ce projet européen amènerait à développer des techniques, des produits rendus rentables par cette fiscalité. Par nos barrières douanières, nous exercerions une pression constante sur nos fournisseurs étrangers, pour qu’ils travaillent sur les mêmes bases. Nous leur proposerions notre technologie. Nous les aiderions ainsi à devenir respectueux de la planète.
 Le projet européen retrouverait un sens, bien au-delà d’un marché et d’une monnaie unique.

Parallèlement, les taxes sur les énergies non renouvelables faisant très fortement baisser la consommation des hydrocarbures au sein de l’UE, les cours mondiaux seraient durablement déprimés. Cela participerait largement à une redistribution des cartes au niveau international en diminuant efficacement l’agressivité d’un certain nombre de pays producteurs. Gaz de schiste et explorations sous la banquise ne seraient plus rentables.

Dans le même temps, les énormes efforts, réalisés sur l’isolation des bâtiments et des habitations, créeraient un grand nombre d’emplois. Le financement de ces travaux se ferait dans de bonnes conditions, car il s’agit d’investissements générant des économies importantes et durables. Les banques centrales débloqueraient, pour les banques de dépôt, des lignes de crédit, à taux très bas et sur une longue durée, pour ces réalisations.

Cette révolution fiscale provoquerait au niveau des entreprises des destructions créatrices devant être accompagnées, en particulier par de gros efforts de formation. En outre, il serait proposé une organisation de la société à deux vitesses. La fin d’un travail salarié serait souvent l’occasion pour une personne, de passer d’un mode de vie à un autre, de manière temporaire ou définitive. Par une démarche volontaire, cette étape pourrait amener une personne, sa famille à aller vivre en zone rurale, où elles bénéficieraient d’un logement, gratuit les premiers mois et seraient intégrées dans un SEL. Cela pourrait être une année sabbatique, l’occasion de suivre une formation grâce à Internet (on fait beaucoup de progrès à ce niveau), le démarrage d’une activité professionnelle localement, une préretraite, dans laquelle le SEL amènerait une part non négligeable du revenu. Cela passerait par une grande autonomie des communes, une organisation adaptée de l’accueil de la part des collectivités volontaires pour cette démarche. Le faible coût de la vie en zone rurale abaisserait très sensiblement le seuil de pauvreté. Ce serait la suppression de l’exclusion.

Cette organisation participerait largement à l’invention d’un nouveau système de protection sociale. L’État providence serait progressivement remplacé par la société solidaire. Les droits, et les moyens, leur répartition seraient définis au niveau de l’UE, le grand collecteur d’impôts. Mais les fonds de la protection sociale seraient affectés aux communes. Nous aurions une solidarité européenne au niveau de la collecte, et une solidarité locale au niveau de la mise en œuvre. La qualité de celle-ci serait contrôlée par les Cours Régionales des Comptes[3].

 

Les conséquences environnementales

La fiscalité, un levier écologique

Ces nouvelles règles fiscales, claires, progressives, simples dans leurs principes, annoncées à l’avance, peuvent réorienter l’économie, dans une direction favorable à notre survie sur cette planète. Elles pousseraient les entreprises à investir dans des projets durables, les banques à prêter, les particuliers à adapter leur habitation et leur mode de vie. Si un gouvernement veut faire voter un ensemble complexe de réglementations contre le réchauffement, les lobbies vont entrer en action et chacun dépensera beaucoup d’argent pour détricoter ce qui le concerne. Leur travail est beaucoup plus compliqué quand il s’agit d’une modification des règles fiscales, simple dans sa formulation et s’adressant à tous. Et dans ce cas, l’activité des lobbies est plus facile à contrôler.


Cette révolution fiscale n’implique ni de renoncer à l’essentiel des technologies que nous maitrisons aujourd’hui, ni d’attendre des miracles de celles que nous découvrirons demain. Elle peut se résumer en un slogan : « Taxons la pollution, pas le travail ». Slogan représentant l’essentiel du chemin à parcourir pour réintroduire l’être humain dans les écosystèmes. Celui-ci s’en est progressivement éloigné depuis la révolution néolithique. S’y réintroduire ne nécessite pas un retour en arrière, mais principalement de mettre nos connaissances au service des grands cycles de la nature : l’eau, le CO2, l’azote, … Nous devons tout faire pour cesser de les perturber. Cette réalité transcende les partis politiques, les philosophies, l’espace et le temps. Nous sommes aujourd’hui dans l’anthropocène, l’ère dans lequel l’être humain est devenu déterminant dans le fonctionnement de notre planète. S’il n’intègre pas cette réalité, en quelques dizaines d’années, nous assisterons à un écroulement total de nos sociétés.

 

Un nouveau régime de croissance 

Pour reprendre le concept cher à Michel Aglietta, nous pouvons ainsi bâtir un nouveau régime de croissance. L’économie serait structurée autour du respect de la planète par l’intermédiaire de la fiscalité.
Les travaux pour isoler nos habitations et nos bâtiments, le développement des énergies renouvelables, seraient la locomotive de l’économie. Cela nécessiterait bien sûr des financements importants, donc une augmentation de l’endettement. Mais cette augmentation serait économiquement acceptable, car elle correspondrait à une économie de chauffage sur la totalité de la durée de vie des constructions, ou à de l’énergie quasiment gratuite une fois les investissements réalisés.

L’agrobiologie serait source d’emploi, car elle nécessite plus de main-d’œuvre qu’une agriculture à base d’intrants (engrais, pesticides...). Elle serait aussi source de santé. 
L’être humain fait partie de la nature. Celle-ci est fragile mais pleine de potentiel. C’est à nous de l’utiliser à bon escient.

Toutes les recherches en chimie, pour avoir des produits et des procédés non polluants, seraient une formidable source d’innovation, et d’amélioration de la santé de l’ensemble de la population. Ce secteur perdrait une part importante de ses emplois peu qualifiés. Par contre, ces mutations vers la chimie verte, permettrait de conserver les emplois qualifiés.

 Pour réussir la Métamorphose, nous devons nous débarrasser de trois contraintes que nous nous imposons. Ce sont la croissance, la lutte contre le chômage et la dette.

La fiscalité prônée dans ce livre est totalement déconnectée du PIB, la croissance n’est donc plus une nécessité de ce point de vue.

Concernant le chômage et l’exclusion, la redéfinition des rapports ville-campagne participerait à la création de deux modes de vie différents. La ville deviendrait le lieu privilégié de l’efficacité, de la productivité, du rythme rapide, de la planification, la performance, l’innovation. Les zones rurales seraient le lieu privilégié de la solidarité, du temps choisi, des rythmes lents, de la créativité, l’expression artistique, de la convivialité. Le passage d’un lieu à l’autre se ferait facilement au cours d’une vie, pour une frange importante de la population. Cela ne serait pas toujours volontaire, mais permettrait souvent à l’individu de choisir son mode de vie en fonction de ses aspirations. Ce serait pour la société à la fois un amortisseur permettant à la machine économique de s’adapter sans exclure, mais aussi un réservoir de main d’œuvre nécessaire dans les périodes d’accélération. Cela favoriserait aussi des périodes de formations longues au milieu d’une carrière professionnelle.

En perdant l’inflation et la croissance, nous avons perdu les deux manières douces de maîtriser la dette. Il ne reste que la rigueur budgétaire, le défaut ou la fiscalité exceptionnelle des très riches. Ces trois armes devront être maniées avec doigté, en partant du principe qu’un état doit respecter un équilibre primaire, sauf éventuellement pendant de courtes périodes et pour des investissements devant à terme générer des économies. Un défaut partiel serait possible. Il pourrait avoir un impact limité si la procédure est rapide et concertée[4]. Il serait d’autant mieux accepté par les créanciers, que l’on aurait dans le même temps recours à une fiscalité exceptionnelle frappant les citoyens les plus riches.

À partir du moment où l’on est mentalement prêt à se libérer de ces trois contraintes, la croissance, le chômage et la dette, le champ des possibles s’élargit fortement. Les états, les économies, les citoyens retrouvent des marges de manœuvre.

Un autre monde est possible, la Métamorphose est en route…

 

Etienne Levesque 

L’Harmattan juillet 2016, lametamorphose.info 

[1] On verra que cette règle souffre deux exceptions présentées par le directeur des services fiscaux : taxe sur le bâti et impôt sur les très grosses fortunes p.42.
[2] L’UE est encore le premier marché mondial. Elle a donc, à condition d’en avoir la volonté politique, un pouvoir d’entraînement important.
[3] Sur ce sujet lire Le maire d’une commune rurale, p.156.  
[4] Celle-ci existe déjà pour les banques au sein de l’UE.

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