Dans une tribune au « Monde », le sociologue Alain Caillé regrette que la réforme du baccalauréat menace la filière de sciences économiques et sociales. Le combat pour la sauver est légitime, mais il faut la redéfinir selon lui.
LE MONDE | • Mis à jour le | Par Alain Caillé (Professeur émérite de sociologie à l'université Paris-Ouest-La Défense)
Les enjeux de cette réforme sont considérables. Pour s’y opposer efficacement et ne pas donner l’impression de s’arc-bouter sur des situations acquises, il faut que les professeurs de SES en prennent la pleine mesure et inscrivent leur légitime résistance dans une visée encore plus ambitieuse pour leur discipline.
La pluridisciplinarité, des attraits illusoires
La réforme peut séduire pour au moins deux raisons. En multipliant les options et en accroissant la liberté de choix des élèves, elle semble, tout d’abord, aller dans le sens d’une pluridisciplinarité apparemment souhaitable. En fragilisant le lien entre économie politique et sociologie, elle donne, par ailleurs, à l’enseignement de l’économie une orientation plus pragmatique (le couplage avec la gestion) ou plus en adéquation avec la revendication de scientificité mathématique des économistes mainstream.
Or, quant au premier point, il importe de comprendre que les attraits de la pluridisciplinarité sont largement illusoires. Le large échec académique de la filière administration économique et sociale (AES) dans l’enseignement supérieur est là pour en témoigner. A quoi bon connaître quelques mots de plusieurs langues si l’on n’en parle aucune ? Le faux idéal de la pluridisciplinarité est le parfait complément du triomphe académique de l’hyperspécialisation et de la fragmentation disciplinaire qui nous rend toujours plus compétents sur des objets de plus en plus insignifiants, et contre lequel il importe au plus haut point de réagir.
Quant à la revendication de scientificité pure de la science économique ou d’efficacité pragmatique de la gestion, elle peut sembler elle aussi justifiée. Qui pourrait s’opposer à l’objectif de rendre la science économique plus éclairée, et la formation des lycéens mieux adaptée aux emplois auxquels ils seront appelés à postuler ?
N’entrons pas ici dans la discussion – pourtant bien nécessaire – des critères de ce qui fait la scientificité en science sociale ou l’efficience d’une bonne gestion, et contentons-nous d’observer que le tropisme techno-scientiste qui risque de triompher avec cette réforme est en parfaite harmonie avec l’hégémonie qu’exercent sur le monde entier les normes néolibérales et la vision économiciste de ce que sont les sociétés et les êtres humains.
Seule importerait l’efficacité économique (et plus précisément financière, voire spéculative) et, pour y parvenir, il suffirait de tabler sur les calculs d’intérêt d’individus mutuellement indifférents. Impossible d’expliquer ici pourquoi cette vision est profondément fausse. L’apparition de Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique] ne s’explique pas plus par des motivations foncièrement économiques que celle hier du nazisme. Et ne parlons pas de l’irrésistible révolte des femmes contre le machisme.
Pour une filière de science sociale généraliste
A trop faire confiance aux seuls spécialistes et à trop se focaliser sur la seule économie, on se condamne à ne rien pouvoir appréhender des mouvements essentiels de notre temps. C’est ici que se pose avec acuité la question du statut des instruments de connaissance dont nous disposons et donc de la science sociale. Cette dernière est en réalité moins fragmentée qu’on ne pourrait le croire.
De même que dans le monde pratique on voit une même raison marchande rentière et spéculative se confronter à une infinie diversité de peuples, de nations, de sociétés, de cultures ou de sous-cultures, dans le champ du savoir on assiste à la coexistence problématique entre une science économique solidement organisée et unifiée autour de son noyau épistémique standard et un pullulement d’écoles dans les autres disciplines.
Cette diversité fait leur richesse mais aussi leur fragilité. Il devient donc urgent de savoir comment elles pourraient cohabiter au sein d’une science sociale généraliste (philosophie morale et politique comprise) qui s’organiserait sur d’autres fondements que l’axiomatique de l’intérêt qui inspire le modèle économique de la science sociale.
C’est cette question que se sont posée une trentaine d’économistes, philosophes, anthropologues, historiens, géographes, sociologues bien connus, français et étrangers, réunis à Cerisy-la-Salle (Manche) en mai 2015. Tous ont conclu à la nécessité de faire naître et reconnaître dans l’enseignement supérieur et dans la recherche une filière de science sociale généraliste. Que serait une médecine sans généralistes, où il n’y aurait plus que des spécialistes ?
Une telle science sociale généraliste, on l’a vu, ne peut pas être pluridisciplinaire. Elle ne peut pas davantage être transdisciplinaire, si on imagine la transdisciplinarité régie par une métalangue en surplomb, une sorte d’espéranto ou de volapük épistémique. Elle ne peut donc être qu’interdisciplinaire et dialogique. Il est impossible de parler bien un grand nombre de langues, il n’y a pas de sens à vouloir imposer une langue scientifique unique, mais il est en revanche tout à fait possible de maîtriser effectivement deux ou trois langues ou disciplines.
Une filière de science sociale généraliste dans l’enseignement supérieur et la recherche aurait vocation à accueillir ces polyglottes (« biglottes » ou « triglottes ») et à proposer des enseignements interdisciplinaires, et cela non pas contre les disciplines instituées mais en rapport constant avec elles et pour leur plus grand bien.
C’est dans cette perspective qu’il faut repenser le statut et l’avenir des SES, comme une ouverture et une préparation tant aux disciplines existantes en sciences sociales – science économique, sociologie, ethnologie, etc. – qu’à la science sociale généraliste. C’est à la reconnaissance d’une telle science sociale qu’œuvrent les cinq cents enseignants-chercheurs en économie regroupés au sein de l’Association française d’économie politique (AFEP). C’est dans le cadre d’un tel projet que les professeurs de SES devraient inscrire leur nécessaire combat pour la survie mais aussi pour l’évolution de leur discipline.
Alain Caillé est le fondateur et directeur de la revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales).
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