Séance très riche, encore une fois, dont je propose un compte-rendu tout subjectif, une fois encore.
Elle faisait suite à la séance de juin, intitulée « Une politique de l’Association ? » dont j’avais retenu pour ma part, au premier chef, que si beaucoup parmi nous s’étaient montré très critiques des associations existantes et refusaient de s’appuyer sur elles en quoi que ce soit, tous, en revanche, s’étaient montré favorables à ce qu’on pourrait appeler un principe associationniste. Qu’en déduire ? Que nous prônons un Associationnisme sans les associations ? Ou bien que nous voulons qu’elles soient subordonnées à autre chose qu’elles mêmes ? Par exemple, une politique du bien commun ? Ou des communs ? Ou, encore, des biens communs ? Etc. La variété même des termes, rendait nécessaire d’y voir plus clair.
Il revenait à François Flahault d’ouvrir la séance en rappelant certains thèmes de son livre, Où est passé le bien commun ? . Ce qu’il fit en commençant par présenter les distinctions proposées par l’économiste Alain Beitone entre biens collectifs, biens publics, biens communs ou biens de clubs etc. Ce qui suscita aussitôt de multiples réserves et critiques, pour des raisons qui s’éclaircirent dans la suite de la discussion. L’idée centrale à avoir en tête selon F. Flahault est qu’il ne faut surtout pas confondre le bien commun avec l’intérêt général. Ce qui est problématique avec les définitions, par ailleurs éclairantes, des économistes (croisant les critères de rivalité/non rivalité et excluabilité/non excluabilité), c’est qu’elles raisonnent en posant comme point de départ la séparation des individus. Or, explique François, «la coexistence précède l’existence». De ce postulat, inverse de celui des économistes et du discours philosophique dominant, résulte la définition suivante du bien commun : « Tout ce qui soutient la coexistence »[1]. Une autre définition, intéressante, pointe tout ce qui n’est bien que d’être vécu qu’en commun. Tout ce qui est bien, précisément parce que c’est commun (il serait intéressant de multiplier les exemples). Mais une telle définition, outre qu’elle sort de l’axiomatique de la séparation originelle des individus, a également l’intérêt de rompre avec une logique de la consommation. Les biens collectifs culturels, par exemple, ne sont pas immédiatement appropriables : il faut payer de sa personne, et travailler pour se les approprier.
Bernard Perret observe que les biens communs, ainsi conçus, sont de l’ordre de ce que, dans le sillage d’Arendt, il nomme les biens constitutifs. Piste qui mérite, je crois, d’être suivie.
Dominique Méda, comme moi-même, posons la question de savoir qui est autorisé à définir et à dire le bien commun ? Une assemblée politique ?
Jean-Pierre Dupuy pointe une erreur de traduction systématique dans la littérature économique française, qui a d’importantes conséquences. Public Goods est traduit par biens collectifs, pour éviter la traduction « biens public »s, parce que pour les Français, Biens publics désigne a priori les biens produits par l’États. Or c’est une grave confusion que d’assimiler le public et l’étatique. Il faut au contraire entendre public au sens kanto-habermassien de la publicité.
Chantal Mouffe, en écho à la question de D. Méda, note qu’il n’y a pas de bien commun et que cependant on ne peut pas se passer de l’évoquer. De mon côté, je fais observer que toute cette discussion pose la question de savoir pour qui, pour quel collectif (la famille, la région, une nation, un continent, l’humanité etc. ?) un bien est commun, public ou collectif. Au nom de qui, à quelle échelle, parlons-nous ? C’est au fond la question qu’évoquera François Fourquet plus tard dans la réunion.
Vincent de Gaulejac, en écho à Chantal Mouffe pose qu’il est impossible de parler de bien commun sans évoquer la conflictualité et la lutte des places. Je propose alors, sans aucun succès, une motion de synthèse : la politique du bien commun est celle qui donne au plus grand nombre le « sentiment d’exister » (titre d’un autre livre de F. Flahault). B. Perret quant à lui propose d’articuler la notion de bien commun à celle de monde commun selon Arendt.
La parole est ensuite donnée à Gus Massiah qui nous livre un exposé passionnant sur les trois périodes de l’altermondialisme en insistant en introduction sur l’émergence dans les forums sociaux d’une multiculturalité radicale et sur l’impossibilité et l’inutilité de traduire les termes centraux du discours politique. Il faut faire l’effort de comprendre l’autre dans sa propre langue.
La 1ère période (de Porto Alegre jusqu’à 2008) s’est essayée à définir les biens publics mondiaux (régionaux ou socio-culturels).
La 2ème, à partir de 2009, avec la préparation du forum de Belem ; a mis sur le devant de la scène la question des femmes et celle de l’économie sociale (Via Campesina), et a vu la montée des revendications des peuples indigènes qui aboutit à une critique de la civilisation moderne au-delà du seul capitalisme. Tout ceci débouche sur le Manifeste pour la récupération des biens communs, en référence aux services publics locaux.
La 3ème période, RIO+20, met au centre des préoccupations la critique de l’économie verte, infiltrée par les multinationales qui entendent financiariser et privatiser la nature. Quant à la perspective d’un Green Deal, assez séduisante, elle se heurte, au fait que ses protagonistes sont souvent des patrons et qu’elle ne remet pas en cause le productivisme.
Le projet retenu est celui de la Transition sociale, écologique et démocratique qui met en exergue six notions : 1°) Le bien commun ; 2°) Le buen vivir ; 3°) La gratuité (cf. les transports publics à Aubagne) ; 4°) Les services publics ; 5°) La démocratie radicale ; 6°) La décolonisation.
Jacques Lecomte fait une intervention qui m’a semblé intéressante, mais je ne réussis pas à relire ce que j’avais griffonné…
Pour finir, François Fourquet qui n’était pas intervenu jusque là, fait une intervention remarquée en rappelant la notion médiévale de propriété éminente. C’est le roi qui est le propriétaire éminent de toutes les terres du royaume. Par ailleurs, selon la doctrine de Saint Thomas, le droit de propriété est subordonné à l’utilité commune. Si l’on actualise ce propos, il convient d’affirmer que c’est la communauté mondiale qui est le propriétaire éminent de la planète. Cette formulation semble tout à fait intéressante. Elle répond en partie à la question de savoir entre qui le bien commun est commun. À cela près que, comme le fait observer Jean-Baptiste de Foucauld, la communauté mondiale n’existe pas et qu’il nous faut donc faire avec les communautés politiques réellement existantes.
Voilà qui relance la nécessité que nous débattions du statut du projet européen et de la place qui reste ou doit rester aux Etats-nations. Mais l’accord se fait pour que les deux prochaines séances soient consacrées, l’une à la question de savoir comment lutter contre l’envie et l’hubris (avec des exposés introductifs, par exemple, de Jean-Pierre Dupuy et Jean-Baptiste de Foucauld) – ce qui pose la question du statut de la morale -, et l’autre de la place que nous entendons réserver au Marché et aux entreprises rivées. Aux biens privatifs, donc, au regard des biens communs, collectifs ou publics.
Alain Caillé