mardi 17 décembre 2019

COMPTE-RENDU SUBJECTIF DE LA SÉANCE CONVIVIALISTE DU MERCREDI 24 OCTOBRE 2012

 Chers amis

Je persévère dans mon rôle de diariste subjectiviste pour tenter de fixer a minima ce qui s’est dit dans cette séance du 24 octobre. L’exercice est ce coup-ci particulièrement délicat puisque nous avons entendu quatre (et même cinq) exposés, extrêmement riches, et qui, comme me l’écrivait à juste titre Philippe Frémeaux (qui rejoint notre groupe), auraient, chacun, mérité d’occuper la séance entière. Comme d’habitude, je profite de ce travail pour poser à leurs auteurs certaines questions ou formuler certaine observations que je n’ai pas pu développer sur le coup.

C’est Vincent de Gaulejac qui a ouvert le premier champ de discussion en rappelant comment dans les années 80 s’est développé le rêve d’une entreprise convivialiste, réconciliant l’homme et l’entreprise, via le projet ou la culture d’entreprise. Emblématique, le célèbre Le prix de l’excellence de Peter et Waterman. Or, dix ans après sa parution (et son triomphe planétaire), Peter constatait que la moitié des entreprises « excellentes » qui leur avaient servi de modèles, avaient disparu, et en concluait qu’il fallait désormais développer une culture de l’échec, apprendre et se préparer à échouer. Car « l’excellence mène à l’échec ». Se développe alors un « chaos management » que Vincent présente comme participant d’un système globalitaire[1] , qui repose sur des injonctions « paradoxantes » (« Vous êtes libre de travailler 24 h sur 24 »), abolissant toute séparation entre le temps personnel et le temps pour l’entreprise, ce qui explique que « plus on gagne de temps et moins on en a ». La caractéristique majeure des nouveaux styles de management qui se développent dans ce sillage est la psychologisation du conflit. La lutte des places succède à la lutte des classes, dans une atmosphère ambiante de quantophrénie généralisée, de contrôle par les chiffres, complément indispensable d’une gestion paradoxante qui repose sur une « autonomie contrôlée ».

Face à ce néomanagement aliénant, Vincent propose de tenir bon sur trois principes :

- Traiter l’autre comme un sujet réflexif ;

- Éviter la transformation des contradictions en paradoxes en développant des médiations :

-Trouver un équilibre entre logique de la finance et logique sociale en évitant la « prescriptophrénie ».

À la suite de cet exposé, Roger Sue, Gus Massiah et Philippe Frémeaux se demandent « si c’était mieux avant » et s’il ne faudrait pas distinguer davantage entre PME et grandes entreprises. Pour ma part, je serais demandeur de plus de précisions (que Vincent n’a pas eu le temps de donner) sur la succession et la logique des divers systèmes managériaux mis en place depuis une trentaine d’années. Quel est le rapport, par exemple, entre le « chaos management » et le reporting ou le benchmarking qui représentent la source directe de la quantophrénie ?

Didier Livio, ancien président du Centre des Jeunes dirigeants, qui a milité à cette époque pour l’avènement d’une entreprise citoyenne, présente, ensuite, les quatre principes ou préceptes, « convivialistes » à son sens, qui inspirent Synergence, le cabinet de conseil dont il est le président :

1. Partir en priorité de la question de l’environnement et de l’objectif de réduction du C0², le plus facilement objectivable et qui commande le reste.

2. Mettre une place, bien au-delà de la juxtaposition de la comptabilité de l’entreprise, du bilan social et du bilan environnemental, une « comptabilité universelle » qui intègre toutes les externalités

3. À partir d’un tel bilan qui fait apparaître comme critère de performance autre chose que la seule rentabilité financière, surfer sur le culte de la performance qui règne dans les entreprises pour les inciter à la réforme.

4. Et, à plus long terme, faire évoluer le droit des sociétés pour amener à distinguer clairement entre comptabilité de l’entreprise (qui n’a pas de statut juridique pour l’instant) et comptabilité de la société.

Hervé Chaygneaud-Dupuy, vice-président de Synergence, complète : 1°) La tactique, le moyen habile, est d’essayer de prendre les dirigeants à leur propre piège, de les inciter à rivaliser sur des objectifs transformés. 2°) Il faudrait instaurer pour les salariés dans les entreprises un droit de retrait. 3°) Et inciter les entreprises à contribuer au développement et à l’autonomie du monde associatif[2].

Plusieurs commentaires suivent :

Bernard Perret complète ces analyses et observations en rappelant qu’il faudrait poser la question de savoir qui est propriétaire de l’entreprise (cf. sur ce point les recherches de Favereau et Hatchuel). Ce ne sont pas les actionnaires, puisque, en droit, un propriétaire est responsable des dégâts occasionnés par le bien dont il est propriétaire (une tuile qui tombe sur un passant, par exemple), ce qui n’est pas le cas des actionnaires. Il faut aller vers une institutionnalisation de l’entreprise qui respecte le pluralisme des valeurs. Jacqueline Morand, en juriste, attire l’attention sur l’entrecroisement croissant du droit public et du droit privé.

Jean-Baptiste de Foucauld explique que la réponse à la question de la (bonne) place de l’entreprise doit être donnée en fonction de quatre séries de considérations :

1. Quel est le bon niveau de concurrence ?

2. Qu’est-ce qu’un juste profit ? Jean-Baptiste propose d’instaurer un impôt progressif sur le profit.

3. Les managers devraient être rémunérés en fonction de la durabilité de l’entreprise. 

4. Et selon la qualité humaine du management.

Roger Sue fait remarquer qu’on ne peut pas tout faire et qu’il faudrait donc sans doute mieux hiérarchiser les objectifs, à quoi D. Livio qu’il faut en réalité attaquer sur plusieurs points, interdépendants, en même temps. Christophe Fourel demande quel rôle on attribue aux syndicats dans cette perspective. Gus Massiah juge intéressante la perspective d’une comptabilité universelle, mais s’interroge sur son statut en cas de faillite.

Pour ma part, je serais désireux d’approfondir la discussion sur au moins trois points. 1. Je suis à la fois séduit mais perplexe face à l’idée d’une comptabilité universelle. Ne risque-elle pas de se heurter aux mêmes problèmes que ceux que soulève l’appel au calcul d’un indicateur de richesse synthétique alternatif au PIB[3] ? 2. Par ailleurs, Didier et Hervé ne nous ont rien dit du style de management qu’ils préconisent. Ils ne répondent donc pas directement aux analyses et critiques de Vincent. Or, je crois qu’il nous faut nous prononcer sur le statut du management par reporting. Sur la quantophrénie et la prescriptophrénie. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons dessiner les traits d’un management « humain », pour le rire dans les termes de Jean-Baptiste. 3. Enfin, il faut bien observer que les propositions de Vincent, Didier et Hervé ne sont pas sans susciter un certain scepticisme. Les entreprises, et notamment si elles sont grosses, ne sont elles pas nolens volens contraintes de sacrifier de l’humain à la rentabilité qui assure leur survie ? Et d’ailleurs, comme l’observait Didier Livio en introduction à son exposé, on ne peut pas proposer aux entreprises un objectif d’ « état économique stationnaire », fût-il « dynamique », pour reprendre la formulation que je risque ans Pour un manifeste du convivialisme. C’est bien évident. Aussi, mon pari est-il le suivant : que des entreprises qui adopteraient une éthique convivialiste, i.e. avec un management humain, faisant droit à la subjectivité réflexive–, des entreprises « vertueuses », puissent se révéler plus efficaces et rentables que les entreprises vicieuses, et les éliminer peu à peu du marché.

Un tel pari est-il tenable ? La chose peut tout d’abord sembler bien improbable et relever davantage du vœu pieux que de l’analyse objective.

C’est ici que les études mentionnées par Jacques Lecomte, dans le troisième exposé de la soirée, se révèlent plus que précieuses. Il nous a présenté le cas de quatre très grandes entreprises, américaines ou françaises (les Zobristes, Lafarge) inspirées par la théorie du « servant leadership » tout d’abord formulée par Greenleaf. Je ne tenterai pas de résumer les quatre cas exposés par J. Lecomte. La soirée était déjà avancée, il lui a fallu le faire à toute allure et je n’ai pas eu le temps de prendre de notes un tant soit peu détaillées. Et, de toute façon, Jacques a accepté ma proposition de nous donner un petit topo écrit. Je garderai donc simplement ici l’idée que de très grandes entreprises qu’on semble pouvoir dire convivialistes sont, jusqu’à plus ample informé, concevables, qu’il en existe, et qu’elles marchent. Non pas malgré leur choix convivialiste mais en raison de lui. Des entreprises convivialistes, qu’est-ce à dire ? Disons qu’il s’agit d’entreprises qui semblent respecter notamment les trois principes énoncés par Vincent. Ou encore, qu’elles font le choix d’un management humaniste.

Je n’entreprendrai pas non plus de résumer avec quelque détail l’exposé de Philippe Frémeaux, qui clôturait la soirée, puisqu’il nous a envoyé copie de son exposé. Particulièrement important pour nous puisque, dans le sillage de son livre, La nouvelle alternative. Enquête sur l’ESS, il permettait de poser la question de savoir dans quelle mesure l’ESS peut être pensée comme présentant une alternative au capitalisme. La réponse est clairement négative si l’on considère les trois critères qui définissent l’économie sociale :

- 1. La non lucrativité ? Elle ne rend pas nécessairement plus vertueux, comme en attestent de multiples exemple. 

- 2. L’utilité sociale ? L’ESS est loin d’en avoir le monopole.

- 3. La gouvernance démocratique ? Elle est, bien sûr largement de l’ordre de la rhétorique. Une rhétorique qui sert en fait à garantir la reconduction des équipes dirigeantes. Curieusement, c’est sur ce troisième point que Philippe est en fait le moins critique. On comprend bien qu’il soit possible de faire l’éloge de mécanismes qui permettent le maintien aux affaires de dirigeants soucieux de respecter les valeurs fondatrices (moi-même au MAUSS….) mais il est plus discutable de désigner ces mécanismes de reproduction-reconduction comme démocratiques.

En fait, seules les SCOP sont réellement proches des idéaux constitutifs de l’économie sociale, mais elles ne comptent que 40 000 salariés sur les deux millions et demi de l’ESS. Pourquoi un aussi faible effectif ? Parce que la coopérative ne marche que lorsqu’elle réunit des égaux, qui pourraient travailler seuls mais qui ont jugé plus efficace et préférable d’associer leurs compétences.

En conclusion, Philippe, pourtant sympathisant et pratiquant de l’ESS, ne croit nullement qu’elle puisse être généralisée. Il faut donc, à ses côtés, reconnaître la pleine légitimité de l’économie privée. De l’économie capitaliste ? Marchande ? Pour ma part, sauf à se mettre d’accord sur certains points, je ne crois pas à la pertinence de la distinction entre Marché et Capitalisme, dans laquelle nombre de nos amis placent leurs espoirs (« Abolissons le capitalisme, gardons le Marché). Pas plus, la discussion l’a montré, qu’à une opposition tranchée entre mauvaise économie capitaliste et bonne ESS. Plus important pour nous, sans doute, serait de définir les critères d’une organisation ou d’une entreprise « convivialiste », qu’elle relève du secteur capitaliste, du secteur de l’ESS ou de celui de l’économie publique. Nous en avons vu apparaître quelques uns au passage. Resterait à les rassembler et à les systématiser. Mais resterait aussi, peut-être, à aborder de front la question de la taille légitime, émise à la fin par Gus : n’y a-t-il pas une taille maximale des entreprises au-delà de laquelle tout espoir de convivialisme risque de s’avérer nécessairement vain ? 

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