mardi 17 décembre 2019

Ce texte, rédigé en novembre par Alain Caillé, au tout début du mouvement des gilets jaunes, a été endossé par l’ensemble des convivialistes. Fin janvier 2019, il semble toujours d’actualité.

 La crise des formes actuelles de la démocratie que la révolte des gilets jaunes fait éclater au grand jour, est si profonde, si complexe, si multidimensionnelle, si lourde d’ambivalences, si riche de belles promesses ou a contraire de lourdes menaces, qu’elle défie toute analyse rapide et à chaud. Personne ne peut raisonnablement se hasarder à prédire comment les choses vont évoluer en France dans les semaines ou les mois qui viennent. Dans cette conjoncture extraordinairement indéterminée, il faut néanmoins essayer de fixer quelques points de repère à peu près assurés, tant sur la nature de la crise que sur son issue souhaitable. 

Lénine, on s’en souvient,  disait qu’une situation est révolutionnaire lorsque ceux d’en bas ne veulent plus et ceux d’en-haut ne peuvent plus. Ce n’est pas exactement le cas aujourd’hui, ne serait-ce que parce les gilets jaunes n’aspirent pas à une révolution dont il n’existe par ailleurs plus de modèle et plus guère de champions. Il est clair cependant que ceux qui « ne sont rien » n’en peuvent plus, et que les « premiers de cordée » n’ont plus de prise sur le cours des événements. Mais personne n’a plus prise sur rien, c’est là le deuxième trait à retenir. Dans une société désormais totalement atomisée par quarante ans d’hégémonie d’idéologie néolibérale et de règne d’un capitalisme rentier et spéculatif, il n’y a plus guère de collectifs mais uniquement des individus, des particules élémentaires prises dans des mouvements browniens, qui essaient de retrouver un peu de chaleur humaine et de sens en se référant à des communautés mi réelles mi fantasmatiques. Prise dans la course à la mondialisation, toujours plus intense, toujours plus accélérée, la société française, comme les autres, se fragmente en au moins quatre grands blocs de population qui s’ignorent et s’éloignent toujours plus les uns des autres : 1. Les  « élites » qui tirent profit de la mondialisation et pourraient aussi bien vivre ailleurs que là ; 2. Les catégories bien intégrées qui jouissent de revenus, d’un statut et d’une position à peu près assurés (fonctionnaires, salariés en CDI dans des entreprises prospères, dirigeants de PME qui marchent, etc.) ; 3.  Les marginalisés, souvent issus  de l’immigration, qui vivent dans les « cités » et ont le plus grand mal à accéder au marché de l’emploi ; 4. Les précaires, travailleurs au SMIC, petits retraités, petits commerçant incertains de leur avenir, chômeurs, titulaires du RSA, jeunes sans emploi, etc. Ces quatre blocs ne forment plus UNE société. C’est dans le quatrième, qui correspond à peu près à la « France périphérique », que se recrute la grande majorité des gilets jaunes. Si l’augmentation des taxes sur les carburants, sur le diesel notamment,  est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, la goutte d’essence qui a déclenché l’explosion, c’est à la fois pour des raisons objectives et subjectives. La baisse du pouvoir d’achat des catégories sociales les plus pauvres engendrées (au moins temporairement) par les diverses mesures gouvernementales est attestée par toutes les statistiques. Ajoutée à l’augmentation insolente de celui des plus riches, désormais dispensés de l’ancien ISF, elle a provoqué un sentiment d’injustice et une colère qui ne sont pas près de s’apaiser. L’annonce du retrait de cette augmentation ne règle rien. Car ce que le pouvoir actuel est en train de payer, ce n’est pas tant, ce n’est plus tant le montant de la taxe ou d’autres prélèvements, que le mépris qu’il affiche envers les moins bien lotis, rendus responsables de leur sort. Ce déni de reconnaissance, de commune humanité et de commune socialité,  n’est pas pardonnable. Face à lui on retrouve le sens du commun. Là où il n’y avait plus qu’isolement et désolation on ressent à nouveau la chaleur et la joie d’être ensemble. Comme dans les mouvements des places, il y a  quelques années, c’est aussi ce sentiment qui alimente ce qu’on pourrait appeler le mouvement des carrefours ou de la supposée « plus belle avenue du monde ». Mais une autre dimension, inédite, entre en jeu. Les divers mouvements des places visaient le plus souvent à abattre des dictatures locales. Les gilets jaunes s’en prennent à un pouvoir démocratiquement élu, à l’occasion d’une mesure dont l’enjeu est d’ampleur mondiale : la transition énergétique. À quoi il faut ajouter que se sentant trahis par les élus, étant d’ailleurs massivement abstentionnistes, radicalement « horizontalistes » ,à l’exact opposé de la verticale du pouvoir affichée par le président Macron, ils refusent toute représentation même issue de leurs rangs. Personne n’est habilité à parler à leur place. Mais face à la multiplicité des problèmes  soulevés, comment pourraient-ils parler d’une seule voix  et ne pas multiplier des revendications nécessairement contradictoires ?

C’est ici que les analyses développées depuis quelques années par des centaines d’intellectuels alternatifs, théoriciens ou praticiens, français ou étrangers, qui se réclament du convivialisme, peuvent se révéler utiles. Par delà leurs divergences politiques et idéologiques, unis par le sentiment de l’urgence face aux risques d’effondrement planétaire, climatique, écologique, économique, démocratique et moral, ils ont en partage quatre principes qui devraient servir de cadre à toute revendication politique. Le principe de commune humanité s’oppose à toutes les discriminations. Le principe de commune socialité affirme que la première richesse pour les humains est celle des rapports sociaux qu’ils entretiennent, la richesse de la convivance. Le principe de légitime individuation pose le droit de chaque humain à être reconnu dans sa singularité. Le principe d’opposition maîtrisée et créatrice affirme qu’il faut « s’opposer sans se massacrer » (M. Mauss). Tout ceci ne fait pas à soi seul, et de loin, un programme politique. Mais de ces principes il est possible de dériver au moins deux séries de propositions qui semblent particulièrement pertinentes dans le contexte actuel.

En premier lieu, il est clair que tant l’extrême richesse que la misère rendent impossible l’application de ces quatre principes. Dans la mesure où c’est l’explosion des inégalités qui est le premier facteur du dérèglement climatique et écologique, la transition écologique ne pourra s’effectuer que si  elle préserve, au minimum, les conditions matérielles de vie des moins bien lotis (et les améliore, au contraire dans les pays pauvres) et mette à contribution d’abord les plus riches. Augmenter le prix de l’essence, et en particulier du diesel, est nécessaire mais n’est socialement acceptable que si cette augmentation est compensée par une augmentation au moins proportionnelle des bas revenus. Dès cette année, exceptionnellement,  il est envisageable d’engager 20 milliards d’euros  au bénéfice des ménages les plus modestes en réaffectant dans le projet de Loi de Finances pour 2019 une partie des avantages dont vont bénéficier les entreprises. En effet, le « crédit d’impôt emploi-compétitivité » (CICE) – égal à 6 % du montant des salaires inférieurs à 2,5 fois le Smic versés par les entreprises en 2018 – sera versé pour la dernière fois en 2019, pour un montant de l’ordre de 20 milliards. Il sera remplacé la même année par une baisse des cotisations sociales patronales du même montant. Si bien que, en 2019,  les entreprises recevront deux fois le CICE ou son équivalent : 40 milliards, du jamais vu ! Mais, plus généralement, c’est une véritable politique des revenus, durable, qui garantisse à tous un revenu minimum décent qu’il s’agit d’instaurer dans le cadre d’une politique active de lutte contre l’exode fiscal, ce qui passe sans doute par une substitution progressive d’un impôt sur les patrimoine (sur l’actif net) à l’impôt sur le revenu, trop aisément délocalisable et dissimulable.

Par ailleurs, le mouvement des gilets jaunes rend évident ce que tout le monde ressentait déjà : notre système de démocratie représentative parlementaire est à bout de souffle. Cela n’implique pas qu’il faudrait se passer de toute forme de représentativité, au risque de basculer dans le chaos et l’impuissance collective. Mais il nous faut inventer de nouvelles formes d’équilibre entre démocratie représentative, démocratie d’opinion et démocratie directe. Cette dernière pourrait se déployer dans le cadre d’une généralisation de Conventions de citoyens  (ou de Conférences de consensus) ayant pour finalité d’éclairer les décisions majeures en matière de politiques publiques ; complétée éventuellement par le tirage au sort annuel d'une Chambre de 500 citoyens – qui pourrait être une quatrième Chambre en plus de l’Assemblée nationale, du parlement, du Conseil économique, social et environnemental. Cette Chambre serait  dotée du pouvoir de convoquer un référendum si le Parlement adopte des décisions contraires aux conclusions des Conventions de citoyens. De telles conventions existeraient au plan local, régional et national. Leurs travaux et discussions seraient relayés par la télévision.

« S’opposer sans se massacrer » énonce le quatrième principe convivialiste. Autant dire qu’il ne pourra y avoir d’évolution sociale et démocratique positive que non violente, ce que revendique très justement la majorité des gilets jaunes. Reste à savoir comment conserver ou alimenter l’unité de ceux qui, comme nombre de gilets jaunes sans doute, se reconnaissent dans les principes et les propositions présentés ici. Une solution, adoptée par tout un ensemble de réseaux civiques et écologiques est d’arborer un badge, un badge avec le mot AH !, un nom qui n’appartient à aucun groupe particulier mais à tous, à tout le monde et à personne. Ah !, comme avancer en humanité, anti-hubris, alter humanisme. Contre la folie des grandeurs, de l’argent, du pouvoir et des idéologies (www.ah-ensemble.org)

 

1. Le club des convivialistes réunit en France deux centaines d’intellectuels, théoriciens et praticiens. Le Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance  (Bord de l’eau, 2013) a été traduit dans une dizaine de langues.

Membres du Club des convivialistes : Jean-Philippe Acensi, Michel Adam, Claude Alphandéry, Hiroko Amemiya, Geneviève Ancel, Catherine André, Rigas Arvanitis, Geneviève Azam, Benjamin Ball, Laurence Baranski, Marc de Basquiat, Philippe Batifoulier, Jean Baubérot, Anne Beauvillard, Patrick Beauvillard, Augustin Berque, Yves Berthelot, Romain Bertrand, Jean-Michel Besnier, Antoine Bevort, Daniel Bougnoux, Dominique Bourg, Pascal Branchu, Axelle Brodiez-Dolino, Dorothée Browaeys, Françoise Brugère, Alain Caillé, Sabrina Calvo, Belinda Cannone, Jean-Louis Cardi, Barbara Cassin, Philippe Chanial, Benoît Chantre, Hervé Chaygneaud-Dupuy, Eve Chiapello, Philippe Cibois, Sébastien Claeys, Denis Clerc, Gabriel Colletis, Catherine Colliot-Thélène, Pascal Combemale, Josette Combes, Christian Coméliau, Thomas Coutrot, Florian Couveinhes Matsumoto, Daniel Cueff, Eric Dacheux, Jean-Yves Dagnet, Thierry Dallard, Francis Danvers, Hervé Defalvard, Jean-Claude Devèze, François Doligez, Jean-Philippe Domecq, François Dubet, Dany-Robert Dufour, Jean-Pierre Dupuy, Timothée Duverger, Emmanuel Faber, Olivier Favereau, Anne-Marie Fixot, David Flacher, François Flahault, Alain Flambeau, Fabrice Flipo, Jean-Baptiste de Foucauld, Christophe Fourel, Philippe Frémeaux, Emmanuel Gabellieri, Jean Gadrey, Vincent de Gaulejac, Susan George, Anne Gervais, François Gèze, Pascal Glémain, Roland Gori, Daniel Goujon, Jean-Marie Gourvil, Jean-Edouard Grésy, André Grimaldi, Jean-Claude Guillebaud, Patrice Guillotreau, Pascale Haag, Keith Hart, Armand Hatchuel, Benoît Heilbrunn, Edith Heurgon, Dick Howard, Marc Humbert, Eva Illouz, Ahmet Insel, Florence Jany-Catrice, Jean-Paul Jaud, Béatrice Jaud, Zhe Ji, Hervé Kempf, Etienne Klein, Jacinto Lageira, Bruno Lamour, Elena Lasida, Serge Latouche, Marc Lautier, Jean-Louis Laville, Christian Lazzeri, Jacques Le Goff, Frédéric  Lebaron, Erwan Lecoeur, Jacques Lecomte, Martin Legros, Didier Livio, Agnes Lontrade, Pierre-Yves Madignier, Gilles Maréchal, Gustave Massiah, Dominique Méda, Maurice Merchier, Pascale Mériot, Pierre-Olivier Monteil, Jacqueline Morand, Edgar Morin, Chantal Mouffe, Yann Moulier-Boutang, Gaby Navennec, Pierre Nicolas, Thierry Paquot, Patrice Parisé, Antoine Peillon, Corine Pelluchon, Alfredo Pena-Vega, Bernard Perret, Jacques Perrin, Pascal Petit, Ilaria Pirone, Geoffrey Pleyers, Anne Pluen Calvo, Antonin Pottier, Serge Proulx, Michel Renault, Yves Renoux, Myriam Revault d'Allonnes, Emmanuel Reynaud, Marie-Monique Robin, Guy Roustang, Philippe Ryfman, Blanche Segrestin, Pablo Servigne, Hugues Sibille, Richard Sobel, Isabelle Sorente, Frédéric  Spinhirny, Robert Spizzichino, Bernard Stiegler, Roger Sue, Bruno Tardieu, André Teissier du Cros, Michel Terestchenko, Bruno Théret, Jacques Toledano, Florent Trocquenet-Lopez, Patrick Tudoret, Jean-Jacques Tyszler, Frédéric Vandenberghe, Jean-Luc Veyssy, Bruno Viard, Denis Vicherat, Patrick Vieu, Jean-Louis Virat, Patrick Viveret, Nathanaël Wallenhorst, Juliette Weber, Jean-Pierre Worms

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