mardi 17 décembre 2019

Je traite donc à ma manière du thème de cette journée d’étude qui questionne une passion humaine : le désir d’avoir plus ou la soif de possession. Je souligne d’abord que cette passion concerne les comportements individuels (A), l’éthique personnelle, la morale individuelle, depuis la nuit des temps. Mais que cette passion concerne aussi le fonctionnement d’ensemble de la société (B) : comment assurer une certaine stabilité dans une société où tous poursuivent sans concession leur soif de possession ? Je rappelle que la solution n’a pas toujours été la même. En particulier quelque chose a changé au 18ème siècle. Dont l’effet a été hyper-amplifié par un bouleversement inattendu (C). Enfin je soutiens l’idée que c’est cela qui est la source de la menace qui s’aggrave sur la survie de l’humanité et que c’est cela qui doit être maîtrisé pour espérer instaurer une civilisation de convivialité (D).

 

A- Des comportements individuels soumis à des passions

La soif de possession est une passion tenue, de tout temps et en tous lieux, pour un vice par la morale sociale commune, un défaut auquel doit échapper celui qui veut mener une vie bonne.

Elle est non seulement un vice parmi ces autres vices[1] dont les hommes sont atteints, mais aussi elle se distingue parmi tous les autres vices. C’est ainsi qu’elle reste considérée au 18ème siècle.

 La soif de possession est particulièrement destructrice.

David Hume affirme ; la « soif d’acquisition et de possession est une passion […qui a] un pouvoir de destruction [… d’] une puissance démesurée (1739-140) ».

La soif de possession est universelle et première parmi les passions,

David Hume poursuit ; « L’avarice, ou le désir du gain, est une passion universelle qui agit en tout temps, en tout lieu et sur tout le monde »

Enfin la soif de possession et les pulsions combinées des autres vices n’ont pas de limite

.

Rousseau [2] (1755) réduit l’ensemble des passions à deux. Il distingue « l’amour de soi » pour satisfaire nos « vrais besoins » en acquérant une quantité finie de biens (les commodités de l’existence) et « l’amour-propre » qui nous pousse à rechercher l’approbation et l’admiration de nos semblables (la considération d’autrui) et qui ne connait par définition aucune limite.

 Dans le même esprit, Adam Smith, dans la théorie des sentiments moraux (1759), assimile même la soif de possession, et l’ensemble des vices, à la soif de reconnaissance : « Quel est le but de l’avarice, de l’ambition, de la poursuite des richesses, du pouvoir, des distinctions ? […] quels sont les avantages que nous attendons de cette grande fin assignée à l’homme et que nous appelons l’amélioration de notre condition ? […] être remarqués, considérés [...] avec attention, avec sympathie et avec approbation.

 Les hommes en ce qu’ils sont soumis à des passions, que ce soit la soif de possession, ou la soif de reconnaissance, se dressent les uns contre les autres pour les assouvir, au risque de se détruire mutuellement. « L’homme est un loup pour l’homme » selon Hobbes (1651). Alors que faire pour que la société ne soit pas le lieu d’une guerre de tous contre tous ?

 

B- Un fonctionnement d’ensemble de la société à assurer

 

Jusqu’au 18ème siècle, la solution est celle d’un Gouvernement fort et répressif

La solution d’un gouvernement fort et répressif a été pratiquée depuis la nuit des temps jusqu’au 18ème siècle : la contrainte et la répression exercées sur les individus par un ordre établi. Un gouvernement, un Prince, se garde le monopole absolu de la contrainte publique. C’est aussi ce que préconise Hobbes dans le Léviathan (1651), mais en lui donnant un fondement de pacte social que n’avaient pas les systèmes autoritaires préconisés dans le passé.

 Cette solution répressive sera réprouvée par les réflexions qui vont former l’opinion générale au 18ème siècle. Une lumière nouvelle éclaire la pensée : le peuple doit être souverain, et se gouverner lui-même via ses représentants élus, c’est la démocratie.

 Le contrat social à la Rousseau (1762) et la séparation des pouvoirs à la Montesquieu (1748) deviennent le modèle de référence.

 

La solution d’un Gouvernement démocratique, libéral imaginée par Les Lumières

Comment imaginer une société apaisée alors que des passions potentiellement destructrices et sans limites y seront libres de s’exprimer ?

 Sur cette question, un retournement stupéfiant de la pensée, de la relation à la morale, s’est produit. Son initiateur a été (le Hollandais) Bernard Mandeville[3] (1714). Il tient les vices privés pour autant de vertus publiques. A sa suite il sera considéré que « les passions humaines contribuent au progrès de l’humanité ». Pour Georg Wilhelm Friedrich Hegel[4] (1830) la ruse de la Raison laisse agir à sa place les passions auxquelles les hommes obéissent et sont cependant les agents inconscients de l’histoire universelle et de ses progrès.

 Pour le Smith[5] de La Richesse des Nations (1776), c’est en suivant individuellement cette passion, celle de la soif de possession, que l’on servira, sans le savoir, l’intérêt général, le bien public.

 La liberté dans le domaine économique met en concurrence les intérêts des uns et des autres qui tous poursuivent de leur côté leur soif de posséder plus. La main invisible est là, qui fait que tout cela contribue au bien public, à la richesse de la Nation. Citons Smith dans le texte.

 “It is not from the benevolence of the butcher, the brewer, or the baker, that we expect our dinner, but from their regard to their own interest. We address ourselves, not to their humanity but to their self-love, and never talk to them of our own necessities but of their advantages.” Book 1, Chap II p. 17.  “every individual […], generally, indeed, neither intends to promote the public interest, nor knows how much he is promoting […] he intends only his own gain, and he is in this, as in many other cases, led by an invisible hand to promote an end which was no part of his intention. […] By pursuing his own interest he frequently promotes that of the society more effectually than when he really intends to promote it. I have never known much good done by those who affected to trade for the public good.” Book IV, Chap II p. 421[6]

 

Le libéralisme économique libère la soif de possession, le désir d’avoir plus, la possibilité pour les individus d’accumuler indéfiniment

 

Les individus échangent librement entre eux, ils nouent librement entre eux les contrats qui leur conviennent, chacun poursuivant son intérêt personnel, sans se préoccuper du bien commun pris en charge par la main invisible. Telle est en matière économique la révolution libérale.

 

C- Un choc inattendu entraîne la révolution libérale vers une catastrophe

 

La libération des individus : une réussite apparente entraîne vers la catastrophe

La révolution libérale a libéré les comportements individuels des oppressions et des arbitraires du Prince et transformé nos « nations » européennes depuis le 18ème siècle : la liberté est garantie à tout individu, par des droits civils et politiques.

Cela inclut la liberté économique, celle qui permet d’avoir toujours plus, d’accumuler.

Les Libertés offertes à tous sans distinction : c’en est fini de l’esclavage, du sexisme, du racisme etc.

 En matière économique cette liberté a permis à la bourgeoisie – masculine- de dépasser la noblesse liée à l’ancien régime de Gouvernement, mais a laissé le peuple dans la pauvreté.

 Par la composition de la main invisible, l’exercice de la liberté économique a produit l’enrichissement des Nations. Potentiellement de toutes les Nations.
C’est ce que prétend Smith puis que « démontre » Ricardo (Principes d’économie politique et de l’impôt, 1817) avec sa théorie des avantages comparatifs, qui reste le fondement de l’actuelle Organisation Mondiale du Commerce. Le seul libre échange international est censé enrichir toutes les nations en permettant la croissance mondiale. C’est cette croyance qui guide quasiment tous les Princes élus qui nous gouvernent depuis l’après deuxième guerre mondiale.

 Les faits globaux observables vont justifier la thèse de Ricardo : entre 1820 et 1992 la production mondiale a été multipliée par 40 (elle ne l’avait été que par moins de 3 entre 1500 et 1820). Dans le même temps la population mondiale est passé de 1 milliard d’habitants à 5,5 milliards : cette multiplication par 5,5 fait que le niveau de vie matériel annuel du terrien moyen, a été multiplié par 8. (Il n’y avait que 400 millions d’humains en 1500 et leur niveau de vie matériel moyen n’avait progressé que de 15% entre 1500 et 1820). L’espérance moyenne de vie dans le monde passe de bien moins de 40 ans en 1820, à 70 ans en 2012.

 C’est une rupture radicale au regard de toute l’histoire de l’humanité : une exceptionnelle explosion des biens matériels disponibles pour une population qui prolifère de manière tout aussi fulgurante (7,5 milliards d’habitants aujourd’hui) et dont la durée de vie est allongée.

L’ampleur des inégalités matérielles entre les personnes enregistre la même explosion.

La croissance exceptionnelle creuse tout aussi formidablement les inégalités entre les individus au sein de chaque société et aussi entre les pays. En 1820, les écarts de revenu par tête entre les pays du Monde sont de 1 à 6, ils sont de 1 à 70 en 1992.

Les Nations dominantes se sont enrichies. En dépit de la lutte engagée officiellement contre le sous-développement depuis 1949, aujourd’hui encore 1 milliard d’humains ne mangent pas à leur faim. Le dernier rapport du World Inequality Lab montre que les 1% les plus riches du monde perçoivent plus de 20% des revenus mondiaux, tandis que les 50% les plus pauvres en perçoivent moins de 10%.

 C’est bien la volonté d’améliorer sa condition – disait avec modération Smith- ou dit autrement la volonté d’Avoir toujours plus, qui a poussé les uns et les autres à utiliser leurs libertés pour aller vers ces résultats globalement époustouflants. Au bénéfice principal d’une minorité.

 Cette réussite matérielle non partagée est en outre dangereuse. Elle est exploitation sans réserve de l’environnement considéré comme une ressource à disposition pour produire des biens dans un processus destructeur, directement polluant et qui rejette des déchets. En proliférant, les humains qui cherchent à avoir plus, mettent en péril leur habitat commun, la Terre. La catastrophe écologique menace l’humanité.

 Il faut souligner que ces résultats dangereux de la révolution libérale sont redevables d’un choc à peine entraperçu par les penseurs du libéralisme : la révolution techno-industrielle.

Le progrès technique accéléré nourrit tant les réussites que la course à la catastrophe.

C’est une erreur de faire du libre échange international le deus ex machina de la croissance explosive (bien ralentie depuis trente ans) de ces deux derniers siècles.

 1) la croissance mondiale emmenée par les essors industriels du 19ème siècle tant de l’Angleterre, de la France, des Etats-Unis que de l’Allemagne s’est faite sous une forte protection ; les trente glorieuses d’après-guerre en Europe, aux Etats-Unis, au Japon principalement, datent d’avant la « Mondialisation » qui n’a été libérée que par les accords fondant l’OMC en 1995. Depuis leur néo-libéralisation ces pays ont connu un trend de ralentissement de leur croissance. Quand la croissance ralentit, le commerce aussi.

 2) C’est la révolution industrielle autour de 1800, suivie d’une hyper accélération poursuivie du progrès technique qui a transformé l’effet de la libération de la passion d’accumuler en cette explosion de la croissance matérielle. Et qui nous amène à craindre un avenir catastrophique pour notre humanité.

 

D- Y-a-t-il encore un espoir de pouvoir établir une civilisation de convivialité ?

 Quelle est l’importance de la technique pour l’humanité ?

Toutes les espèces animales emploient des techniques, mais la nôtre est incomparable dans la poursuite de leurs perfectionnements, en accélération continue depuis la nuit des temps. Peut-on pour autant dire que l’humanité est née avec le silex taillé il y a six millions d’années ?

Non. Une sorte de commun accord scientifique fait commencer notre humanité avec du non-technique, du spirituel, du non matériel. Qui n’est pas du registre de l’avoir, de la technique.

 L’essence de notre humanité est du registre de la convivialité. L’humanité commence avec les témoignages d’une communication symbolique. Liée à la considération collective accordée à l’invisible et aux morts. Une prise de conscience, au-delà du soi, d’une appartenance collective, intergénérationnelle. C’est arrivé entre -50 000 et – 100 000 ans, à un moment où homo sapiens s’affirme et que la population mondiale atteint le million d’individus éparpillés sur la Planète. L’humanité est née, s’est construite sur cela, sur ce qui fait son humanité.

 Prendre soin les uns des autres, y compris de ceux qui sont morts et de ceux qui sont à naître, et se soucier de notre milieu de vie. Cette rupture lente nous distingue ontologiquement. Une période axiale (Jaspers[7]) du premier millénaire avant JC portée par les pensées de Socrate, Bouddha, Confucius, les prophètes Bibliques et Jésus, marque une étape qui offre un sens réfléchi à la vie, à l’humain sur Terre. Elle amènera entre autres la disparition des sacrifices humains. Les lumières du 18ème, avec la reconnaissance des droits humains, de l’égale dignité et liberté de tous, sans distinction de genre, de race…initient une autre étape, encore en cours d’accomplissement…Il nous faut continuer à faire avancer l’humanité : c’est ce que proposent les réflexions convivialistes.

 Il faut pour cela résister à la sidération et à l’asservissement exercés par le progrès technique. « L’outil passé un certain seuil au lieu de servir l’homme le rend esclave » (Illich, 1973). L’outil devenu méga-machine technoéconomique écrase les humains et dégrade la nature. Certains, fascinés et manipulés, sont prêts à s’enfoncer pour « la ruée vers l’or » du cyborg, de l’intelligence artificielle, du transhumanisme, dont seuls quelques happy few bénéficieront quand les masses seront pulvérisées. Mais "il n’y a pas d’autre richesse que la vie" (Ruskin, inspirateur de Gandhi). Et se tenir à ce précepte, c’est emprunter la voie convivialiste[8].

 

[1] Les trois vices de St Augustin, l’amour de l’argent, du pouvoir, de la chair, compensé par l’amour des louanges.

[2] Jean Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755

[3] The Fable of the Bees: or, Private Vices, Publick Benefits, 1714. Certes Pascal, (Pensées, 402 et 403, - 1670, pour qui l’homme est fait d’orgueil et de concupiscence) indiquait déjà « qu’une société qui doit sa cohésion à l’amour de soi [terme repris par Rousseau et par Smith] plutôt qu’à la charité peut fonctionner, si pécheresse qu’elle soit ». Mais on ne voit pas alors comment cette cohésion peut se faire.

[4] Leçons sur la philosophie de l'histoire (titre original : Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte) écrits de 1820-1830. Publication posthume.

[5] Ce qui a été dit plus haut à propos du Smith de la théorie des sentiments moraux (1759) évite de se poser l’’Adam Smith Problem (des commentateurs allemands) de l’apparente opposition entre les deux Smith.

[6] Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations by Adam Smith, edited with an Introduction, Notes, Marginal Summary and an Enlarged Index by Edwin Cannan (London: Methuen, 1904). Vol. 1. 07/11/2018. <http://oll.libertyfund.org/titles/237>

[7] Die grossen Philosophen, 1957.

[8] Argumentée par les 64 auteurs du Manifeste Convivialiste, Le Bord de l’Eau, Paris, 2013, et que j’ai explicitée à ma manière dans Marc Humbert, 2013, Vers une civilisation de convivialité, Ed. Goater, Rennes.

 


1 Intervention à la journée d’études du 10 novembre 2018 au Théâtre du Tarmac (Paris). Le thème de la journée était : Avoir ou ne pas Être ou la dissolution de l'Être dans l'Avoir et comment nous appartenons à un temps qui rend possible le non-être puisque nous finissons tous par croire, que ce que nous sommes, nous ne pouvons que le devenir dès lors que nous possédons.
2 Les trois vices de St Augustin, l’amour de l’argent, du pouvoir, de la chair, compensé par l’amour des louanges.

3 Jean Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755

4 The Fable of the Bees: or, Private Vices, Publick Benefits, 1714. Certes Pascal, (Pensées, 402 et 403, - 1670, pour qui l’homme est fait d’orgueil et de concupiscence) indiquait déjà « qu’une société qui doit sa cohésion à l’amour de soi [terme repris par Rousseau et par Smith] plutôt qu’à la charité peut fonctionner, si pécheresse qu’elle soit ». Mais on ne voit pas alors comment cette cohésion peut se faire.

5 Leçons sur la philosophie de l'histoire (titre original : Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte) écrits de 1820-1830. Publication posthume.

6 Ce qui a été dit plus haut à propos du Smith de la théorie des sentiments moraux (1759) évite de se poser l’’Adam Smith Problem (des commentateurs allemands) de l’apparente opposition entre les deux Smith.

7 Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations by Adam Smith, edited with an Introduction, Notes, Marginal Summary and an Enlarged Index by Edwin Cannan (London: Methuen, 1904). Vol. 1. 07/11/2018. <http://oll.libertyfund.org/titles/237>

8 Die grossen Philosophen, 1957.

9 Argumentée par les 64 auteurs du Manifeste Convivialiste, Le Bord de l’Eau, Paris, 2013, et que j’ai explicitée à ma manière dans Marc Humbert, 2013, Vers une civilisation de convivialité, Ed. Goater, Rennes.

 

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