J’ai reçu un premier texte de Jacques Beaumier, que je ne connaissais et ne connais toujours pas. Je l’ai trouvé d’une simplicité étonnamment éloquente. Après deux ou trois échanges par mail, je lui ai demandé s’il pouvait rassembler ce qu’il avait écrit. J’y trouve un bel esprit convivialiste. Alain Caillé
Je suis artisan du bâtiment dans une commune de montagne, au cœur du massif de Chartreuse. Agriculteurs, artisans, commerçants, employés des services publics ou salariés des entreprises de la filière bois, ici nous nous connaissons. Nos voisins sont nos clients ou nos fournisseurs, nos employeurs ou nos employés. Ici le travail local génère naturellement du lien social et les relations au quotidien reposent largement sur la confiance et la solidarité. Peut-être que ce témoignage participera à attirer quelques regards curieux d’universitaires, de sociologues, ou de philosophes sur nos communautés de paysans et d'artisans que l'on prend volontiers pour les vestiges d'un monde voué à disparaître. A la lecture du manifeste convivialiste et à l’écoute de quelques conférences j'ai parfois eu le sentiment qu'on parlait de nous.
Laissez-moi vous raconter un de mes premiers contacts avec le pays. Je venais juste d'emménager dans ma maison, en cours de restauration. J'avais besoin de bois sec pour fabriquer des volets et je me suis rendu pour la première fois au séchoir du village voisin. Le séchoir est un genre de bâtiment chauffé à plus de soixante degrés pour ramener en trois semaines quatre vingt mètres cubes de bois à moins de 20 % d’humidité, permettant de le travailler sans risque de retrait ou déformation. A côté du séchoir, un grand hangar où sont stockées les dimensions couramment utilisées par les entreprises locales. C'est sous ce hangar que je viens me mettre à l'abri d'une petite neige froide et lourde tandis que le maître des lieux charge un semi-remorque avec un chariot élévateur. Au bout de quelques minutes il interrompt son travail pour venir me voir et me demande avec un aimable sourire ce qu'il peut faire pour moi. Le regard clair sous la casquette épaisse et le corps massif mais alerte sous la veste de travail, il a près de soixante ans et l'air d'être né dans ces montagnes. Je lui explique que j'ai besoin de quelques planches rabotées mais que je ne peux pas les emmener en longueur de quatre mètres et que j'ai oublié ma scie. Il disparaît quelques instant pour revenir avec l'outil, s'excuse de ne pas avoir le temps de m'aider, et m'invite à choisir et recouper tranquillement mes planches, pendant qu'il retourne manœuvrer sous la neige. Une dizaine de minutes plus tard, le camion chargé, il revient vers moi pour me dire qu'il doit s'absenter et de ne pas attendre son retour. Et avant que je n'ai le temps de poser de question il ajoute : "Vous voyez la pochette de plastique accrochée là-bas... il y a ce qu'il faut pour noter ce que vous aurez pris, avec votre nom et votre adresse". Sur quoi il s'éloigne en me souhaitant une bonne fin de journée. Pour moi qui venais de passer dix ans en centre-ville de Grenoble ces quelques mots anodins ont eu un effet extraordinaire. Un peu comme de sortir d'une de ces machines de science fiction qui remontent le temps.
Pourtant les histoires comme celle-ci n'ont rien qui justifient qu'on en parle, ici. Ce n'est que le quotidien. A l'inverse ce sont les rares actes d'incivilité ou de violence qui font le tour des hameaux. Il y a peu de temps le marchand de tabac et journaux a été cambriolé, et tout le monde en parlait. Mes voisins comme les commercants du village se désolaient de la nécessité de devoir fermer leurs portes à clé. Ici on parle des faits divers parce qu’ils concernent presque toujours quelqu’un que l’on connaît. On se parle aussi de la météo, des enfants, du travail... et souvent pour se donner des nouvelles des uns ou des autres. Je suis venu m'installer ici prêt à une certaine solitude, essentiellement pour quitter la ville et reprendre un travail manuel et indépendant, mais je découvre que le lien social fait naturellement partie de cette nouvelle vie. La fête des paysans et des artisans permet de se retrouver et de rencontrer les nouveaux… mais si, il y en a. Et quand j’entends les plus jeunes dire qu’ils n’ont pas envie de vivre en ville, même pas d’aller faire du shopping le
samedi, je me dis que notre modèle mériterait plus d’attention de la part de ceux qui se désolent de l’évolution de notre société.
On pourrait peut-être commencer par aider le développement local en essayant de désindustrialiser le quotideien. Dans les domaines du logement, du mobilier, de l’alimentation, de l’habillement… il y a des quantités de petites entreprises qui montrent que les productions locales peuvent trouver leur clientèle en intégrant un vrai savoir-faire. A Albi, où je suis allé suivre une formation, un compagnon plâtrier m’expliquait qu’il était concurrentiel au placoplâtre avec du traditionnel briques creuses et enduit plâtre sur tous les chantiers d’accès facile, et qu’il était débordé de travail. Moi je réalise des peintures naturelles que je produis moi-même, des enduits intérieurs de chaux et de sable, et des meubles sur-mesure en bois de pays. Peu d’achats extérieurs, pas d’intermédiaires, peu de charges et un revenu modeste… mais des prix abordables pour tous et une vraie qualité de vie au travail comme à la maison.
La réduction du temps de travail, ça ne nous parle pas trop. Ce que les artisans d'ici connaissent bien c’est la rivalité pour la compétence et l'utilité reconnue. Matthew Crawford parle dans "Éloge du carburateur" du sentiment de reconnaissance qu'apporte le travail manuel. Pour l'artisan il y a dans chaque réalisation, chaque intervention, la preuve matérielle de son savoir-faire et de son utilité dans la communauté. Contrairement au travailleur dit «intellectuel», qui souvent ne peut être rassuré que par l'approbation de sa hiérarchie, tant sa production est sujette à évaluation subjective.
Une autre histoire à ce propos. Il y a une dizaine de jours je me suis trouvé sans eau courante, avec le sol extérieur détrempé contre le mur des toilettes, là où le tuyau d'alimentation entre dans la maison. J'ai appelé mon voisin, le plombier de nos villages, qui a quitté immédiatement son chantier à un quart d'heure de là pour venir constater le problème, et diagnostiquer la rupture probable d'un raccord de réparation, là où une entreprise a creusé à l'automne dernier pour enterrer les câbles électriques du hameau. Il a de suite appelé un
collègue entrepreneur de travaux publics, qui était sur un chantier à plus d'une demi-heure de là, lequel est arrivé une heure plus tard, avec une mini-pelle mécanique sur sa remorque, pour creuser délicatement jusqu'à retrouver la canalisation... et le raccord qui avait effectivement lâché. N'ayant pas de raccord de remplacement il a rappelé le plombier retourné sur son chantier, lequel lui en a apporté un dans les vingt minutes. Et environ trois heures après mon appel tout était remis en ordre. J'aurais la facture de terrassement
à la fin du mois, peut-être... et je sais que je n'en recevrai aucune de mon voisin plombier. Mais il y a quelques temps il m'avait demandé de lui faire quand je pourrais, un petit caillebotis pour circuler dans sa cave. Je crois bien que je vais devoir m'en occuper au plus vite !
Ce qui se joue là-dedans a été analysé ici mieux que je ne saurais le faire. Mais si je me sens aussi bien à ma place dans ces montagnes, moi qui suis arrivé à l'été 2012, c'est certainement parce que cette rivalité généreuse qui s'exerce quotidiennement crée entre les individus un lien de solidarité qu'aucun discours ne saurait générer. Et je regrette de ne pas voir plus souvent valoriser ce modèle social qui se perpétue dans beaucoup de communautés rurales de paysans et d’artisans. Je crois qu'elles ont avec «les intellectuels» le
même problème que j'ai avec mes clients. Je sais faire de beaux et solides enduits minces de chaux et sable sur des cloisons intérieures de placoplâtre, au prix d’une peinture soigneusement réalisée. La plupart de ceux qui les voient trouvent formidable qu'on puisse donner à ce morne produit de l'industrie une si belle matière de surface. Mais personne ne me contacte jamais pour demander des renseignements sur ces enduits, parce que dans le bâtiment tel qu'on le connaît aujourd'hui ça n'existe pas... Demandez à un peintre, il vous dira que les enduits traditionnels chaux et sable c'est le travail d'un maçon. Demandez au maçon, il vous rira au nez en disant que c'est impossible de faire un enduit traditionnel sur du placoplâtre. Ce n'est pourtant pas particulièrement difficile, mais ce n'est que du savoir-faire individuel, avec environ 2 € de matière première par m2 d'enduit. Alors ça n'intéresse pas l'économie du bâtiment et personne n'en parle, ni dans les revues professionnelles ni dans les émissions de décoration à la télé (je suppose qu'il y en a...). Donc personne ne
vient me voir pour me demander des informations là-dessus.
Si vous trouvez qu'il y a un parallèle entre la raison pour laquelle beaucoup «d'intellectuels» nous ignorent et l'histoire que je vous raconte, vous serez intéressé par la raison pour laquelle je fais quand même de plus en plus d'enduits minces sur placoplâtre. En fait je vous l'ai déjà dit : ceux qui les ont vu de près sont souvent enthousiastes. Et bien sûr ils en veulent chez eux, les montre à leurs amis, en parle à leurs voisins... Je crois qu'on ne peut pas faire grand chose pour que «les intellectuels» s'intéressent aux artisans, mais en tous temps ceux qui ont été amené à le faire parce qu'ils avaient un pied dans chaque monde, de William Morris à Matthew Crawford, ont trouvé là de quoi alimenter leurs réflexions sur ce que serait une société en meilleure santé. La qualité de quelques éléments simples me paraît essentielle pour que la vie soit bonne. Les relations de voisinage, le contenu du travail, la proximité avec la nature, l’alimentation. Pour moi ce sont les éléments de base d’une bonne existence, devenus inaccessibles à des millions de français. Au service de quoi avons-nous mis le progrès technique ? De quelle efficacité, et pour qui ? Le domaine du travail me semble exemplaire, et voici une dernière petite histoire à ce propos.
Il y a quelques temps j'ai fait des travaux de menuiserie chez moi. Une journée entière fut consacrée à l'usinage et l'assemblage de huit pièces de bois, montants et traverses constituant un pré-cadre de porte et la structure d'un cloisonnement. Il faut dire que tout ça a trouvé sa place au millimètre en haut d'un escalier, dans une pièce en soupente où rien n'est perpendiculaire ni parallèle. Il a fallu ajuster les pièces de bois en biais et en biseau, et pas une coupe d'assemblage n'était d'équerre. Aussi, au moment d'aller préparer mon
dîner j'ai inspecté mon travail et redescendu l'escalier avec un certain sentiment de fierté. Parlons justement de cet escalier que je n'ai pas construit. Il est de type "quart tournant", pris entre des murs gauches et non perpendiculaires, et seulement trois de ses quatorze marches sont identiques et parallèles. Le coup d’œil perçoit immédiatement qu'il s'agit de "belle ouvrage" tant l'harmonie des proportions n'a pas souffert de la difficulté de conception, et il n'est pas rare que mes visiteurs admirent l’élégance de son dessin. "Tout artisan
serait fier d'être le père de cet escalier" me disais-je en le descendant "mais ce n'est pas le cas". En effet il a été réalisé par un spécialiste dont voici le processus de fabrication. Les mesures sont prises à l'aide d'appareils de type laser-mètre et multi-laser de mesure d'angle. Ces mesures sont ensuite transférées dans le système informatique qui calcule les dimensions de chacune des pièces pour le modèle d'escalier choisi dans la base de données. Ces cotes sont alors transmises aux machines à commande numérique et il reste à
l'ouvrier qui pilote la machine à assurer son approvisionnement en bois. "Qui donc pourrait-être fier ?" me répétais-je en préparant mon repas. Peut-être le concepteur du logiciel...
Ne vous méprenez pas, je ne suis pas contre le progrès technique. Mais il me semble que celui-ci a souvent privilégié le résultat et son coût, au détriment de l'expérience vécue, l'ouvrage au détriment de l’œuvre. La question est de savoir ce qui compte le plus pour notre bonheur, entre ce que notre revenu nous permet d'acquérir et ce que nous vivons quotidiennement au travail. Nous pouvons acheter de nombreux objets techniquement évolués pour des usages très sophistiqués, mais nous devrons certainement renoncer à certains d’entre eux pour que chacun accède à un métier qui apporte son lot quotidien de bonnes stimulations sensorielles, corporelles, intellectuelles et sociales. C’est pour moi un des chemins du convivialisme.