mardi 17 décembre 2019

https://blogs.mediapart.fr/thomas-coutrot/blog/260618/monnaie-fiscale-complementaire-sortir-des-impasses-europeiste-et-souverainiste

Monnaie fiscale complémentaire : sortir des impasses européiste et souverainiste

Donner de l’oxygène aux pays étouffés par l’austérité en créant une monnaie nationale parallèle à l’euro ? En Italie, les deux partis au pouvoir l’avaient annoncé mais semblent y avoir renoncé. Au contraire de leur projet, le nôtre veut non pas préparer une sortie de l’euro mais ouvrir le champ des possibles, vers une refondation démocratique du projet européen. Par Bruno Théret et Thomas Coutrot

« L’innovation, c’est une désobéissance qui a réussi » (Jean-François Caron, maire de Loos-en Gohelle, ville en transition)

La crise de l’euro ne fait que rendre plus urgente la nécessité d’un nouveau projet européen, solidaire et écologique. Une sortie sèche de l’euro revendiquée par un gouvernement de gauche tuerait dans l’œuf cette perspective. La création de monnaies fiscales complémentaires au plan national peut permettre à un ou des pays pionniers de montrer aux peuples d’Europe une nouvelle direction et de gagner le temps nécessaire à un affrontement politique victorieux avec les institutions européennes.

L’euro de Maastricht : un projet caduc

La monnaie est un « opérateur social d’appartenance »1 à une communauté politique. L’euro voulait opérer la construction d’une communauté politique européenne par intégration économique et monétaire. Mais sous les formes privilégiées pour sa mise en place, il a abouti à un échec. Placé sous la tutelle de la finance internationale de marché et en subissant la crise de plein fouet, il s’est révélé aggraver les asymétries économiques et inégalités sociales qu’il était censé réduire et saper la communauté politique européenne qu’il devait construire. L’euro, conçu comme instituteur d’un marché unique autorégulateur, devait réguler la tendance de la globalisation financière à accroître les déséquilibres entre classes sociales et territoires nationaux. En fait il a contribué à déposséder les communautés politiques démocratiques nationales de leur capacité à contenir ces tendances. D’où sa perte de légitimité dans les pays déficitaires (France, Europe du Sud), prisonniers d’un chômage de masse. En outre, en tant que zone monétaire de plus en plus hétérogène mais ouverte aux grands vents financiers mondiaux, la zone euro n’est pas économiquement viable. Une prochaine crise politique ou financière la menacera d’éclatement.

Des réformes radicales des traités, de nature démocratique et solidaire, pourraient la viabiliser – régulation drastique de la finance, fiscalité et budget européens votés par un Parlement de l’Eurozone, etc… Mais les élites néolibérales n’ont pour l’instant aucune intention d’y procéder. Comme l’a montré l’échec de Syriza en Grèce, elles préfèrent mobiliser le pouvoir de la finance et la camisole des traités actuels pour poursuivre dans la même voie en écrasant toute tentative nationale de rupture.

L’action politique démocratique se déroule encore pour l’essentiel au plan local et national, l’espace public européen demeurant à ce jour atrophié et impuissant. Les politiques européennes échappent à tout contrôle des populations. De prochaines crises financières ou politiques en Europe provoqueront sans doute – à des rythmes différents selon les pays - de nouvelles tentatives de rupture avec le carcan des traités et de la BCE. Il faut donc s’y préparer afin de ne pas reproduire les erreurs passées et en tirant les leçons d’expériences historiques qui justifient qu’on ose sortir des sentiers battus.

La sortie sèche de l’euro n’est pas un objectif politique de gauche

Pour les nationaux-populistes de droite, la sortie de l’euro et le retour à une monnaie nationale dévaluée sont des perspectives naturelles et cohérentes. Vu le degré considérable d’intégration du système productif et financier européen, un tel choc pourrait d’ailleurs aggraver encore l’instabilité propice à leurs projets autoritaires et xénophobes.

Il en va autrement pour un gouvernement progressiste. D’une part, parce que la sortie de l’euro suivie d’une dévaluation compétitive de la nouvelle monnaie nationale serait une politique mercantiliste des plus classiques de relance par les exportations et de compression du pouvoir d’achat par inflation importée ; une politique agressive envers les pays concurrents (dont les autres pays d’Europe du Sud) et peu propice à une relance de la consommation populaire.

D’autre part, la bifurcation, nécessairement conflictuelle, en direction d’un nouveau modèle de développement, suppose un soutien massif de la population et des appuis solides chez les autres peuples européens : d’abord dans les catégories populaires mais aussi parmi les couches moyennes, épargnantes et entrepreneuriales, qui ont – ou pensent avoir - quelque chose à perdre à l’effondrement de l’euro et du projet européen.

Enfin et surtout, la construction d’un espace politique démocratique européen, condition d’un dépassement des antagonismes nationaux, est plus vitale que jamais pour organiser la transition sociale-écologique rapide et massive à laquelle nous sommes contraints, et qui n’est pas pensable à la seule échelle nationale ni même continentale. Nous avons besoin d’un projet crédible de reconstruction démocratique pour peser dans le rapport de forces global face aux transnationales, aux USA et aux pays dits « émergents ». Un tel projet devra s’affirmer dans le processus-même de la crise politique et économique européenne aigüe ouverte par la faillite de l’euro néolibéral. Dire « commençons par nous abriter derrière les frontières nationales, on verra plus tard comment on en ressort », c’est laisser de fait le champ libre aux forces nationalistes pour enterrer toute construction démocratique européenne.

Pour ces trois raisons, la sortie de la zone euro, qui d’ailleurs implique pour certains juristes une sortie de l’Union européenne tout court, ne peut être pour des progressistes ni un objectif en soi ni un préalable à l’action. Vouloir commencer par sortir de l’euro, c’est refuser d’assumer la bagarre avec l’Eurozone, c’est renoncer à imposer un débat politique transeuropéen sur la réorientation du projet européen. C’est aussi risquer de paniquer les couches moyennes sans satisfaire les classes populaires.

L’euro et ses vices de conception créent entre les peuples concernés une solidarité de fait, un intérêt commun à agir – y compris pour les Allemands même s’ils risquent de ne s’en rendre compte que trop tard. La bataille pour l’hégémonie politique ne peut être gagnée dans un seul pays européen : elle doit être menée aussi, à l’occasion d’une crise (possiblement terminale) de la zone euro, sur la scène politique européenne qu’elle contribuera ainsi à construire. Certains des principes premiers de la construction européenne, comme ceux de subsidiarité et de géométrie variable, largement oubliés par la technocratie régnante depuis sa néo-libéralisation dans les années 1980, restent disponibles pour mener à bien cette bataille. Cela nécessite toutefois que certains États membres reprennent l’initiative en mobilisant les ressources politiques dont ils ont encore la maîtrise comme les politiques économique et fiscale. Dans cette perspective, l’émission d’une monnaie de crédit fiscal complémentaire à l’euro, en tant qu’outil de politique économique et fiscale, nous parait devoir jouer un rôle crucial – même s’il faudra sans doute éviter de l’appeler « monnaie » (cf. infra).

Monnaie (de crédit) fiscal(e) complémentaire : les principes essentiels

L’enjeu est donc de partir d’une rupture politique nationale pour montrer qu’on peut sortir de l’austérité et mener des politiques alternatives qui répondent aux besoins sociaux sans remettre en cause a priori l’unité de la zone euro. L’émission d’une monnaie de crédit fiscal complémentaire à l’euro bancaire permettra à un gouvernement progressiste national d’injecter de la liquidité de façon autonome, efficace et ciblée et par là même de réduire immédiatement sa dette flottante et à terme sa dette consolidée2. Elle est strictement conforme au principe de subsidiarité, car elle ne peut être émise dans l’union européenne que par des États membres qui seuls disposent d’un pouvoir fiscal propre et légitimé par un vote annuel du budget par leurs Parlements.

Dans cette stratégie, l’euro est conservé en tant que monnaie commune de cours légal, mais est complété par un moyen de paiement national constitué de bons du Trésor de faible dénomination - de 5 à 50 euros - et de durée limitée mais renouvelable. Cette monnaie complémentaire peut aussi prendre la forme d’une monnaie électronique, gérée par le Trésor ou par une agence indépendante selon une application transparente. Adossée comme toute dette publique aux recettes fiscales à venir, cet instrument de paiement serait nommée euro-franc, euro-lire, euro-peseta, euro-escudo, etc., et maintenue à parité avec l’euro sans pour autant être librement convertible et négociable sur un marché des changes.

Il ne s’agit donc pas d’émettre une monnaie ayant cours légal, mais de proposer des titres de crédit à taux zéro destinés au règlement d’une part déterminée des salaires des fonctionnaires, des prestations sociales et des achats publics, dépenses qui sont de facto de la dette publique de court terme. Réciproquement l’État s’engage à accepter ces bons en paiement des impôts, à parité et au même titre que les euros émis par le système bancaire. C’est cette garantie qui assure pour l’essentiel l’acceptation sociale de la monnaie complémentaire en tant que moyen de paiement au niveau national, et le maintien de sa parité avec l’euro3.

La parité avec l’euro, ancrée dans la garantie de l’État, est une condition essentielle pour deux raisons. D’une part, elle renforce la confiance dans la monnaie complémentaire et bloque les anticipations inflationnistes. D’autre part – et par là-même – elle crédibilise auprès des peuples européens la stratégie affichée de lutte pour une réforme coopérative de l’euro, et rend plus difficile les tentatives d’étranglement par les institutions européennes du type de celui utilisé par la BCE en Grèce en juin-juillet 2015 (par asséchement du pays en liquidité). En revanche, créer une monnaie complémentaire convertible risquant d’être immédiatement dévaluée, signalerait d’emblée la possibilité d’une sortie, enclencherait des anticipations négatives, provoquerait une spéculation, de nouvelles dévaluations et in fine la sortie ; c’était d’ailleurs un scénario étudié par Schaüble et la BCE en 2015 en vue de préparer un Grexit4.

Un outil de réduction des inégalités, de relocalisation et de relance de la consommation populaire

Face aux politiques d’austérité prônées actuellement, il y a urgence à émettre ce type de monnaie partout où la monnaie unique conduit à la récession, au chômage de masse, à la montée de l’insécurité sociale, au déclin des services publics et à l’abandon des investissements de long terme indispensables à la transition écologique. L’État peut consentir des hausses de salaires (d’un montant uniforme, par exemple 300 euro-pesetas ou eurofrancs mensuels) aux fonctionnaires et rémunérer pour partie ses fournisseurs en monnaie complémentaire. Il injecte ainsi des liquidités supplémentaires doublement ciblées : sur les bas salaires et sur la production intérieure. En effet la non-convertibilité limite le report de ce pouvoir d’achat supplémentaire sur les importations, et les fournisseurs qui produisent localement sont avantagés par rapport à ceux qui importent. L’effet de relance se transmet rapidement au secteur privé et à l’ensemble des salariés. L’État retrouve ainsi une capacité d’investissement, en particulier pour la transition écologique.

Un outil de réduction de la dette

L’instauration d’une monnaie fiscale en tant qu’outil fiscal et de politique économique diminue la dette publique et la dépendance de l’État vis-à-vis des prêteurs étrangers. Combinée à un défaut sur une partie de la dette publique – celle jugée illégale ou illégitime par un audit citoyen - et à une restructuration éventuelle, si nécessaire, de la part jugée légitime, l’émission d’une monnaie de crédit fiscal participe en effet à la résolution à terme du problème de la dette publique car elle a un double effet sur la dynamique de l’endettement : un effet direct, puisque l’État arrête de s’endetter sur les marchés financiers pour tout ce qui concerne sa dette flottante (dette intra-annuelle de trésorerie), ce qui a aussi un effet sur sa transformation par consolidation en dette plus longue5; un effet indirect du fait du dynamisme économique relancé par l’injection de monnaie, la dette publique relativement au PIB diminuant à la fois par réduction du numérateur et augmentation du dénominateur. En outre le solde des échanges extérieurs s’améliore par réduction des importations, ce qui réduit également la dépendance à l’égard tant de la finance internationale que des marchés extérieurs.

Un instrument de souveraineté populaire non nationaliste

La dimension politique et symbolique est essentielle : l’émission d’une monnaie de crédit fiscal équivaut à la création d’un endettement sans intérêt de l’État à l’égard des citoyens, et la confiance dans ce type de monnaie se confond largement avec la confiance dans le gouvernement qui l’émet et dans son projet politique. A la violence de l’euro exercée par le haut, peut ainsi être opposée la confiance éthique du peuple dans la monnaie fiscale nationale. Ce regain de souveraineté populaire, démocratique et nationale ne se fait pas contre les autres nations européennes mais pour un projet alternatif de développement qu’on propose aux autres peuples pour s’émanciper ensemble de la domination de la finance. Les négociations évidemment conflictuelles avec les institutions européennes s’inscrivent dans une durée qui permet de construire ce récit sur la scène publique européenne et de lutter pour l’hégémonie politique. A cette fin, le principe de géométrie variable pourrait être mobilisé par le groupe de pays qui désirerait promouvoir au sein de l’Union européenne de telles monnaies fiscales complémentaires à l’euro. Certes mobiliser le principe de coopération renforcée serait sans doute difficile puisqu’il requiert un vote unanime du Conseil européen6, mais comme cela a été le cas pour les monnaies locales complémentaires, il suffirait qu’un pays s’engage dans cette voie avec des effets immédiats pour qu’il soit rapidement imité par d’autres, et que le dispositif devienne un « commun » partagé par un nombre significatifs d’Etats membres.

Des expériences historiques réussies

En France, le « circuit du Trésor » a permis de financer la reconstruction après-guerre par des principes similaires. Et des États membres de fédérations ont déjà expérimenté avec succès et dans la durée le recours à des monnaies complémentaires à la monnaie fédérale. Les conditions de succès de ces expériences sont connues : des négociations avec les syndicats de fonctionnaires et les PME, une émission modérée et contrôlée, un soutien populaire au projet politique incarné dans l’instrument monétaire. En fait l’idée de monnaie fiscale complémentaire trouve sa source non pas dans des a priori théoriques, mais dans des expérimentations historiques telles que :

- les « quasi-monnaies » émises par les Provinces argentines entre 1984 et 2003, dont la plupart - comme celle du patacon de la Province de Buenos Aires dans la crise de 2001-20027, ou celle du bocade de la Province de Tucuman qui a perduré de 1985 à 20038 - ont été couronnées de succès malgré la relative faiblesse de leur adossement fiscal et l’instabilité macroéconomique au niveau de l’État fédéral national ;

- les tax anticipations scrips émis aux États-Unis par de nombreuses grandes villes lors de la crise des années trente de même que la currency finance pratiquée par les colonies - Etats fédérés- américains au XVIIIème et, sous des formes spécifiques, au XIXème siècles.

L’idée s’inscrit en outre dans un débat de plus en plus animé en Europe depuis le début de la crise de l’euro, avec de nombreuses contributions académiques et même des articles – certes critiques de la pluralité monétaire - dans la presse financière (The Economist, Financial Times)9. Plusieurs dispositifs de monnaie fiscale sont proposés qui renvoient sans doute à la spécificité des situations des pays d’où émanent les propositions. Outre le modèle qu’on évoque ici et qui est inspiré du dispositif adopté par la Province argentine de Tucuman - dont on a pu montrer la résilience (de 1984 à 2003) et l’efficacité tant pour réduire la dette publique que comme outil de politique contracyclique -, la proposition italienne de tax credit certificates (TCC) distribuée par « hélicoptère » et associée à une tax debit card mérite aussi d’être étudiée, même si le choix qui y est fait de la négociabilité des TCC en euro au jour le jour paraît d’emblée problématique10.

Une démarche unilatérale mais coopérative

La création d’une monnaie de crédit fiscal nationale complémentaire à l’euro bancaire évite les écueils des deux familles de propositions de résolution de la crise de l’euro, le souverainisme et l’européisme. La première sacrifie le projet européen sur l’autel de la souveraineté démocratique réduite (illusoirement) à son échelle nationale, tandis que la seconde (dans ses différentes versions, néolibérales ou keynésiennes, prévoyant par exemple un système de monnaie commune accompagnée de monnaies nationales dévaluées de manière coopérative) sacrifie de fait les choix démocratiques nationaux à un improbable consensus réformateur européen.

Cette initiative n’est évidemment qu’un élément d’une politique économique bien plus vaste (réforme fiscale, moratoire et annulation de dettes, socialisation démocratique des banques, etc.). Mais elle est l’élément clé qui permet de résister au chantage des créanciers et de tenir dans la durée pour concilier les deux impératifs de toute stratégie progressiste aujourd’hui en Europe : s’appuyer sur les espaces démocratiques aujourd’hui existants – principalement locaux et nationaux – et initier un nouveau projet européen solidaire. Elle donne au(x) gouvernement(s) progressiste(s) le temps de mener la bataille politique européenne pour faire basculer d’autres pays et redéfinir la nature et les contours du projet européen.

Une bataille juridico-politique à préparer

Le dispositif peut être mis en œuvre de façon à ce qu’il ne soit pas contradictoire avec la lettre des actuels traités11, permettant la réduction des déficits et de la dette publiques. L’instrument de paiement ici proposé est en effet strictement de cours fiscal et local, et non de cours légal : il ne s’agit pas d’une monnaie au sens juridique du terme, et sa création n’empiète pas sur les prérogatives de la Banque centrale. L’émission de billets de crédit fiscal ne serait pas non plus inflationniste, car tout excès en la matière se traduirait par leur dévaluation par rapport à l’euro, et non par de l’inflation du niveau général des prix. Par ailleurs, au plan juridique, son implémentation ne peut pas déboucher sur une expulsion de la zone euro qui n’a pas d’existence institutionnelle séparée de l’Union européenne, ni sur une expulsion de cette dernière qui n’est pas prévue par les traités12. Ce sont là des points cruciaux dans la construction d’un rapport de forces favorable aux gouvernements qui entreprendraient d’innover de la sorte.

L’exemple grec, malgré sa forte spécificité13, incite néanmoins à penser que l’État qui prendrait l’initiative d’une telle innovation subirait très probablement des mesures de rétorsion de la part de la technocratie financière européenne afin de pousser le pays soit à abandonner son projet alternatif, soit à sortir de l’Union. Cette bataille semble inévitable et il convient donc de l’anticiper. Il y a ainsi nécessité, pour les partis politiques qui choisiraient cette stratégie, de se préparer à l’avance non seulement à construire la confiance dans la monnaie fiscale, mais aussi à une bataille juridico-politique serrée contre les interprétations, évidemment à fondement idéologique et politique, jugeant le dispositif contraire aux Traités.

Dans cette bataille pourraient être mis notamment en exergue les divers empiétements et autres dérogations vis-à-vis de la lettre des traités qu’ont pris l’habitude de pratiquer les institutions européennes et dont témoignent les organisations ad hoc comme l’euro-groupe ou le mécanisme européen de stabilité (MES), entérinés a postériori par la CJUE. On peut aussi s’appuyer sur un précédent de taille, l’usage du pouvoir d’exception par le gouverneur de la BCE et les excès de pouvoir de celle-ci par rapport à son mandat que représentent les « politiques non conventionnelles » justifiées précisément par de telles conditions pour « sauver » l’euro. Il est aussi possible de s’inspirer des pratiques allemandes de contestation des initiatives de la technocratie européenne consistant à les soumettre à l’avis de la Cour constitutionnelle du Bund.

Il convient également de se préparer à répondre à l’argument juridique selon lequel, même si elle est considérée comme relevant de la politique fiscale des Etats membres, i.e. d’une compétence qui bien que « coordonnée » au sens où elle fait l’objet d’un contrôle communautaire, reste de l’initiative exclusive –souveraine - des Etats membres, la monnaie de crédit fiscal serait prohibée par la CJUE car elle entrerait en contradiction avec l’esprit des traités européens selon lequel les Etats membres créent une « union sans cesse plus étroite » ( article 1er du TUE)14. Il s’agirait alors de faire valoir que pour un gouvernement déterminé prioritairement à sortir à tout prix des politiques d’austérité et de la trappe à liquidité, le dispositif est au contraire une solution pour maintenir, voire renforcer l’union, l’autre terme de l’alternative n’étant pas le statu quo de l’euro bancaire unique, mais la sortie de l’euro et donc de l’union. Après le Brexit, une sortie ne serait-ce que du Portugal ou de l’Espagne, sans parler de l’Italie, irait à coup sûr, quant à elle, à rebours d’une « union plus étroite »...

A cet égard, la stratégie discursive à adopter quant à la dénomination du dispositif est également importante afin de ne pas prêter le flanc à des accusations de faux-monnayage. Il convient d’affirmer le caractère de purs instruments de crédit fiscal de ces quasi-monnaies (termes utilisés par le FMI et la Banque mondiale dans le cas argentin des années 1980-90), s’agissant de bons du trésor au porteur et de petites dénominations, émis directement dans le public afin de servir d’instruments de paiement non contradictoires avec une politique budgétaire de réduction du déficit et de la dette.

Il est aussi nécessaire de réfléchir de manière précise à la forme du dispositif à créer, sachant que d’un point de vue juridique, selon le pays, il peut être plus aisé d’émettre une monnaie numérique ou une monnaie papier. S’agissant de construire un système de paiement parallèle au niveau d’un Etat membre, son opérationnalisation doit être soigneusement réfléchie de manière à réduire les contraintes juridiques et réglementaires, européennes mais aussi nationales, qui pourraient l’entraver et le rendre inefficace15. Il est clair pour nous que la monnaie fiscale nationale doit être largement autonome vis-à-vis de l’actuel système bancaire et des marchés financiers et qu’elle doit se fondre dans un circuit du trésor restructuré de façon à l’accueillir. La solution la plus simple a priori et dans l’urgence est de s’inspirer des expériences qui ont été couronnées de succès et dont la mise en place n’a pas nécessité une infrastructure complexe, ce qui conduit à pencher pour l’émission de billets complétée par la création de comptes courants au Trésor et à la poste (avec cartes de débit).

En tout état de cause, la contrainte juridique européenne ne saurait être immédiate et n’est que faible ; elle ne saurait empêcher un gouvernement décidé et dument préparé d’instituer un dispositif de paiement fondé comme toute dette publique sur des anticipations de recettes fiscales. Bref il ne faut pas abandonner a priori l’idée qu’en raison des inconséquences institutionnelles de l’UE et de la zone euro actuelles, il existe un espace politique et juridique permettant à des gouvernements progressistes de refuser tout chantage à la sortie de l’euro et de l’UE et de mener des politiques nationales autonomes susceptibles de modifier l’hégémonie en Europe. Un gouvernement qui aurait à son programme l’émission d’une monnaie fiscale complémentaire à et maintenue à la parité avec l’euro devrait être préparé à mener ce type de bataille de manière offensive, et non pas en situation de faiblesse sur le plan juridique. A cet égard, pour préparer une telle stratégie de défense du caractère légal d’une monnaie fiscale complémentaire, les forces politiques qui la portent devraient s’appuyer sur un groupe de juristes connaisseurs de la matière.

Si finalement une sortie de l’euro et donc de l’UE devenait inévitable, celle-ci serait moins douloureuse avec une monnaie complémentaire déjà en place. Surtout, à l’issue d’une telle bataille politique et juridique, elle apparaîtrait aux yeux des opinions publiques européennes comme une expulsion injustifiée, une sanction contre un gouvernement et un peuple courageux. Elle affaiblirait alors davantage l’hégémonie des institutions néolibérales européennes.

1 M. Aglietta, « La monnaie est un rapport social », entretien avec Jean-Marie Harribey et Dominique Plihon, Revue Les Possibles, avril 2015, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-6-printemps-2015/dossier-monnaie-et-finance/article/la-monnaie-est-un-rapport-social

2 Cf. Thomas Coutrot, Wojtek Kalinowski, Bruno Théret, https://www.veblen-institute.org/The-Euro-Drachma-a-Monetary-Lifeline-for-Greece.html ; Gaël Giraud, Benjamin Lemoine, Dominique Plihon, Marie Fare, Jérôme Blanc, Jean-Michel Servet, Vincent Gayon, Thomas Coutrot, Wojtek Kalinowski, Bruno Théret, https://www.veblen-institute.org/Ending-Austerity-without-Leaving-the-Euro-How-Complementary-Fiscal-Currencies.html .

3 En pratique, cette acceptation peut être aussi confortée en émettant des billets de durée de vie limitée par exemple à 2 ans et porteurs d’intérêt, mais à zéro coupon. Sur la variété possible des formes précises des monnaies de crédit fiscal, cf. B. Théret, « Le papier monnaie de petites dénominations émis par les provinces argentines entre 1890 et 2003 », https://www.academia.edu/36548963/Le_papier_monnaie_de_petites_d%C3%A9nominations_%C3%A9mis_par_les_provinces_argentines_entre_1893_et_2003

4 Jennen Birgit & Rainer Buergin (2015), « Schauble Said to Cite Option of Greek Parallel Currency », Bloomberg.com, 22 may. http://www.bloomberg.com/news/articles/2015-05-22/schaeuble-said-to-cite-option-of-greek-parallel-currency

5 Bruno Théret (2016), « Dette publique et auto-répression monétaire des États », Savoir/Agir, n° 35.

6 Matthieu Caron a attiré notre attention sur ce point.

7 Bruno Théret et Miguel Zanabria (2007), “Sur la pluralité des monnaies publiques dans les fédérations. Une approche de ses conditions de viabilité à partir de l’expérience argentine récente », Economie et Institutions, n° 10-11, p. 9-66. https://journals.openedition.org/ei/295

8 Bruno Théret (2018), « Birth, Life and Death of a Provincial Complementary Currency: Tucuman - Argentina (1984 – 2003) », in G. Gomez (ed.), Monetary Plurality in Local, Regional and Global Economies, London, Routledge. On montre précisément dans cet article l’effet très important sur la réduction de la dette publique de cette monnaie de crédit fiscal, judicieusement nommée « bono de cancelacion de deuda ». https://www.academia.edu/36548872/BIRTH_LIFE_AND_DEATH_OF_A_PROVINCAL_COMPLEMENTARY_CURRENCY_TUCUMAN_-ARGENTINA_1985_2003

9 Bruno Théret (2017), « Sortir de l’austérité grâce à des monnaies nationales complémentaires à l’euro : une revue de littérature », Communication au colloque de l’AFEP, Rennes, juillet.

10 Biagio Bossone, Enrico Grazzini, Marco Cattaneo & Stefano Sylos Labini (2015), « Fiscal Debit Cards and Tax Credit Certificates: The Best Way to Boost Economic Recovery in Italy (and Other Euro Crisis Countries) », September 8. http://www.economonitor.com/blog/2015/09/fiscal-debit-cards-and-tax-credit-certificates-the-best-way-to-boost-economic-recovery-in-italy-and-other-euro-crisis-countries/

11 Les deux juristes spécialistes de la monnaie européenne et des finances publiques que nous avons consulté, Jean Grosdidier et Matthieu Caron, partagent ce point de vue.

12 Phoebus Athanassiou (2009), “Withdrawal and expulsion from the EU and EMU: some reflections », Legal Working Paper Series, n° 10 / December, European Central Bank); Helmut Siekmann (2015), “The Legal Framework for the European System of Central Banks”, Working Paper Series no. 89, Institute for Monetary and Financial Stability, Goethe University Frankfurt Am main.

13 Spécificité concernant sa dépendance de long terme vis-à-vis de l’endettement externe et le statut privé de la banque centrale nationale qui ressort clairement respectivement de Carmen M. Reinhart et Christoph Trebesh (2015), « The Pitfalls of External Dependence: Greece, 1829-2015 », Munich Discussion Papers, n° 2015-17, et de Nikolaos Karatsoris (2015), "A Complementary Currency for Greece: An Institutional Perspective", may, https://www.academia.edu/17401928/A_Complementary_Currency_for_Greece_An_Institutional_Perspective et https://www.youtube.com/watch?v=JoZx1C9ogfE

14 Cet argument est avancé par Matthieu Caron.

15 Jean Grosdidier et Romain Zanolli soulignent l’importance de ce point.

 

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