mardi 17 décembre 2019

D’entrée, le Manifeste Convivialiste affirmait  l’existence de menaces de tous « ordres » auxquelles il convenait d’opposer une réponse doctrinale, le convivialisme, assorti de quatre principes références de cette pensée politique. Mais il ne disait mot sur les forces appelées à les mettre en œuvre, comme s’il se tenait à l’extérieur de ce qu’il convenait de faire.

Puis, avec « Le convivialisme comme volonté et comme espérance » apparut un première esquisse de la traduction de cette « doctrine » tantôt à partir de faits et de réalisations, tantôt à partir d’un approfondissement ou d’un élargissement des questions restées en suspens dans le Manifeste.

Le Colloque de Rennes a fait naître la perspective que cette pensée politique pouvait, voire devait s’accompagner d’une prise en charge de la question des forces politiques potentiellement porteuses de ce projet, via les exposés de réalisations pouvant se réclamer du convivialisme. Les cercles convivialistes se dessinaient comme une forme générale possible d’un Mouvement Convivialiste.

Avec « Eléments d’une politique convivialiste » est apparue récemment une série de propositions programmatiques censées définir quelques illustrations sectorielles de la doctrine générale.

Bref, depuis ses origines, les convivialistes, ont affirmé le caractère éminemment politique de leur démarche. Et cependant, très vite une question s’est posée : comment expliquer que cet effort fait par les premiers signataires du Manifeste, intellectuels de haut niveau, pour dépasser leurs divergences au titre d’un souci de la sauvegarde d’une humanité en péril n’ait pas connu un écho plus important ? On peut se reporter à des raisons de « communication », explication souvent avancée de tout échec politique ; on peut aussi estimer que le volume de signatures n’a pas atteint le seuil suffisant pour faire sa place dans l’espace public du monde des pétitions numériques, source assurée de légitimité. On peut aussi penser que les raisons en sont ailleurs.

Et pourtant, si en France, on assiste aujourd’hui à la fois à une incroyable cacophonie politique, émergent en même temps sur la scène publique certaines idées convivialistes et plus encore la prise de conscience, diffuse ou affirmée selon les individus et les groupes sociaux, des risques que notre société encourt et tels qu’ils étaient dessinés par Le Manifeste. Et du coup, on peut se demander si « l’heure » du convivialisme n’a pas sonné .sous réserve qu’il assume d’être une force politique

C’est à partir de cette hypothèse que les réflexions qui suivent sont faites.

 

A PROPOS  « DU » ET DE « LA » POLITIQUE.

L’utilisation sous forme indifférenciée du terme « politique » par tout citoyen, « politologue » émérite, responsable ou simple militant politique, intellectuel ou client du café du commerce est à la fois le reflet et l’un des fondements de ce que tout le monde appelle crise politique. Et celle-ci est l’une des crises décrites depuis le début par les convivialistes. Mais se résume-t-elle, comme le présente « Autrement dit, autrement fait » à une crise qui n’affecterait que le registre du pouvoir ?

Si on revient à la distinction opérée par Alain Caillé dès « La démission des clercs » (1993) dans sa conclusion, jusqu’à son chapitre 8 de « Théorie anti utilitariste de l’action -fragments d’une sociologie générale - » entre le etla politique, les choses s’éclairent autrement. En deux mots, A. Caillé distingue la politique comme ordre de la conquête et de l’exercice du pouvoir, et le politique comme articulation de quatre ordres, celui de l’économique, celui du culturel, celui du social et celui de la politique, articulation qu‘il définit comme « rapport des sociétés à leur propre indétermination et comme mode de liaison des divers ordres » (op.cit. p.126). Autrement dit, le politique inclut sans s’y limiter la politique. Et dès lors, lorsque nous parlons de crise politique, de quoi parlons-nous : uniquement de ce qui a trait au pouvoir, ou bien du dysfonctionnement généralisé des différentes articulations possibles entre les quatre ordres ? Et l’usage courant du terme politique ne renvoie-t-il pas le plus souvent de façon indistincte aux deux sans préciser duquel il s’agit et plus encore, sans obligatoirement faire référence à leur rapport obligé ?  Et pourtant il est aussi nécessaire de distinguer les deux que de ne jamais oublier que la politique est toujours au cœur du politique et que celui-ci n’a pas de sens sans elle.

Cette indistinction, combinée à un oubli du rapport obligé, n’est pas qu’un regret de coquetterie intellectuelle. Au-delà des mésinterprétations théoriques, elle induit des traductions pratiques. Le façonnement de l’opinion publique sous l’angle de la réduction du terme politique à sa seule dimension du pouvoir est une façon d’accélérer la crise du politique, en réduisant l’impossibilité d’un monde désirable à une incapacité des hommes politiques à penser et agir pour y parvenir. Comme si c’était chose facile de penser et d’agir pour qu’il en soit ainsi. L’éviction d’une pensée complexe de l’articulation a pour corollaire le développement du « y a qu’à », « faut qu’on », paradigme commun à toutes les formes de populismes qui ne cessent d’accroitre leur emprise sur « la » politique.

 Si dans un contexte de montée des dangers et au cœur des rapports entre la et le politique, se cache la complexité doublée de la nécessité de penser et d’agir à la fois, il est nécessaire d’introduire une distinction supplémentaire entre pensée politique et théorie politique. Nous pourrions appeler pensée politique tout ce qui relève d’une pensée du politique, et théorie politique ce qui a trait à la traduction de cette pensée du politique dans l’ordre de la politique. Ou autrement dit de proposer, au titre de la nécessité de penser un monde vivable, un ensemble de suggestions programmatiques assorties de la construction des forces qui en assureraient la réalisation et la pérennité. Sans quoi la pensée politique serait incomplète et sans doute vaine car amputée d’une partie de sa réalité, cette partie qui peut lui donner « politiquement » (dans la pleine acception du terme) crédit.

Une telle option apparaît comme au moins l’un des moyens de redonner de l’unité au terme politique. Si le monde politico-médiatique peut aujourd’hui massivement se permettre un jeu de dupes permanent où la petite phrase pleine de sous-entendus d’un côté, les grandes envolées lyriques sans conséquences de l’autre fonctionnent comme critères de l’analyse politique, c’est bien parce qu’il ne réunifie jamais pas les deux.

Et derrière cette réunification, se joue la place des intellectuels dans la construction du politique et leurs rapports à la politique.

 

A PROPOS DE LA SITUATION POLITIQUE FRANCAISE 

Au titre des dangers qui nous menacent, une bonne partie de la pensée du politique et, pour ce qui nous concerne les textes produits depuis le Manifeste jusqu’aux derniers écrits des convivialistes, font référence aux tendances lourdes qui travaillent nos sociétés

Du côté de la politique et incluant la distinction pensée politique / théorie politique, la situation politique française pourrait se traduire, de la façon suivante.

Quelques traits dominants. 

Massivement partagées et expliquant pour une bonne part les taux très hauts d’abstention, ils concernent :

- le discrédit massif de la politique dont la fonction serait plus de se servir que de servir, accompagné d’un rejet des élites, amalgamant les technocrates, les dirigeants politiques et leur cour, les éditocrates, les think tanks et les intellectuels hors champ de la politique : la question de l’utilité de la production intellectuelle est en jeu ;

-       le sentiment d’une impuissance politique découlant de la force irrésistible de tous les pouvoirs économiques tant à l’échelon national qu’international et, dans le même temps d’une croyance aveugle que seules les réformes économiques peuvent résoudre tous les maux de la société ;

-       la désagrégation des repères des différences entre droite et gauche, accélérée par les crises internes qui frappent l’une ( de nature politicienne) et l’autre( appelée par commodité éditoriale « crise de la social-démocratie ») et dont le phénomène Macron est la dernière traduction. Et cette désagrégation ouvre un boulevard au « ni (de) droite ni (de) gauche qui accroit cette perte de repères ;

-       une montée des populismes, conséquence des deux précédentes. Si on ne peut amalgamer les deux sur bien des points et notamment sur la question de la démocratie, ils se rejoignent malgré tout sur l’adhésion à la solution d’un homme ou une femme providentiels qui promettent de donner tout le pouvoir au peuple ayant par définition raison a priori, ce qui évacue radicalement les rapports entre le et la politique et la nécessité d’une pensée complexe prenant en compte l’éventuelle co-présence de différentes formes de démocratie (représentative, directe, d’opinion…);

-       l’émergence d’une société longtemps appelée société civile par commodité, mais dont la nature est éminemment politique et qu’il est plus juste d’appeler civique. Pour l’essentiel, il s’agit d’une bonne partie du mouvement associatif, en tout cas sa partie qui met à l’ordre du jour son souci de l’avenir, du (des) bien(s) commun(s), d’une éthique de responsabilité collective, du refus de repli sur soi et du « faire » ici et maintenant en relation avec une attention permanente au sens de l’action. Et cependant, cette société « civique » reste limitée et segmentée sur chaque champ d’activités qu’elle a investi, élaborant et se réclamant à la fois d’une pensée du politique qui se limiterait à l’un ou l’autre de ses ordres (selon les cas, le social, le culturel, l’économique) à l’exception de celui de la politique. En résumé, cette société civique se caractériserait par son localisme et/ou son « parcellitarisme » opérationnel, à l’exception de certaines grandes luttes dont la dernière est ND des Landes. Mais sitôt la mobilisation retombée, chacun rentre chez soi. Dans la même veine, on pourrait associer Nuit Debout. On ne voit pas apparaître d’effet cumulatif dans le temps ou dans un processus quelconque d’organisation pérenne.

-       la fin du modèle militant dominant au nom du « tout politique »  engagée depuis les années 80 (Cf.  Jacques Ion « La fin des militants ? ») et confirmée depuis, remplacé par un refus de tout sacrifier au militantisme( et du coup, baptisé par certains avec une forme de mépris de « sacrificiel ») et qui à la fois « humanise » l’investissement militant et fragilise son efficacité.

 

Et les convivialistes dans tout ça ?

Au regard de ces quelques traits dominants de la situation politique française, les convivialistes se distinguent pour le moment par leurs écrits. Et puis pour certains d’entre eux, et on ne sait trop si c’est en arrière- plan ou sur les côtés, par une inscription plus militante dans cette société civique. Mais quels rapports y-a-t-il entre la production théorique et l’engagement militant de certains ? Difficile à dire et à lire. Peut-être n’y en a-t-il d’ailleurs pas, la sphère commune de la pensée suffisant à maintenir équilibre et unité du mouvement tout entier, en évitant les sujets qui fâchent. Comme si le maintien commun dans le registre de la seule pensée politique garantissait une unité qui pourrait se fissurer si on entrait dans celui la théorie politique.

Mais y-a-t-il cohérence à se satisfaire d’une production de pensée politique dans ce champ de ruines politiques français intégré lui-même à des dangers planétaires ? D’autres le font mais, quelle qu’en soit la qualité et l’importance, sans grand effet sur le cours des évènements. La recomposition du politique n’exige-t-elle pas de penser aussi en termes de forces politiques à dégager pour participer à la reconstruction de la partie de « la » politique de ce tout politique ? Quelles perspectives emprunter dans ce cumul de défis à relever tel qu’exposé plus avant au titre de la situation politique française ? Comment ne plus se contenter depensée politique et se mettre à produire de la théorie politique, renouant ainsi les deux aspects du terme politique ?

La lecture du compte rendu de la réunion du 28 novembre 2016 indique que l’entrée des convivialistes dans le champ politique n’est plus à exclure. Du coup, la mise en route de formes pratiques (et non plus seulement théoriques) d’engagement politique ouvre la voie à une possible production de théorie politique dont l’absence est au cœur de la crise politique. C’est à cette condition que des espoirs de dénouement peuvent apparaître. Deux pistes, de nature et d’ampleur différentes, sont avancées dans le document : l’entrée dans les processus électoraux et la création d’un Club Convivialiste.

 Parce que les élections sont la traduction de la reconnaissance par les citoyens d’une capacité à représenter leurs aspirations et qu’elles se situent dans un registre où la prise en compte des forces en présence est nécessaire, mieux vaut commencer à poser les questions relatives au type de force que pourrait constituer les convivialistes. Ou pour le dire autrement, le Club convivialiste tel que dessiné est-il une bonne idée ?

Quitte à mettre les pieds dans le plat un peu brutalement, l’intitulé comme sa composition esquissée sont fortement marqués par une forme d’élitisme, cet élitisme dont le rejet est l’une des caractéristiques de la situation de crise en France.

Un « club », c’est fermé, pour y entrer, il faut montrer patte blanche ; ça renvoie une image assez aristocratique de salon, de cigares et de fauteuil confortable ; ça fleure même un peu les puissants de ce monde ; ça réunit (même si c’est un club sportif) des gens dont les intérêts sont circonscrits à une mono activité qui se satisfait d’elle-même ; un club, c’est assez peu en rapport avec le monde extérieur, ou si ça l’est c’est en position de surplomb notamment s’il se « soucie » de ses problèmes. En un mot, le terme club signifie plus la fermeture et l’écart que l’ouverture aux autres et l’intégration.

Sa composition potentielle conforte cette impression. D’abord dans le choix de sélectionner des « faiseurs d’opinion ». De quoi s’agit-il ? De gens qui par leurs pratiques et par leur engagement sur le terrain ont acquis aux yeux du plus grand nombre possible reconnaissance et respect par leurs capacités à accorder leurs pratiques et leurs idées ? Ce sont alors plutôt des « leaders » d’opinion qui tirent leur légitimité d’une cohérence entre leurs pratiques sociales et leurs références théoriques. Ou bien de gens qui par des habiletés diverses surnagent intellectuellement dans différentes sphères de la société institués par et dans des systèmes, et que Roland Gori a mis en lumière dans « La fabrique des imposteurs » ? La seconde hypothèse ne peut pas être celle des convivialistes (et elle ne l’est surement pas). Mais à quelle condition la première pourrait-elle l’être ? Finalement, c’est l’utilisation du terme opinion qui est gênant. S’il ne faut pas exclure a priori l’opinion (publique sous entendue) de certains registres de la démocratie, il ne convient pas d’en faire une pièce prioritaire. La nécessaire théorie politique qu’il convient d’élaborer relève d’abord de la pensée et de la connaissance. D’ailleurs, la caractérisation des convivialistes comme « intellectuels alternatifs engagés » ne signifie-t-elle pas que c’est du côté de la pensée qu’ils se situent et non de l’opinion ?

L’examen de la liste des professionnels indiqués conforte ce risque d’élitisme tout autant social que politique. Sur le versant social, seules les catégories appartenant à la bourgeoisie sont évoquées. Et les autres, n’ont-elles rien à dire d’un monde meilleur ? Sur le versant politique, la nomenclature professionnelle laisse percer une priorité donnée à l’approche segmentée par ordres (le social, le culturel, l’économique et celui de la politique (magistrats et policiers). D’où deux questions : ce club sera-t-il un appendice des convivialistes (lesquels et organisés comment ?), charge à eux de redonner unité au politique ? Et surtout, pourquoi ne pas avoir plutôt envisagé des formes d’association avec cette autre partie vivante de la société et politiquement plus proche des convivialistes que sont les différentes formes de la société civique ? (cf infra « esquisse d’une force convivialiste ») ? Est ce que la recherche d’une hégémonie culturelle ne passe pas d’abord par la définition des relais nécessaires jusqu’aux fondations de la société, relais dans les deux sens top/down et down/top ? Parce qu’il n’y a pas d’hégémonie culturelle sans infusion dans toutes les strates de la société, et pour que cette « hégémonie » conserve un caractère démocratique, qu’elle circule dans les deux sens.  Et puis, finalement, si ce n’est pour leur faire faire quelques conférences par an, faut-il créer une structure particulière ? Ne vaudrait-il pas mieux convaincre ces professionnels de rejoindre les convivialistes ou alors que l’organisation convivialiste les invite épisodiquement tout simplement ? Pourquoi multiplier ces niveaux au prix d’un risque de méfiance du fait d’une appellation à connotation un peu aristocratique ?

Pour ce qui concerne les élections, le paragraphe qui les concerne pose à la fois les questions relatives à la visibilité politique des convivialistes et celles d’une stratégie à mettre en place.

L’interrogation relative au manque de visibilité des convivialistes ne trouve sa réponse ni dans le fait que les media « légitimes » les ignorent, ni dans une droitisation de la société. Mieux vaut rechercher du côté d’un « entre soi » intellectuel des convivialistes. Les grands médias ne se caractérisent pas particulièrement par leur appétence théorique, sauf à la marge, ou par ce qui relève du lobbying des maisons d’édition. N’étant pas par ailleurs inscrits en tant que tels dans le registre de la politique, ils sont dans un entre-deux que seuls leurs adhérents et sympathisants peuvent apprécier. Et il semble bien que deux solutions s’offrent aux Convivialistes : soit ils gardent cette position principale de producteurs de pensée et continueront à être estimés dans leur milieu intellectuel d’origine où ce handicap d’être des empêcheurs de penser en rond n’est pas indépassable ; soit ils entrent publiquement de plain-pied dans le monde politique, à la fois comme penseurs et comme « acteurs » (faute de disposer pour le moment d’un mot moins passe- partout). Et du coup, au seul plan de la visibilité, ils peuvent espérer briser un autre plafond de verre.

Mais ceci n’évacue pas la question de savoir auprès de qui cette invisibilité est la plus regrettable. L’évocation d’un travail utile en direction des « quartiers » est-elle la trace d’une volonté d’augmenter quantitativement l’audience ou bien celle d’une volonté politique de les associer à une histoire à construire ? Les convivialistes sont là devant un choix crucial, éludé jusqu’à présent sans qu’on sache très bien si c’était un « oubli » ou une mise volontaire entre parenthèses en attendant un éclaircissement de la production intellectuelle. Non pas que les couches populaires qui y résident ne puissent pas bénéficier des propositions faites au plan des orientations générales, comme tout le monde serait-on tenté de dire, mais parce que les repères retenus les noyaient en quelque sorte dans une musique générale qui ne hiérarchisait pas les bénéficiaires. Et pourtant, parce qu’elles sont le plus durement touchées, et que cela se traduit aussi en termes électoraux d’abstention, ne devraient-elles pas, ces couches populaires, figurer au premier plan des préoccupations politiques ? Et faire ce choix, c’est très nettement politiser « à gauche » les convivialistes sans qu’il soit besoin pour autant de s’étiqueter comme appartenant à cette mouvance. Bref, ce qui est déjà le cas en filigrane dans bon nombre d’écrits convivialistes (mais peut-être pas tous, comme si le passage de l’adhésion à des grands principes à leur déclinaison opérationnelle concrète ou programmatique risquant de servir de révélateurs à des quiproquo) apparaîtrait plus clairement si s’y adjoignait un engagement de terrain. De plus, comme le souligne M . Humbert, il n’est pas du tout étonnant que les quartiers populaires reçoivent très favorablement les propositions convivialistes : revenus de tout, leurs habitants y trouvent certainement non seulement une trace de reconnaissance à leur égard – existant bien moins dans les milieux bourgeois habitués à être la cible privilégiée des porteurs d’intelligence – mais aussi la relance d’un espoir porté par des gens qui n’ont pas été entraînés dans le discrédit politique généralisé.

Et c’est à partir de là qu’il faut penser la question de la traduction électorale comme première forme d’intervention des convivialistes porteurs d’un point de vue politique dans la politique.

 

LES CONVIVIALISTES ET LA SITUATION POLITIQUE A VENIR 

Toutes les hypothèses concernant les présidentielles sont désormais possibles. Et du coup on ne peut tracer de ligne stratégique partant de ses résultats. Tout au plus est-il possible de penser tactique à partir des différentes hypothèses majeures. Mais c’est après que tout commencera à s’organiser. Et c’est par rapport à cet après qu’il faut réfléchir et commencer à agir.

La victoire de Hamon à la primaire de gauche est une surprise autant par les bases sur lesquelles elle a été obtenue (et qui ne peuvent se résumer à des luttes d’appareil internes au PS) que par le candidat lui-même. Et plus encore par l’impression qu’il compte tenir ces orientations, qui amènent aujourd’hui Jadot à hésiter à faire candidature autonome et Mélenchon à ouvrir la porte si discussion concomitante sur les législatives il y a (excluant les députés PS soutiens inconditionnels des mesures phares du gouvernement précédent). La recomposition est à l’œuvre, elle se développera après les présidentielles, mais elle peut tout aussi bien capoter pour les sempiternelles raisons d’opportunisme politique des aparachiks de tous camps (ce serait notamment le cas chez Mélenchon). Il serait étonnant en même temps que la rupture de B. Hamon avec deux des piliers du PS, le productivisme et la question écologique restent sans suite. Quant au revenu universel il bouscule tout « l’imaginaire travailliste » (pour reprendre une expression d’A. Caillé). Cette articulation social/écologie qu’il veut promouvoir, cette ré-interrogation d’autres sphères du travail mise en évidence par D. Méda dans sa tribune dans Le Monde du 27 janvier et dont il faut bien reconnaître que l’écologie politique y compris avec Gorz la posait depuis longtemps, dessine une ligne de partage au sein de la gauche qui ne peut être sans lendemain si Hamon tient ses positions. Il se trouve enfin que cette avancée n’est pas sans rapport avec la philosophie générale des convivialistes.

Certes le « vieux » n’a pas encore disparu : l’économie reste l’alpha et l’oméga dominants de tout débat des bistrots jusqu’aux amphis en passant par les médias ; le repli sur soi continue à obérer bien des réflexions depuis l’arrivée des migrants jusqu’aux avatars de l’Europe ; les théories et pratiques bureaucratiques confondant la fin et les moyens sont toujours présentes dans bien des appareils ; le simplisme et la démagogie ont encore de beaux jours devant eux ; les courtisans et leurs rejetons produits par l’ère Mitterrand sont à l’affut ; les casseroles traînent encore aux basques de nombreux élus et expliquent leur silence à l’égard de celle et ceux qui sont sur le devant de la scène. Le grand soir d’une refondation politique générale n’est pas pour demain. Mais, sans le concours actif des intellectuels, ne serait-ce que dans un engagement significatif par son volume dans des formes de soutien public, et plus encore dans la recomposition d’une partie du champ politique par leurs investissements concrets, il est vain de croire qu’il sera possible d’aller à contre-courant de toutes ces blessures faites au politique.

Et, dans la période qui vient les convivialistes vont se trouver dans une situation inédite, celle d’être de fait dans un mouvement beaucoup plus large qu’eux, fait à la fois de luttes politiques au plus haut niveau, de bouleversements idéologiques, d’enjeux de survie d’appareils, et de recomposition vraisemblable de l’ensemble du champ politique. Et donc l’équation est relativement simple : participer à cette recomposition ou maintenir la position du surplomb faisant l’hypothèse que la situation nouvelle permettra aux intellectuels d’accéder au rang de conseillers efficaces du prince. Les témoignages de D. Schnapper, de J. Donzelot, d’A. Caillé, de M.Wiewiorka, d’A.Touraine reproduits dans « Inégalités et Justice sociale » (s/s la direction de F.Dubet La Découverte 2014), concernant leur influence espérée en différents lieux du pouvoir central, devraient tempérer l’ambition des vrais intellectuels ( dont ils font partie) et les inciter à participer aussi à la politique et à ses luttes. Et à l’inverse, l’irruption dans la phase politique actuelle, phase de lutte politique, de l’hypothèse du Revenu Universel accélère et élargit de façon considérable ce que les efforts de ses partisans (A.Caillé en tête) n’avait pas réussi auparavant, parce que dans l’appareil d’Etat l’imaginaire politique est étouffé par l’idéologie et les pratiques de gestion et la volonté de conserver les positions acquises, étouffement que les luttes libèrent au moins pour partie.

 

ESQUISSE D’UNE FORCE POLITIQUE CONVIVIALISTE

La désertion des intellectuels des appareils politiques depuis la fin du PSU et la mort lente du PC à partir de la fin des années 70 n’est sans doute pas étrangère à la crise du politique. C’est aussi à la lumière de cette réalité qu’on peut essayer de tracer quelques pistes quant à une recomposition nécessaire du champ politique. Nécessaire au regard des dangers qui menacent et que rien ne vient contrarier de façon significative ; nécessaire aussi pour ceux qui, conscients de ces dangers, en appellent à la résistance en acceptant d’en faire partie réellement et pas seulement par leurs discours. Car ce n’est pas le monde intellectuel qui manque de proposition, mais bien celui de toutes celles et ceux qui restent engagés sur le terrain sans n’être jamais soutenus par le savoir de ceux qui le produisent pour ailleurs. C’est bien de l’exigence d’une relation entre pensée et agir politiques dont il s’agit, relation que les appareils en place ont limitée à la politique au seul bénéfice de leur survie.

De quelles forces disposent les convivialistes et comment les organiser ?

De façon immédiate, celles et ceux qui depuis le début participent à l’élaboration de la pensée, des textes et des quelques initiatives explicitement convivialistes en constituent le socle.

Mais c’est du côté de cette société civique qu’il faut chercher le complément indispensable. Pour l’instant, elle est segmentée, opérationnellement et le plus souvent localiste. Un certains nombre d’ « historiques » du convivialisme doivent bien, peu ou prou, être en rapport avec telle ou telle institution de cette société civique et sont capables de discerner les orientations du convivialisme qui trouvent leur traduction dans les actions menées. On ne peut en tout cas se satisfaire de l’hypothèse du maintien des convivialistes à l’extérieur de cette société civique, de ses militants et de ses structures et se contentant de les appeler à agir ensemble. Ces incantations ne fonctionnent plus. On a vu le sort réservé hélas à bon nombre d’appels ou de pétitions dont le contenu était tout à fait estimable, mais inefficaces faute de traductions dans la réalité des principes et exigences formulées par leurs auteurs du fait de leur engagement actif. On peut même s’interroger si cette extériorité à des pratiques sociales y compris de lutte, n’est pas une des causes du relatif isolement ou de la difficulté à apparaître des convivialistes.

Il  revient dès lors à ceux-ci à  faire trois choses :

-       établir un état de ces convergences. « Autrement dit autrement fait » et les dix sept mesures basculantes en font peut-être partie. Il leur appartiendrait de dire explicitement que cette étape correspondrait à la création d’une force politique pour faire rentrer dans les faits l’ensemble de ces aspirations comme constitutives d’un projet politique effectif (et non pas seulement une aspiration à). La confection de cet état aurait aussi le mérite de discerner les « blancs »  (programmatiques ou autres) présents dans les perspectives de cette société civique convivialiste, et dont la pensée politique devra se saisir pour impulser les débats les concernant afin d’éclairer des actions à mettre en place ;

-       s’atteler à la rédaction d’un document politique annonçant tout aussi explicitement la décision de rentrer dans le champ de la recomposition de la Gauche, en appui sur ces forces militantes de la société civique et au nom à la fois de la nécessité de passer à l’acte face aux dangers et de réintroduire dans la lutte politique les exigences de la pensée et de la connaissance avant toute autre considération. Ce document serait soumis à l’approbation des forces militantes, en ouvrant droit à modifications.

Ce premier mouvement est l’esquisse d’une forme d’organisation politique qui articulerait dialectiquement les productions théoriques des uns et les pratiques sociales des autres, au titre d’un objectif communément partagé et jusqu’alors dissocié : refaire du politique pour la conquête d’un monde vivable, meilleur, désirable. Ce point de départ de la force convivialiste serait en même temps le paradigme de son fonctionnement ultérieur.

-  relancer ou élargir la mise en place de cercles convivialistes dont la tâche serait de participer à la fertilisation de productions théoriques et d’expériences pratiques de terrain, et tout particulièrement en milieu populaire ( et donc dans les espaces qui les condensent politiquement le plus, les quartiers d’habitat social) , à l’initiative des deux pôles (pratique et théorique)  et dont le cadre de référence serait le document politique rédigé dans la première phase.  Et du coup, les cercles convivialistes seraient les lieux de regroupement de celles et ceux qui souhaitent contribuer à faire de la connaissance concrète de la réalité sociale (aux plans culturel, social, économique….) un élément fondateur du politique qui ne prendrait son sens plein que par un processus de théorisation de cette connaissance concrète dans la perspective de définir non seulement ce qui est souhaitable mais aussi ce qui est possible, préalables à la phase suivante : l’affirmation du convivialisme comme force politique n’hésitant plus à se poser les questions relatives à ses rapports au pouvoir et à les poser dans l’espace public.

 

Comment nommer cette force ?

En raison de sa taille, des questions qui restent non explorées au stade de son développement (notamment les questions internationales et en tout premier lieu celle de l’Europe, ainsi que les questions culturelles) , et surtout de sa forme agrégative (entre institutions de la société civique, et entre elles et les intellectuels historiques du convivialisme) cette force ne peut s’intituler « parti convivialiste ». Le caractère incomplet des propositions ne l’y autorise pas et çe retard tombe bien, le terme parti étant encore trop frappé de faillites organisationnelles et de représentations dévalorisées.

Dans le droit fil de l’hypothèse de la construction d’une force politique en appui à la fois sur un regroupement d’intellectuels et de forces militantes de la société civique à l’action dans différents domaines, la nouvelle appellation du mouvement convivialiste pourrait être « Front Convivialiste ». Fortement connotée historiquement et politiquement et parfois de façon contradictoire, cette caractérisation a peut-être malgré tout quelques vertus. Dans le désordre :

- elle traduit cette coexistence d’engagements sectoriels et/ou géographiques et en même temps que la volonté de les dépasser au nom de la nécessité de l’action politique ;

- elle marque l’acceptation de divergences qui peuvent exister entre les membres qui s’en réclament tout en affirmant la suprématie de ce qui unit par rapport à ce qui divise tel que dessiné dans le « document politique » ;

-  elle indique qu’il s’agit d’une étape dans la re-construction du politique (comme à la fois coordonnant et surplombant les 4 ordres du culturel, du social, de l’économique et de la politique Le « Front » c’est un lieu « pré » organisation politique destinée à prendre et exercer le pouvoir, ce qui n’est évidemment pas à l’ordre du jour du Mouvement Convivialiste mais qu’on ne peut évincer du champ de la réflexion ;

- elle indique une possibilité de laisser le lieu du pouvoir moins cadenassé à l’échelon central et une architecture plus souple moins pyramidale que celle des formules « parti » ou même « confédération » dès lors qu’elle se fixe des modalités de fonctionnement qui font de l’interrogation réciproque pratique/théorie le paradigme permanent et préalable à toute action ;

 - elle s’avance fortement distincte d’autres « Front », tant le FN est ses tendances fascistes que le Front de Gauche et ses tendances bonapartistes par sa qualification de « convivialiste » et par l’imaginaire politique qui la porte.

Ce serait évidemment plus qu’un changement de nom : l’apparition d’une alternative politique (au plein sens du terme) au politique existant et affirmant que le  « jeu » en cours doit changer de règles.

Dès lors, l’irruption des convivialistes sur la scène publique et leur visibilisation devraient pouvoir se faire grâce à l’originalité de cette démarche, aux espaces de réflexion et d’action qu’elle ouvre, et à la légitimité que possèdent ceux qui en seraient les porteurs tant au plan de la théorie que de la pratique.

 

Front Convivialiste et recomposition du champ politique

La construction du Front convivialiste (FC) se développerait dans un environnement politique concurrentiel qui n’aime pas beaucoup l’apparition d’alliés-concurrents. De toutes les élections à venir, seules les municipales en 2020 réuniraient les éléments correspondant le mieux aux phases de développement du FC. La présidentielle comme les législatives sont trop rapprochées et lourdes d’ambiguïtés, ce qui n’empêche pas de nouer des contacts avec les forces qui sont les plus proches de nous, y compris pour peser sur les hypothèses de recomposition de la gauche. Les Européennes devraient être l’occasion d’apparaître surtout sur le plan des débats qui pourraient se tenir en appui sur un substrat militant lié au développement des cercles convivialistes…..sous réserve que ce débat ait été ouvert auparavant dans le FC.

Les municipales pourraient donc constituer le premier moment significatif de l’irruption du FC dans la vie politique à partir du moment où les cercles convivialistes et l’ensemble de l’organisation en feraient une tâche prioritaire. Les méthodes d’élaboration des programmes, la négociation d’alliances probables, l’expérience d’une campagne militante, devraient assurer au Front Convivialiste une place reconnue dans l’espace du politique.

Mais surtout, en fonction du contexte, de l’état des autres forces politiques et de leur évolution post-présidentielle, cette période allant jusqu’à 2020 pourrait bien aider le FC à mieux comprendre sa place dans cette recomposition, et son éventuelle transformation en autre chose sous l’effet des partenariats de réflexion et de lutte engagés.

 

CONCLUSION PROVISOIRE 

Des questions restent en suspens dans cette perspective de création d’un Front Convivialiste et en tout premier lieu celle de la place des intellectuels qui ont lancé le Manifeste à titre d’initiateurs, de premiers signataires et plus encore qui le font vivre. Les appeler à « descendre sur le terrain », à le nourrir et à s’en nourrir, est un peu vague et ressemble un peu à un vœu pieux. Sans doute chacun-e d’entre eux, pour des raisons personnelles de tous ordres, pourrait y trouver une place qui lui conviendrait. Mais il faut aussi admettre qu’existe pour tous une place où il / elle est attendu-e. Pour les militants de terrain, le manque de perspectives théoriques est souvent ressenti mais il faut bien « faire avec ». De la perspicacité des intellectuels à déceler ces besoins, de leur capacité à les faire s’exprimer dépendra la place que chacun devrait occuper. Mais encore faudra-t-il qu’ils aient rendue visible cette possibilité. Les médiations les plus diverses seront sans doute à mobiliser car on ne rapproche pas les intellectuels du terrain du militantisme (et réciproquement) sans clarification des enjeux, des limites et de l’espace commun d’une telle entreprise. Et cet espace commun c’est celui du politique y inclus la politique.

Une seule chose est assurée et résume le sens de ce texte : sans forces militantes qui le portent au titre d’un combat politique, le convivialisme végètera et peut-être même disparaîtra, emporté dans les tourmentes annoncées ; et sans le convivialisme, les forces politiques alternatives aux pensées politiques closes et donc stériles seront vouées à une certaine impuissance faute d’avoir osé repenser l’ordre du politique et de ses composantes et de s’être limité à celui de la politique. 

C’est en ces sens que le convivialisme est une obligation politique, du et de la politique.

 

Jean-Louis Cardi, février 2017

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