Le projet d’un revenu universel revient en force ces derniers temps, ou plutôt il commence à entrer massivement dans le débat public, par la droite, la gauche ou le centre, et avec un argumentaire de plus en plus concret et réaliste, après avoir longtemps fait figure d’utopie. Une utopie séduisante aux yeux de certains, repoussante pour d’autres, mais en tout état de cause, relativement marginale jusqu’à il y a peu. Ce n’est plus le cas aujourd’hui où l’on voit divers candidats à la présidentielle et un premier ministre en exercice l’évoquer favorablement. Le nom varie – allocation universelle, revenu de base, revenu garanti, revenu universel, etc. – mais l’idée gagne fortement du terrain qu’un revenu minimum devrait être versé à tous inconditionnellement – i.e. indépendamment de toute prestation de travail et de tout niveau de revenu par ailleurs – et sur une base individuelle. C’est cette inconditionnalité et cette individualisation qui font la différence de principe avec les aides sociales actuellement existantes. Les défenseurs du revenu minimum inconditionnel font valoir en sa faveur :
1°) qu’il permettrait une grande simplification du régime de l’aide sociale, devenu d’une extraordinaire complexité, difficile à gérer et coûteux pour l’administration, peu lisible et peu prévisible pour les bénéficiaires ainsi plongés dans une situation d’insécurité.
2°) qu’elle éviterait de stigmatiser ces derniers, puisque tout la monde y a droit. Le revenu minimum ne serait plus une forme d’aumône ou de don, il sortirait définitivement du registre de la charité et du paternalisme pour accéder à celui du droit et du dû.
Mais cet argumentaire peut être décliné ou réfuté selon des modalités ou des raisons très diverses, à tel point qu’il devient difficile de se repérer. Des positions en apparence très semblables peuvent se révéler très opposées à un examen plus approfondi, et, inversement des positions qui s’affichent comme radicalement adverses sont en réalité très proches. De grands débats, ou de grands anathèmes, ont ainsi opposé longtemps les partisans d’un impôt négatif – qui conditionne l’allocation versée à un certain montant de ressources, means tested – à ceux de l’allocation universelle. Comme le projet d’impôt négatif a tout d’abord été défendu par Milton Friedman, il a été soupçonné d’être plus ou moins intrinsèquement lié au néolibéralisme, et donc plus à droite que l’allocation universelle censée être davantage émancipatrice. En réalité, chacune des deux formules trouve des soutiens sur les différents bords de l’échiquier politique. Et sur un plan strictement technique, elles sont en définitive très proches. On pourrait même soutenir, comme le fait Henri Sterdyniak[1], qu’elles ne sont au bout du compte guère différentes en réalité des aides sociales déjà existantes, RMI puis RSA – sauf sans doute quant au principe d’individualisation de l’aide – qui elles aussi sont versées inconditionnellement ou presque – i.e. sans obligation de travailler en échange -, à tous ceux qui se trouvent en dessous d’un certain seuil de ressources. La seule différence, non négligeable mais pas radicale, porte en définitive sur le point de savoir si l’allocation doit être versée au début ou à la fin du mois (ou du trimestre, etc.).
Pour tenter d’éviter des guerres de religion mal placées il ne sera pas inutile d’observer que dans les pays à la fois riches et socialement avancés, tout le monde est favorable au moins au principe inconditionnel du versement d’un revenu minimum à tous ceux qui en ont un besoin évident, même si ce principe inconditionnel d’un revenu minimum n’est pas synonyme de celui du versement inconditionnel d’un revenu inconditionnel. Ne créons donc pas trop de barrières rigides et a priori entre allocation universelle, impôt négatif et RSA. C’est tout le champ de l’aide sociale aux plus démunis qu’il nous faut d’abord considérer dans son ensemble avant de différencier les diverses conceptions qui s’y affrontent.
Pour en établir la cartographie on pourrait distinguer ces dernières, sur un premier axe, selon le degré d’universalité et d’inconditionnalité préconisé, et, sur un second, selon les valeurs ultimes ou les principes de justice dont elles se réclament[2]. Le revenu minimum peut être en effet versé à tous ou à seulement à certains - riches ou/et pauvres, enfants ou adultes seulement, en couple ou isolés, anciens ou futurs salariés, ou hors travail - et à des niveaux plus ou moins identiques pour ces différentes catégories ou, au contraire, fortement différents. Le choix de ces différents paramètres dépend en réalité des valeurs ultimes au nom desquelles on justifie l’allocation d’un revenu minimum. Ce sont elle qui, au bout du compte, font toute la différence. Il y a tout lieu de penser en effet qu’un même montant de revenu alloué selon des modalités techniques et juridiques identiques aura des effets totalement opposés sur les bénéficiaires selon l’esprit et les fondements symboliques dans lesquels il est octroyé. Par exemple les bénéficiaires d’un impôt négatif, disons de 800 €, ne réagiront certainement pas de la même manière selon qu’on leur laisse entendre qu’il leur est donné parce qu’on les juge incapables de jouer un rôle positif dans la société et qu‘on leur demande de s’en tenir le plus possible à l’écart – un don pour solde de tout compte -, ou parce qu’on estime au contraire qu’il leur permettra de reprendre pied et de s’insérer pleinement et de se retrouver donateurs à leur tour. Selon qu’il exclut définitivement du monde du travail ou qu’il permet, au contraire, d’y reprendre pied.
Fondements symboliques du revenu minimum inconditionnel
On le voit sur ce simple exemple, la question première dans cette discussion sur le revenu minimum inconditionnel est celle de ses fondements symbolique. Après, mais après seulement, intervient la question des modalités techniques de sa mise en œuvre et de sa faisabilité financière. On voudrait suggérer ici que les fondements symboliques évoqués dans les débats actuels ne prennent pleinement sens que mis en résonance avec le convivialisme et avec une approche Maussienne inspirée du paradigme du don.
Le philosophe libéral Gaspard Koenig, très actif dans le débat actuel (avec son ami Marc de Basquiat, président de l’AIRE, dont l’orientation est en définitive assez différente) distingue six justifications possibles du versement d’un revenu minimum inconditionnel[3]. Celui-ci peut être versé au nom de :
- 1. L’égalité. Tous y ont droit un raison de l‘égalité foncière des humains.
-2. L’émancipation. Il est le moyen de sortir d’une situation d’aliénation ou de stigmatisation. Matin Luther King voyait ainsi dans le versement d’un même revenu à tous, blancs ou noirs, le moyen d’émanciper les noirs de leur condition spécifique.
-3. La technologie. Parce qu’il n’y a ou qu’il n’y aura plus assez d’emplois pour tout le monde, il faut bien trouver un autre fondement que le travail à la, distribution des revenus.
- 4. La compensation. C’est l’argument de Thomas Paine. Parce que la vie en société place certains dans une situation moins bonne que celle qu’ils auraient eue en restant en état de nature, il faut compenser leur perte.
-5. La responsabilité individuelle. C’est l’argument de Milton Friedman. La valeur à maximiser est la liberté individuelle, qui implique responsabilité.
-6. Le réal-libertarisme. C’est l’argument de Philippe Van Parijs (et de G. Koenig). Il n’y a pas de liberté effective possible sans les moyens économiques et financiers de cette liberté.
Cette typologie est intéressante mais pas pleinement convaincante, pour trois raisons. Tout d’abord, elle est incomplète. On pourrait y ajouter au moins le mérite ou l’efficacité productive. C’est en effet une forme de mérite individuel ou collectif qui est évoqué par différents courants marxistes, par exemple, orthodoxes ou hétérodoxes (cognitivistes). Pour les orthodoxes, favorables inconditionnellement à un revenu minimum pour les exclus de l’emploi mais hostiles à toute forme de revenu minimum inconditionnel, la justification première d’un revenu minimum est la participation individuelle au monde du travail. C’est en tant qu’ex, futur ou possible travailleur productif que l’on a droit à un revenu minimum. Pour les hétérodoxes, les champions du General Intellect, c’est parce que toute existence sociale est intrinsèquement productive de richesse sociale (la richesse c’est la vie sociale elle-même) ou parce qu’en dernière instance c’est la société elle-même ou les collectifs bien plus que le travail individuel qui sont productifs, qu’on a doit à un revenu inconditionnel, en tant que membre de cette société ou de ce collectif. Le revenu inconditionnel est alors vu comme un revenu primaire et non un revenu redistribué. Mais ce dernier argumentaire peut être développé sur des bases non marxistes. Il était celui d’un Yoland Bresson, par exemple, dans le cadre de l’AIRE.
Ensuite, on voit bien que ces justificatifs ne se situent pas tous au même niveau sémantique, logique ou axiologique. L’argument « technologique », par exemple est purement factuel et ne justifierait aucun revenu minimum en tant que tel s’il n’était complété par un argument proprement moral, le principe d’égalité, ou par un principe religieux ou humaniste supérieur : « on ne peut pas laisser des êtres humains mourir de faim » ou croupir dans la misère.
Enfin, ces six justifications ne sont pas réellement indépendantes les unes des autres. Par exemple, le discours de la « liberté réelle » tenu par Ph. Van Parijs ou G. Koenig est en fait au croisement d’une valorisation de la liberté, mais aussi de l’émancipation et également de l’égalité. C’est parce que tous les humains sont foncièrement égaux qu’ils ont tous également droit à la liberté réelle. Real freedom for all, disait Ph. Van Parijs. Pas étonnant dès lors que ce discours puisse être tenu aussi bien par des marxistes analytiques, comme Van Parijs, que par des libertariens, anarcho-libéraux. Par des gorziens ou par des néolibéraux radicaux.
Une vision convivialiste
Comment penser les choses d’un point de vue convivialiste[4] ? Celui-ci s’organise autour de quatre principes :
- Un principe de commune humanité
- Un principe de commune socialité
- Un principe de légitime individuation
- Un principe d’opposition constructive (« s’opposer sans se massacrer »).
À y regarder de près il apparaît que chacun de ces principes est à la racine d’un des quatre grands discours politique de la modernité, respectivement le communisme, le socialisme, l’anarchisme et le libéralisme (ou le républicanisme libéral). Ou encore, chacun d’entre eux met en avant, respectivement là encore, l’égalité, la fraternité (pour le dire dans des termes propres à la tradition française), la liberté et leur compossibilité.
Le convivialisme accorde autant de légitimité à chacun de ces quatre doctrines ou à chacun de ces quatre principes, en ajoutant trois questions : 1. Comment assurer leur compatibilité ? De ce point de vue, en posant cette question, le convivialisme se présente d’une certaine manière comme un méta-républicanisme libéral. 2. Il la pose à partir du constat que, tant pour des raisons économiques qu’écologiques, on ne pourra pas compter sur une croissance in(dé)finie du PIB pour apporter des réponses aux exigences de l’égalité, de la solidarité, de la liberté et de leur compossibilité. 3. Et en ayant conscience que le défi majeur actuel de l’humanité est la lutte contre la démesure, l’hubris, et donc, pour commencer, contre l’explosion mondiale des inégalités.
Détaillons un peu. À partir de ces quatre principes on peut déduire qu’il Il est légitime et nécessaire, inconditionnellement, de verser un revenu minimum parce que :
- 1. Tous les êtres humains sont foncièrement égaux, tous également humains. Ce principe est en tant que tel internationaliste et cosmopolite.
- 2. Parce qu’ils participent d’une même socialité et parce que cette commune socialité est leur richesse principale. Reste à déterminer l’échelle de socialité retenue, qui n’est pas internationale et cosmopolite, elle, puisque ce qui fait la richesse de la socialité c’est que, comme l’amitié qu’elle généralise, elle se déploie avec et entre certains plutôt que d’autres.
- 3. Parce que tous aspirent légitimement à voir leur singularité reconnue et valorisée, notamment dans sa dimension de créativité mais pas seulement. Un revenu inconditionnel vaut alors – c’est sa dimension émancipatoire – en tant que condition minimale, sine qua non, de la reconnaissance de la valeur de tous, à la fois à l’échelle cosmopolite, en tant que membre de la commune humanité, de l’être humain générique (Gattungswesen), mais aussi en tant que membre d’une socialité particulière.
- 4. Enfin, parce que membre d’une communauté politique qui garantit le maximum de compatibilité entre ces trois principes, dans le respect de la nature et d’une lutte contre la démesure qui met en danger tant la commune humanité que la commune socialité, la légitime individuation de tous et la nécessaire sauvegarde de la planète.
Cette dernière raison est évidemment essentielle. Elle stipule que le revenu minimum inconditionnel ne peut être versé que dans le cadre d’une communauté politique, d’une politie, par cette communauté politique et en vue de son maintien et de sa prospérité. Ainsi entendu, le revenu minimum garanti est nécessairement un revenu de citoyenneté. Cela est-il contradictoire avec la dimension internationaliste-cosmopolite du principe de commune humanité ? Non, si l’on considère qu’en tout état de cause il n’existe pas de communauté politique de l’humanité tout entière et qu’en conséquence l’humanité est en tant que telle insusceptible de verser quelque forme de revenu minimum que ce soit. On rejoint ci le constat désespéré et lucide de Hannah Arendt : les droits de l’homme ne valent pas de facto pour les apatrides. Ceux-ci ont le droit (et le besoin) d’avoir des droits, mais les droits ne peuvent devenir effectifs que dans le cadre d’un appareil juridico-légal déterminé. La compatibilité entre les intérêts propres à une politie donnée et le respect de la commune humanité ne peut être assurée que par le souci de cette politie pour le bien commun de l’humanité.
Cela implique-il, par ailleurs, un couplage étroit, voire indissoluble, entre revenu de citoyenneté et nationalité, le bénéfice du revenu minimum ne pouvant être garanti qu’aux nationaux ? Non, pas nécessairement puisqu’il est toujours possible de distinguer citoyenneté et nationalité et que rien n’empêche, si on le désire, d’octroyer un revenu à des non nationaux au titre des lois de l’hospitalité.
Ces considérations renvoient à la question de savoir comment se forme et se maintient une communauté politique. C’est ici qu’entre en jeu plus spécifiquement le paradigme Maussien du don.
Une vision Maussienne : l’inconditionnalité conditionnelle
La grande leçon politique qu’il est possible de retirer de l’Essai sur le don (1924) de Marcel Mauss est qu’une société, ou, si l’on préfère, une communauté politique, ne peut se fonder que sur un don originel. Celui-ci manifeste un pari de confiance, l’espoir que l’autre qui est encore un ennemi, réel ou probable, saura rendre à son tour et basculer ainsi de l’hostilité à l’amitié. En tant que dons, les biens précieux, les symboles offerts à l’ennemi, témoignent d’une inconditionnalité primordiale en cela qu’ils supposent la liberté laissée à l’autre de les accepter ou de les refuser, de les rendre ou de les garder, de donner à son tour ou, au contraire, de basculer dans le retrait, le prendre ou la guerre. En affichant une dimension d’inconditionnalité, le don espère faire basculer l’autre, l’inconnu, l’étranger, l’ennemi, du cycle du Prendre-Refuser-Garder à celui du Donner-Recevoir-Rendre, et le transformer ainsi en ami. Avec ceux qui l’auront accepté on fera alliance et société. Les autres seront des ennemis ou, au mieux, des neutres incertains. Instaurant ainsi la frontière entre Eux et Nous, le don apparaît comme l’acte politique par excellence. Mais les membres du Nous ne restent ensemble, ne continuent à former un Nous, que pour autant qu’entre eux le cycle du donner-recevoir-rendre reste vivace et actif. Une communauté politique, une politeia, est une communauté de don, où chacun donne et reçoit quelque chose. Par exemple, traditionnellement, on était prêt à donner sa vie pour la patrie qui, elle-même, donnait l’instruction, l’eau, l’électricité, les soins médicaux, etc.
La décision d’être et de rester ensemble procède d’un arbitraire et d’une inconditionnalité premiers. On est là, de cette société et de cette culture là –on partage cette amitié, on est dans ce couple -, etc. - mais on pourrait aussi ne pas l’être. Dans le registre de cet arbitraire assumé on est ensemble inconditionnellement, avant de faire les comptes. Si chacun, jour après jour, se demande ce qu’il gagne ou perd à être membre de cette famille, de ce village, de cette région de ce pays, de cette religion, etc., alors aucun groupe humain n’est possible et ne peut ni se former ni perdurer. C’est une dimension d’inconditionnalité primordiale qui leur permet de subsister. Pour autant, si certains se retrouvent systématiquement perdants au jeu du donner-recevoir-rendre, alors ils feront sécession et basculeront dans le cycle du prendre-refuser-garder. À l’inconditionnalité nul n’est absolument, inconditionnellement tenu. Le registre du don et du politique, pas toujours facile à comprendre, est donc celui de l’inconditionnalité conditionnelle. Il affiche le primat hiérarchique d’une inconditionnalité – d’un en-deçà ou un au-delà de l’intérêt - qui ne peut perdurer que pour autant qu’elle satisfait à long terme les intérêts des protagonistes du don.
C’est dans ces termes qu’il faut poser la question du revenu minimum. Ce dernier ne peut fonctionner que dans le registre de l’inconditionnalité conditionnelle. Autrement dit il ne peut être octroyé que comme un don, qui n’exige pas de contrepartie. Voilà qui, contre toutes les formes de workfare, milite en faveur d’un revenu de base. Pour autant, dire que ce don n’exige pas de contrepartie, ne signifie pas qu’il n’en attend pas. Il n’a de sens que si, loin d’annihiler celui qui le reçoit en lui faisant ressentir son incapacité et son infériorité sociale, il le place en position de sujet capable de donner à son tour et susceptible d’être reconnu à ce titre. La première partie de cet argument plaide, là encore, en faveur d’un revenu universel qui fasse échapper les plus pauvres à la stigmatisation et au mépris social. De ce point de vue il est bon que le don d’un revenu minimum, comme les assurances sociales, l’éducation ou les soins de santé, soit perçu comme un droit. Un don obligatoirement fait par la société à ses membres. Mais la seconde partie de l’argument se renverse. Si ce droit n’est plus perçu que comme un dû, et si dans ce dû toute trace du don a disparu, si le bénéficiaire ne ressent aucune dimension d’obligation de contredon d’aucune sorte, alors la magie du don et du politique n’opère plus et tout se stérilise.
Conclusion
De ces quelques notations il n’est possible de déduire aucune conclusion tranchée et définitivement assurée en faveur de telle ou telle formule de revenu minimum. Trop d’éléments dépendent du contexte historique, géographique et politique. Pour faire vivre un cycle du donner-recevoir-rendre, un même dispositif institutionnel de revenu minimum peut se révéler efficace ou au contraire inopérant, voire contre-productif, selon les mesures qui l’accompagnent par ailleurs. L’approche présentée ici dans le langage du convivialisme et du paradigme du don ne visait qu’à dégager a minima une grammaire possible de l’inconditionnalité. De l’inconditionnalité conditionnelle, en l’occurrence. Elle ne préjuge pas des phrases qui seront ou devraient être effectivement proférées, i.e. des mesures concrètes à adopter. Elle donne seulement un moyen de juger lesquelles seront « bien formées », grammaticalement (i.e. politiquement) correctes. Quelques suggestions, quand même, pour finir.
Dès lors que tout porte à croire que nous allons assister dans les dix ou vingt ans qui viennent à la destruction sans compensation de nombre des emplois actuels, le projet d’un revenu universel permettant d’assurer à tous une sécurité économique minimale va sans doute s’imposer de plus en plus. Pour qu’il produise des effets positifs en favorisant l’expansion d’une créativité générale plutôt que le retrait hors vie sociale collective de la part du plus grand nombre, il faudra sans doute prévoir, au-delà du socle du revenu universel proprement dit, une part de financement destinée à encourager l’engagement associatif. Restera à trouver le bon équilibre, politiquement et financièrement acceptable, entre une part d’inconditionnalité et une part de conditionnalité.
Pour ce qui concerne la France aujourd’hui, dans le contexte politique actuel, des débats en cours et des protections sociales existantes, il paraît clair qu’un important effort de clarification, de simplification et de lisibilité des multiples types et catégories d’aide sociale est à effectuer. De ce point ce vue, les propositions formulées dans le rapport Sirugue, qui vont dans le sens d’un revenu universel a minima via le regroupement et la synthèse des aides existantes, semblent judicieuses.
Il y a là une première étape nécessaire sur l’urgence de laquelle nombre de protagonistes du débat pourraient se mettre rapidement d’accord. Je pense notamment à Marc de Basquiat, président de l’AIRE (Association internationale pour le revenu d’existence) infatigable héraut du revenu de base et auteur d’études chiffrées sur la question particulièrement bien documentées et argumentées, et à Denis Clerc, d’Alternatives économiques, qui a longtemps été son pourfendeur. D. Clerc, soupçonnant chez M. de Basquiat un tropisme néo-libéral (peut-être en raison de son association avec G. Koenig) redoutait que l’instauration d’un revenu de base ne soit une machine de guerre contre le salaire minimum et contre les protections sociales existantes, qu’il ne soit pas finançable et n’aboutisse à une sérieuse dégradation des ressources octroyées aux plus nécessiteux. Comme nos deux protagonistes sont l’un et l’autre d’une honnêteté intellectuelle scrupuleuse, un vrai débat a pu se nouer entre eux dans le dernier numéro de la revue L’économie politique (n°71, juillet 2016). Il a permis à D. Clerc de donner acte à M. de Basquiat du bien-fondé de ses arguments. Non, le Liber (nom de la formule de revenu universel défendue par de Basquiat) ne démolit pas les protections sociales et non seulement il ne dégrade pas le niveau de vie des plus pauvres mais l’améliore sensiblement, et, oui, il est finançable. L’objection qui subsiste est pour D. Clerc, de l’ordre de la faisabilité politique[5].
Changeant d’appréciation suite à cette discussion, D. Clerc ne voit donc plus désormais dans le Liber le cheval de Troie du néolibéralisme. On pourrait dire qu’il s’agit, écrit-il d’ « un un projet marxiste, ou Robin des bois, puisque ce qu’il prend aux riches, il le verse surtout aux pauvres[6] ». Mais, ajoute-t-il, « c’est paradoxalement cet effet fortement redistributif qui fait la faiblesse de Liber : en dehors de ces deux dixièmes extrêmes (des plus riches et des plus pauvres. A.C. ), l’essentiel de la distribution actuelle ne sera concerné qu’à la marge. Sans doute est‐ce la sagesse. Mais, en même temps, beaucoup se verront déçus par ce revenu de base, dont ils attendaient monts et merveille : sinon l’opulence, du moins la liberté de choisir son emploi, son employeur ou son temps de travail et de vivre ses passions sans devoir affronter la misère. En réalité, si Liber passe du projet à la réalisation, il ne changera pas grand‐chose pour 80 % des personnes, mais au prix de transformations profondes qui risquent d’agiter très fortement la société française : disparition des aides sociales, des allocations familiales et des bourses, système socio‐fiscal passant d’une logique de ménages à une logique d’individus, disparition de l’impôt sur les sociétés et de l’impôt progressif sur le revenu au profit d’une flat‐tax … Quand on voit à quel point de « petites » réformes comme celles du collège, du mariage pour tous ou de la loi travail engendrent de remous et de manifestations, on peut s’interroger : tout ça pour ça ? La société française est‐elle prête à affronter une tempête de ce type simplement pour que les riches soient nettement moins riches et les pauvres nettement moins pauvres, les autres étant pour l’essentiel dans une situation inchangée ? Certes, cette réduction de l’éventail des revenus aux deux extrêmes serait très positive en termes de justice sociale, mais le bouleversement – à la fois juridique, social et économique – qui la rendrait possible n’est‐elle pas un prix trop lourd à payer ? »[7].
L’argument est de poids et d’autant qu’il amène D. Clerc à jouer assez largement à contre-emploi. Mais il est aussi assez facile à relativiser. À supposer que le chemin vers un revenu universel mérite d’être emprunté, ne serait-que pour éviter les non-recours qui rendent l’actuel RSA trop inefficace et injuste, on améliorerait sensiblement la faisabilité politique du Liber (appelons-le comme ça) en diminuant les avantages pour les plus pauvres et le coût pour les plus riche qui ressortent du scénario de M. de Basquiat. En tout état de cause, sa mise en œuvre suppose effectivement un important réaménagement de tout notre système. Pour instaurer un Revenu d’Existence en France, écrit M. de Basquiat :
· « Il est nécessaire de faire évoluer la fiscalité pour se rapprocher de la cible.
· Il convient de rationaliser, afin de les rendre facilement substituables, les prestations sociales et familiales qui ont vocation à être remplacées.
· Les principaux flux monétaires alimentant les revenus des ménages doivent être adaptés – en particulier les salaires – afin de permettre un calcul et un versement mensuel automatiques du revenu d’Existence.
· La mise en œuvre de la solution cible est alors possible. Elle doit s’imposer de facto, sans rupture autre qu’une évolution des mécanismes administratifs »[8].
C’est là, semble-t-il, en tout état de cause la voie de la sagesse. Tout ce qui va dans le sens d’une simplification et d’une meilleure lisibilité de ce que chacun doit et de ce à quoi il a droit, de ce qu’il donne ou reçoit, ne peut qu’être encouragé.
Notes complémentaires :
Basquiat : La réforme décrite par le scénario 3 du rapport Sirugue du 18 avril 2016 est un pré-requis indispensable à la mise en place d’un revenu d’existence. Il s’agit de rationaliser les 10 minima sociaux actuels pour les remplacer par la combinaison de 3 dispositifs simples : une « couverture socle commune », un « complément de soutien », un « complément d’insertion ».
Clerc (OFCE) : Mais le point faible du dispositif est que, sur ces 90 milliards, les deux tiers devraient être apportés par le dernier dixième, le plus riche. Certes, ce dixième capte à lui seul 24 % des revenus des ménages, soit environ 250 milliards : mais ce mode de financement – obtenu grâce à la disparition totale de toutes les « niches fiscales » ‐ implique de réduire d’un quart leur revenu disponible. Il y a fort à parier que, dans ce petit monde (de plus de 6 millions de personnes quand même), une telle ponction ne passera pas inaperçue, et suscitera une forte levée de boucliers pourrait dire de Liber que c’est un projet marxiste, ou Robin des bois, puisque ce qu’il prend aux riches, il le verse surtout aux pauvres. C’est paradoxalement cet effet fortement redistributif 6 qui fait la faiblesse de Liber : en dehors de ces deux dixièmes extrêmes, l’essentiel de la distribution actuelle ne sera concerné qu’à la marge. Sans doute est‐ce la sagesse. Mais, en même temps, beaucoup se verront déçus par ce revenu de base, dont ils attendaient monts et merveille : sinon l’opulence, du moins la liberté de choisir son emploi, son employeur ou son temps de travail et de vivre ses passions sans devoir affronter la misère. En réalité, si Liber passe du projet à la réalisation, il ne changera pas grand‐chose pour 80 % des personnes, mais au prix de transformations profondes qui risquent d’agiter très fortement la société française : disparition des aides sociales, des allocations familiales et des bourses, système socio‐fiscal passant d’une logique de ménages à une logique d’individus, disparition de l’impôt sur les sociétés et de l’impôt progressif sur le revenu au profit d’une flat‐tax … Quand on voit à quel point de « petites » réformes comme celles du collège, du mariage pour tous ou de la loi travail engendrent de remous et de manifestations, on peut s’interroger : tout ça pour ça ? La société française est‐elle prête à affronter une tempête de ce type simplement pour que les riches soient nettement moins riches et les pauvres nettement moins pauvres, les autres étant pour l’essentiel dans une situation inchangée ? Certes, cette réduction de l’éventail des revenus aux deux extrêmes serait très positive en termes de justice sociale7, mais le bouleversement – à la fois juridique, social et économique – qui la rendrait possible n’est‐elle pas un prix trop lourd à payer ?
Alain Caillé, novembre 2016
[1] Dans une communication présentée lors de la journée d’étude organisée sur ce thème pare l’OFCE le 13 octobre 2016.
[2] Sur un troisième axe, résultante des deux premiers, on aurait le montant du revenu proposé.
[3] Dans un texte présenté lors de la journée d’étude de l’OFCE du 13 octobre 2016.
[4] Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance (signe par 64 auteurs), Le Bord de l’eau, 2013. Cf. www.lesconvivialistes.org, et Alain Caillé/Les Convivialistes, Éléments d’une politique convivialiste, juin 2016, Le Bord de l’eau.
[5] C’est également la conclusion à laquelle aboutit un tout récent rapport du Sénat qui préconise une expérimentation à petite échelle du revenu universel.
[6] Voici les chiffres : « Le point faible du dispositif est que, sur ces 90 milliards, les deux tiers devraient être apportés par le dernier dixième, le plus riche. Certes, ce dixième capte à lui seul 24 % des revenus des ménages, soit environ 250 milliards : mais ce mode de financement – obtenu grâce à la disparition totale de toutes les « niches fiscales » ‐ implique de réduire d’un quart leur revenu disponible. Il y a fort à parier que, dans ce petit monde (de plus de 6 millions de personnes quand même), une telle ponction ne passera pas inaperçue, et suscitera une forte levée de boucliers ». D. Clerc : « Le revenu d’existence : beaucoup de bruit pour pas grand‐chose ? ». Communication à la journée de l’OFCE.
[7] Ibid.
[8] M. de Basquiat, communication à la journée de l’OFCE.