Fin janvier 2011, aux États généraux du renouveau à Grenoble organisés par le journal Libération, lors d'un parcours civique initié par le Pacte civique et par des organisations proches, le philosophe Patrick Viveret proposait de construire une société civique reposant sur une triple alliance entre une société civile qui doit sortir de sa fragmentation, une société politique qui doit changer son rapport au pouvoir et une société médiatique qui doit abandonner sa posture désabusée-sceptique.
L'idée d'édifier une société civique se trouve au carrefour de deux intuitions, la première étant de dépasser les limites d'une société civile fragmentée, à l'influence politique faible sur les grands enjeux, pour se rassembler au sein d'une société civique où chacun exerce sa part de responsabilité, la seconde étant de développer le civisme dans toutes les couches de notre société en s'appuyant sur ceux qui acceptent de changer personnellement et collectivement pour affronter les mutations en cours. Il s'agit donc à travers l'édification d'une société civique de redécouvrir d'une part comment rendre l'ensemble de notre société responsable politiquement, de mobiliser d'autre part les énergies constructives pour réussir les difficiles transitions en mobilisant ceux qui peuvent faire s'exprimer le meilleur de notre peuple.
Il est important de rappeler que cette société civique vise le civisme au sens large, le défi étant d'articuler l'amélioration de nos comportements de personne vivant en société avec du savoir-vivre (civilité), de citoyens œuvrant dans le cadre d'une collectivité commune (citoyenneté), et donc de nos comportements à la fois de personne et de citoyen (civisme).
L'école pourrait éduquer en priorité à la civilité, le collège et le lycée au civisme et donc aussi à la citoyenneté ; les citoyens devraient poursuivre leur éducation et leurs apprentissages civiques tout au long de leur vie, en particulier dans des communautés et associations de base qui pratiquent le discernement et promeuvent la fraternité. Cet impératif éducatif, à retraduire dans nos comportements individuels et collectifs, est à la base de l'édification d'une société civique constituée de citoyens et d'acteurs prêts à prendre leurs responsabilités non seulement dans leurs domaines privilégiés d'action, mais aussi en coopération et en solidarité sur les questions essentielles posées à notre pays. Ceci nous conduit à proposer la définition suivante : la société civique est constituée de l'ensemble des citoyens et des acteurs collectifs qui, dans une perspective convivialiste, délibèrent et coopèrent pour agir au service du bien commun et pour inventer un futur souhaitable pour tous.
Comment édifier cette société civique et en faire un espace de large interaction, de délibération, de discernement, d’enrichissement réciproque et d'actions au service de l'intérêt général ? Il s'agit de mobiliser peu à peu tous les acteurs intéressés, qu’ils œuvrent au sein des associations, du monde politique et des médias, mais aussi dans les milieux économiques, scientifiques, artistiques, artisanaux, éducatifs, etc., ou aux marges de la société.
L'appel du 1 octobre 2014, à Lyon, constitue un exemple d'émergence d'une société civique réagissant à la montée des extrémismes : 110 personnalités ont signé « Nous nous engageons », invitant juifs, chrétiens, musulmans, personnes de bonne volonté, à œuvrer au quotidien pour être des artisans de paix et de justice ; à la fin de l'appel, les divers acteurs (religieux, enseignants, responsables de mouvements et militants associatifs, intellectuels, élus et militants politiques, syndicalistes et chefs d'entreprise, etc.) ont tous pris des engagements spécifiques pour concrétiser leur volonté d'agir.
La difficulté est de réunir dans la durée des citoyens et des acteurs issus de la diversité de notre peuple, partageant le même sentiment d’urgence sur la nécessité de faire face aux mutations en cours et d’agir ensemble pour construire le monde où nous voulons vivre. Heureusement le terrain sur lequel peut émerger la société civique est en cours de fertilisation grâce aux profondes remises en cause de nos rapports au pouvoir, à l'argent, à la nature, aux autres et grâce aux multiples initiatives civiques[1] à mettre en chaîne et en scène. Par contre le pessimisme ambiant ne favorise pas l'émergence de mouvements socioculturels qui aideraient à édifier cette société civique.
Le civisme des citoyens et la volonté des acteurs individuels et collectifs d'inscrire leur action dans une perspective de changement du rapport au pouvoir sont les fondements d'une société civique qui devrait contribuer à redéfinir ce qu'est une démocratie de qualité ; la mettre en œuvre devrait peu à peu renforcer la cohésion de notre communauté nationale. Encore faudra-t-il que les organisations de la société civile dépassent leurs champs d'action habituels pour coopérer sur des objectifs communs d'intérêt général. Ceci nécessitera en particulier :
- de choisir des domaines (par exemple une fraternité incarnée, une résistance aux dérives financières, une éducation au savoir-être et à la non violence, une écologie intégrale...) à partager entre organisations et associations conscientes de l'importance de l'implication civique et du rôle du politique ;
- de mobiliser les ressources humaines et financière pour promouvoir et valoriser les initiatives à portée civique et pour faire converger les organisations capables de générer des mouvements civiques ;
- de faire une priorité de l'éducation au civisme de tous et chacun tout au long de la vie ;
- de trouver parmi nous les prophètes, les leaders, les médiateurs, les animateurs, etc., capables de travailler dans la durée à faire émerger cette société civique.
Jean-Claude Devèze, le 30 juin 2015
NB Ce texte a été largement inspiré par ce que j'ai écrit à ce sujet dans mon livre « Citoyens, impliquons-nous, (re)prenons le pouvoir » (Chronique sociale, 2015) ; il a bénéficié des débats au sein du Pacte civique et des Etats généraux du pouvoir citoyen.
[1] Voir par exemple Eric Dupin, Les défricheurs, voyage dans la France qui innove vraiment, La découverte, 2014.