Dans ces temps tumultueux et riches de faits inédits, je propose de nous emparer de nos propres outils convivialistes, forgés dans et par la convivialité qui nous anime, et d'envisager comment ils nous permettraient d'éclairer une période confuse mais dont la confusion ne doit pas uniquement être envisagée sous l'angle de la peur. C'est ce point de vue de la peur que le gouvernement cherche depuis ces dernières heures à imposer dans ses discours, et il est, disons-le franchement, irresponsable.
Voici donc, ces quatre principes du Convivialisme, appliqués à la situation :
Principe de commune humanité. Il doit servir à discréditer toutes les formes de discrimination. Cette discrimination que pratiquent dans leurs discours et dans leurs actes ceux qui tentent de récupérer le mouvement des Gilets jaunes (en vain, d'ailleurs, car ce mouvement est, dans l'état actuel de la situation, irrécupéré, sinon irrécupérable), pour servir des idéologies de haine et de rejet de l'autre. Ce qui est remarquable aujourd'hui dans le mouvement des Gilets jaunes, c'est que personne n'est en mesure de le "représenter" à lui seul (conformément à l'analyse sartrienne des "groupes en fusion") : cela signifie aussi que n'importe qui est légitime pour endosser ce gilet, quels que soient ses origines et ses engagements politiques ou sociaux.
Principe de commune socialité. C'est, au fond, le motif même du mouvement. On l'a beaucoup réduit à la seule expression des groupes les plus défavorisés de la population, mais ce mouvement est beaucoup plus large : il est le mouvement de tous ceux qui s'estiment exclus du champ politique confisqué par une certaine oligarchie financière qui impose, via des dirigeants politiques issus ou non de ses groupes mais qui défendent majoritairement ses intérêts, des politiques d'une inégalité criante. La revendication du "pouvoir d'achat" — rebaptisé à raison "pouvoir de vivre", car il ne s'agit pas tant de vouloir céder à l'impératif de consommation, que de pouvoir vivre dignement pour celles et ceux qui manifestent — cette revendication économique est vite devenue une revendication politique. A cet égard, la récupération par le discours gouvernemental de la prétendue "profanation" des symboles de la République tente de dissimuler que les symboles ne doivent pas l'emporter sur les réalités qu'ils expriment, ce qui reviendrait à une sorte d'étrange "idolâtrie" républicaine. Ces symboles sont d'abord détournés par ceux qui, au nom de la République dont ils occupent des charges éminentes, divisent les peuples, excluent de la vie économique et politique des pans entiers de la population. Je dis bien : de la vie économique et politique. Car n'est-ce pas profaner la République que d'ignorer des mouvements sociaux aussi larges et importants que les manifestations contre la Loi Macron (dite "Loi Travail"), adoptée par ordonnance sous la précédente mandature, alors que 75% des Français s'y disaient opposés ? N'est-ce pas profaner la République que d'afficher et de pratiquer un gouvernement par la force, réduisant le rôle des syndicats et autres corps intermédiaires au rang de simples instances consultatives ? Qu'est-ce qui justifierait cette politique ? Certainement pas un mandat confié a minima : rappelons qu'Emmanuel Macron n'a reçu les voix que de 18% des électeurs inscrits au premier tour, et n'a remporté le second que parce qu'il était opposé à Marine Le Pen. Mince représentativité, qui eût pour le moins imposé une certaine prudence, et un sursaut d'écoute et de participation démocratique : exactement le contraire de ce qu'a fait Emmanuel Macron.
Principe d'individuation. Si le mouvement des Gilets Jaunes rend pour l'heure impossible toute représentation globale, on l'a dit, il n'exclut nullement la constitution de courants, de groupes, de discours collectifs, bref, il illustre de fait ce principe de légitime individuation qui nous est cher, de la part de gens qui devaient jusque-là se contenter de n'exister dans la société que comme des statistiques ou des électeurs anonymes. Avoir le droit, non pas seulement d'être représenté, mais de se présenter devant des caméras, aux micros des radios, comme c'est le cas depuis plus de deux semaines : c'est aussi ce que permet le mouvement actuel. Nous écrivions dans notre Manifeste du Convivialisme que "la politique légitime est celle qui permet à chacun d'affirmer au mieux son individualité singulière en devenir, en développant ses capabilités, sa puissance d'être et d'agir sans nuire à celle des autres, dans la perspective d'une égale liberté". Que le mouvement des Gilets jaunes renforce la capabilité dans l'exercice de la pensée et de la parole politique, de la part de populations que certains en croyaient à tort dépourvues, difficile de le nier. Pour ce qui est de la "puissance d'être et d'agir" qui ne "nui[se] pas à celle des autres", constatons que toutes les paroles s'expriment de manière ample et diverse depuis ces dernières semaines : la parole de toutes les tendances des Gilets Jaunes (à commencer par la tendance qui n'appartient à aucune tendance, et qui semble être la tendance majoritaire du mouvement à l'heure actuelle !), mais aussi celle du gouvernement, celle des chefs d'entreprises (qui sont consultés en ce moment même sur la possibilité de contribuer à un effort économique en faveur de leurs salariés), mais aussi la parole des intellectuels : nous avons lu à cet égard de magnifiques réflexions sur ce mouvement inédit. Bref, personne n'est exclu de l'agora !
Principe d'opposition maîtrisée. C'est peut-être là que réside le nœud gordien, et le point de débat légitime entre nous, Convivialistes. Le mouvement des Gilets Jaunes est-il un mouvement de pure violence immaîtrisée ? Rappelons d'abord que, si ce mouvement a éclaté, c'est aussi parce que toutes les formes traditionnelles d'expression politique (manifestations, pétitions, associations diverses...) ont été peu à peu réduites à l'impuissance. Jusqu'au vote lui-même, dont on ignore le mandat, et même l'abstention — problème majeur de nos institutions : jusqu'à quel point un scrutin peut-il être estimé légitime, quand une majorité de citoyens s'en sont abstenus ? Emmanuel Macron incarne paradoxalement cet échec des modes d'expression politique traditionnels, lui qui a construit sa campagne sur la "disruption" politique, et la nécessité d'écouter le peuple... avec le succès que l'on sait. La violence du mouvement des Gilets jaunes est donc, qu'on le veuille ou non, et quoiqu'on puisse le déplorer, un élément essentiel de sa "réussite". Elle peut aussi le faire échouer. S'opposer, ce n'est pas seulement s'exprimer selon des modes d'expression légaux mais devenus inefficaces ; c'est parfois aussi inventer de nouvelles voies légales d'expression. Après tout, rien dans les institutions d'Ancien Régime ne permettait l'expression des futurs sans-culottes... On aurait donc tort de vouloir réduire la question du mouvement à une condamnation en bloc de la "violence". D'abord, parce que la violence est exercée par ceux contre lesquels luttent les Gilets Jaunes. Une violence économique et symbolique, que les Gilets Jaunes dénoncent. Mais aussi parce que la violence d'une revendication n'est pas de même nature que la violence des "casseurs". A cet égard, l'opposition essentialiste que tente d'imposer le discours gouvernemental, entre les "manifestants pacifistes" et les "casseurs", est totalement erronée. C'est la "manifestation" même qui doit conquérir de nouveaux moyens. Et comme toutes les organisations politiques ou sociales traditionnelles (syndicats, partis politiques) se sont avérées impuissantes, il est légitime qu'on en cherche d'autres, même si c'est en tâtonnant...