ENTRETIEN
23/05/2018 Alain Caillé Professeur émérite à l'université Paris-Nanterre, économiste et sociologue. Directeur de la revue du Mauss
Face aux discours très spécialisés des sciences sociales incapables de saisir la complexité du monde actuel, le sociologue et économiste Alain Caillé milite pour une approche généraliste. Il vient de codiriger, avec Philippe Chanial, Stéphane Dufoix et Frédéric Vandenberghe, l’ouvrage Des sciences sociales à lascience sociale. Fondements anti-utilitaristes (coll. La bibliothèque du Mauss, Le Bord de l’eau), qui rassemble les contributions de plusieurs chercheurs, dont Robert Boyer, François Dubet, Olivier Favereau, Nathalie Heinich, André Orléan, etc*.
En quoi les sciences sociales sont-elles moins capables qu’avant de comprendre les lois de fonctionnement des sociétés ?
On dispose de moins en moins de repères sur ce qui se passe. Les phénomènes actuels sont complexes car ils sont à la fois économiques, politiques, religieux, stratégiques, environnementaux. Face à cela, les sciences sociales n’offrent que des discours spécialisés – sur la crise de l’environnement, les paradis fiscaux, les enjeux géostratégiques, etc. –, des fragments de discours qui ne permettent pas de penser le monde dans toute sa complexité.
Il n’y a plus de paradigme transversal, comme l’ont été le structuralisme, le marxisme, etc.
Si l’on compare avec ce qu’étaient les sciences sociales, dans leur grand moment du début du XXe siècle, il existait alors des fils directeurs : l’interrogation sur la modernisation, l’industrialisation, l’avènement de la société de marché… Cela donnait un cadre d’intelligibilité, d’interprétation globale. Aujourd’hui, il n’y a plus de paradigme transversal – comme l’ont été le structuralisme, le marxisme, etc.
Cette fragmentation permet de s’attaquer à des questions très précises. En quoi est-ce un problème ?
Ce n’est pas un problème, la spécialisation est nécessaire mais on ne peut s’en contenter. A certains égards, on n’a jamais été aussi intelligents : d’un point de vue de formalisation, de modélisation, d’un point de vue épistémologique, etc. Mais cela ne suffit pas. Comme dans une chaîne de montage dans la division du travail, si on ne réussit pas à rassembler les morceaux et les pièces qui viennent des ateliers spécialisés, avec un chef de montage qui lui donne du sens, on se retrouve avec des pièces magnifiquement usinées et travaillées, mais cela ne fait pas un produit final.
Quel serait le produit final ?
Les sciences sociales sont confrontées à quatre impératifs. Le premier est empirique, la description de la réalité. C’est ce qui les distingue, notamment la sociologie, de la tradition philosophique qui pense parfois comme Jean-Jacques Rousseau pouvoir « ignorer tous les faits ». Un impératif explicatif également. Il faut chercher des causes et arriver à prévoir. C’est le moment de la modélisation, pour lequel la science économique dispose d’un avantage, même si c’est le cas aussi ailleurs, par exemple en anthropologie.
L’impératif herméneutique est celui de l’interprétation. Les acteurs ne sont pas seulement animés par des causes, économiques ou climatiques, mais aussi par des raisons d’agir et des valeurs. Il ne s’agit donc pas seulement d’expliquer le pourquoi des phénomènes mais aussi le « pour quoi » : qu’est-ce qui fait sens pour les acteurs ? Ce qui renvoie au quatrième impératif des sciences sociales, qui est le plus compliqué à intégrer : l’impératif normatif.
Je ne pense pas que les chercheurs puissent s’intéresser à ce qui fait sens pour les acteurs sociaux sans s’interroger sur ce qui fait sens pour eux-mêmes
A LIRE ALTERNATIVES ECONOMIQUES N°379 - 05/2018
Je ne pense pas que les savants, les chercheurs, puissent s’intéresser à ce qui fait sens pour les acteurs sociaux sans s’interroger sur ce qui fait sens pour eux-mêmes. Contrairement à la vulgate enseignée à tous les étudiants, dans toutes les disciplines des sciences sociales, je pense que l’impératif normatif est le plus important des quatre, car il vient en articulation des trois premiers, et donne ainsi la structure globale : la nécessité de s’interroger sur les valeurs – non seulement celles des acteurs sociaux mais aussi celles au nom desquelles ils pensent et ils réfléchissent.
Toutes les grandes œuvres de la science sociale, de Karl Marx, Max Weber, Emile Durkheim, toutes celles qui résistent au temps reposent sur une interrogation normative. La question de l’émancipation chez Marx, la rationalisation chez Weber, le rapport à la société nationale chez Durkheim. C’est ce qui rassemble et articule, comme dans la chaîne de montage, tous les éléments de connaissance épars.
Quelle est la situation actuelle ?
On croit pouvoir faire de la science hors valeurs. Il n’y a plus de grands discours. En sociologie, l’ambition est devenue très restreinte par rapport à celle de la sociologie classique. Chez Durkheim ou Weber, il s’agissait de réunir à la fois des anthropologues, des historiens, des juristes, des économistes, etc. La sociologie était considérée comme devant être le lieu d’interactions de toutes ces disciplines. Max Weber est au départ économiste, ou juriste, ou historien. Par moments, il se dit sociologue. Ce qui est récent, c’est donc la séparation de la sociologie des grands récits politiques.
C’est le constat qui est fait dans notre livre par des gens qui sont, chacun dans leur discipline, tous très reconnus : quelque chose ne va pas et il n’est pas possible de continuer comme ça
Ce qui est beaucoup plus ancien, c’est l’abandon d’une ambition totalisante de la science sociale, qui essaie d’interroger à la fois les faits économiques, les faits sociaux, les faits culturels, les faits politiques et les faits religieux dans une même logique. Une ambition très largement perdue aujourd’hui. C’est le constat qui est fait dans notre livre par des gens qui sont, chacun dans leur discipline, tous très reconnus : quelque chose ne va pas et il n’est pas possible de continuer comme ça, chacun ne voyant que ce qui est éclairé par son projecteur.
Faut-il faire travailler ensemble les spécialistes de sciences sociales ?
Mettre ensemble ces divers spécialistes, c’est de la pluridisciplinarité, ce qui aboutit généralement à une espèce de juxtaposition très formelle. Cela n’apporte pas grand-chose, car on ne travaille pas le cœur des conceptualisations, des interrogations. La pluridisciplinarité donne des regards qui n’évoluent pas en profondeur, chacun apportant sa petite graine tout en faisant semblant de respecter le voisin.
Les disciplines fonctionnent comme les Etats-nations et découpent le champ du savoir en petits territoires, chacun voulant contrôler tout le savoir à partir de son champ national
Je ne prône pas du tout l’abandon des disciplines. Je pense que celles-ci ont leur légitimité, et il faut qu’elles continuent à fonctionner, mais pas comme elles le font de plus en plus, de façon chauvine et raciste. Je parle de racisme, car je pense que les disciplines fonctionnent comme des Etats-nations. Elles découpent le champ du savoir en petits territoires, chacune voulant être la discipline reine et contrôler tout le savoir à partir de son champ national particulier. Cela crée des haines, des rivalités nationales. Dans une thèse d’économie, le seul fait de citer un philosophe vous met hors champ. En sociologie, c’est pareil. Cela vaut exclusion de la discipline !
Je crois qu’il faut former des généralistes. Pas une personne qui sait tout mais un chercheur compétent et reconnu comme tel dans deux ou trois disciplines. C’est ce que j’ai fait à Nanterre il y a vingt ans en créant, en lien avec l’ENS de Cachan, un magistère d’humanités modernes.
Est-ce une évolution généralisable dans le cadre institutionnel français ?
C’est un combat que je mène depuis assez longtemps, mais je m’aperçois qu’il y a très peu de personnes pour le porter. Les différents spécialistes qui ont écrit dans l’ouvrage disent qu’il faudrait le faire. Mais ils ne pousseront probablement pas eux-mêmes à le faire…
Pourquoi avoir écrit ce livre s’il est impossible d’avancer ?
Pas complètement impossible ! Les universités créent des cursus bidisciplinaires pour attirer les bons étudiants qui sinon choisissent tous les classes préparatoires aux grandes écoles. Elles forment des jeunes dans deux disciplines. Cela contribue à faire bouger les lignes. Reste à institutionnaliser et légitimer ces parcours au-delà du coup par coup. Ce livre est donc un appel aux jeunes, même si le parcours est semé d’embûches !
Ainsi que de Jeffrey Alexander, Romain Bertrand, Sergio Costà, Francesco Fistetti, Christian Grataloup, François Hartog, Nathalie Heinich, Marcel Hénaff, Philippe d’Iribarne, Thomas Lindemann, Danilo Martuccelli, Elena Pulcini, Ann Rawls, Mashall Sahlins, Ilana Silber, Lucien Scubla, Michel Wieviorka. Publié aux éditions Le Bord de l’eau, coll. La bibliothèque du Mauss, 2018, 368 p., 24 €
PROPOS RECUEILLIS PAR CATHERINE ANDRÉ ET CHRISTIAN CHAVAGNEUX