Sacré antipape du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), depuis belle lurette et, plus récemment, pape de la décroissance, je me sens assez à l’aise, bien que laïc et athée, pour affronter le pape de Rome et ses cardinaux, la curie, les évêques et les curés de campagne. « La France et l’Italie sont deux pays frères. Les Italiens sont des Français du Sud et les Français des Italiens du Nord », ai-je coutume de dire. Et j’ajoute : « toutefois, malgré toutes les similitudes qui nous unissent, il y a une grand différence irréductible : la France est un pays laïc dans lequel il y a des catholiques, des protestants, des musulmans et beaucoup d’athées, l’Italie est un pays catholique dans lequel il y a toutes sortes d’hérétiques et même des non-croyants ». Des amis italiens, donc, m’avaient suggéré naguère de penser à un Saint François d’Assise pour ma collection des précurseurs de la décroissance, le dit François ayant déjà été proclamé saint patron de la décroissance, bien avant que le cardinal Bergoglio ne soit pape et se déclare à son tour « saint patron de tous ceux qui étudient et travaillent autour de l’écologie » (15). Je me suis alors procuré les Fioretti, et les ai lus intégralement, sans avoir vraiment trouvé matière à en tirer un opuscule crédible pour la collection. C’est donc dans un état d’esprit sceptique que j’ai abordé cette encyclique franciscaine (et jésuitique…) dont l’ami Carlo Petrini, lui-même athée, mais en relation cordiale avec ce pape argentin, d’origine piémontaise - sa nièce Eleonora Bergoglio travaille à Slow Food - m’avait informé bien avant sa parution officielle qu’elle serait « décroissante ». Quoi qu’ayant reçu par internet la version italienne un peu avant sa sortie officielle, je ne me suis pas précipité pour la lire et, sollicité par les journalistes, j’ai refusé tout entretien sur le sujet avant de l’avoir lue intégralement et calmement dans l’édition papier française que j’ai fini par me procurer. Je dois reconnaître que je n’ai pas été déçu. Tout en cherchant à fonder sa légitimité sur la doxa, la déclaration pontificale marque une incontestable rupture, constituant, selon les termes employés, un plaidoyer pour une écologie radicale, même si cette radicalité ne va pas aussi loin que le projet canonique de la décroissance.
I La légitimation de la rupture
Dans la tradition rhétorique que le Vatican partage avec toutes les grandes institutions, la continuité avec la doxa créée par la longue histoire de l’Eglise est d’autant plus affirmée ici qu’il s’agit d’asseoir une rupture, et pas des moindres, non seulement avec les prédécesseurs immédiats, mais aussi avec une exégèse, certes éventuellement erronée, remontant tout de même à plus d’un millénaire. Les partis communistes pratiquaient naguère ce jésuitisme consommé, de façon spectaculaire, pour justifier les virages les plus invraisemblables. Ainsi, Jean-Paul II et Benoît XVI, qui n’étaient pas vraiment des anti-productivistes, sont abondamment invoqués en renfort, qui pour son invitation « à corriger les modèles de croissance qui semblent incapables de garantir le respect de l’environnement » (12), qui pour avoir « rappelé avec beaucoup de force cette doctrine (il s’agit de la doctrine sociale de l’Eglise), en affirmant que ‘Dieu a donné la terre à tout le genre humain pour qu’elle fasse vivre tous ses membres, sans exclure ni privilégier personne ». François ajoute même : « Ce sont des paroles denses et fortes. Il (Benoît XVI) a souligné qu’un type de développement qui ne respecterait pas et n’encouragerait pas les droits humains, personnels et sociaux, économiques et politiques, y compris les droits des nations et des peuples, ne serait pas non plus digne de l’homme » (78). Plus justifiée, mais plus problématique - l’Eglise orthodoxe ayant une bonne longueur d’avance sur la question écologique – référence est faite au « cher patriarche oecuménique Bartholomée »[2]. Celui-ci invitait, dit-il, à « reconnaître les péchés contre la création », car « un crime contre la nature est un crime contre nous-mêmes et un péché contre Dieu » (cité p. 14). La légitimation par le recours au saint patronyme que s’est donné Bergoglio, le pauvre d’Assise dont l’aura inspire le titre même de l’encyclique, est longuement développée. « Il demandait qu’au couvent on laisse toujours une partie du jardin sans la cultiver, pour qu’y croissent les herbes sauvages, de sorte que ceux qui les admirent puissent élever leur pensée vers Dieu, auteur de tant de beauté » (17). Cette caution d’un saint, certes populaire, mais finalement très marginal dans la doctrine vaticane, est l’une des rares références écologiques que l’Eglise de Rome puisse invoquer en deux mille ans d’histoire !
Dans la suite, les appuis des développements de l’encyclique sont trouvés dans les conférences épiscopales de tous les continents, les uns après les autres : celle des évêques d’Afrique du Sud, (page 19) ou celle des évêques du Paraguay (page 79) ; cette dernière est particulièrement subversive : « Tout paysan a le droit naturel de posséder un lot de terre raisonnable, où il puisse établir sa demeure, travailler pour la subsistance de sa famille et avoir la sécurité de l’existence. Ce droit doit être garanti pour que son exercice ne soit pas illusoire ». Toutefois, cette forte déclaration vient, non sans une certaine ironie, illustrer une longue citation de Jean Paul II, celui-là même qui a fait rentrer dans le rang les Jésuites tentés par la théologie de la libération. Il y réaffirme le droit de propriété, mais rappelle qu’il faut en faire un bon usage. Et François de conclure « Cela remet sérieusement en cause les habitudes injustes d’une partie de l’humanité ». Sans doute, mais on ne s’était pas encore aperçu jusqu’ici que l’Eglise avait vraiment choisi l’option pour les pauvres…
Sont aussi convoqués les évêques de Nouvelle Zélande et ceux du Portugal. Les premiers « se sont demandé ce que le commandement ‘tu ne tueras pas’ signifie quand ‘vingt pour cent de la population mondiale consomment les ressources de telle manière qu’ils volent aux nations pauvres, et aux futures générations, ce dont elles ont besoin pour survivre’ » (79), tandis que ceux du Portugal nous rappellent que « la terre que nous recevons appartient aussi à ceux qui viendront » (127). Devant une telle habileté rhétorique, on ne peut que s’écrier « Bravo l’artiste ! ».
Dans la critique que nous avions faite à l’encyclique Caritas in veritate, nous disions que, comme toute institution, l’Eglise ne peut survivre qu’en faisant des compromis, et que nous ne lui en ferons pas reproche. Toutefois, ajoutions-nous, le compromis n’implique pas nécessairement une compromission avec la banalité du mal engendrée naturellement par la mégamachine techno-économique. N’était-il pas loisible de condamner la logique du système, parce qu’incompatible avec la morale chrétienne, ou plus simplement ce qu’Orwell appelle la common decency, tout en reconnaissant que tous les capitalistes, tous les agents du système mondialisé ne sont pas nécessairement mauvais et ne se comportent pas forcément à l’encontre de l’enseignement des évangiles ? Il est encore heureusement possible de faire d’assez bonnes affaires sans écraser son prochain ni détruire déraisonnablement la nature, ni succomber à l’avidité illimitée propagée par les business schools, même si ces créneaux sont limités et ne constituent pas la règle. Frédéric Lordon, pourtant économiste, vise plus juste que Benoît XVI quand il écrit : « L’entreprise capitaliste est, par construction, et la chose n’a pas pris une ride depuis que Marx l’a notée, le lieu du despotisme patronal. Il est oiseux d’objecter qu’il se trouve parfois des despotes éclairés, voir aimables, peut-être même des dirigeants soucieux de pas aller au bout du potentiel despotique que les rapports sociaux de production mettent objectivement dans leurs mains »[3]. Seuls alors, certains religieux marginalisés, tels Alex Zanotelli, Don Achille Rossi, Don Ciotti, Raimon Panikkar, (pour ne pas évoquer la sulfureuse théologie de libération…), osaient dire que la société de croissance repose sur une structure de péché comme l’avait déjà souligné, Monsignore Ivan Illich ou le théologien protestant Jacques Ellul. Cette mégamachine est condamnable, non en raison d’une hypothétique déviation, mais pour sa perversion intrinsèque, parce qu’elle favorise la banalité du mal. Cependant, ce n’est pas cette voie qu’empruntait jusqu’à présent la diplomatie vaticane. Ni le capitalisme, ni le profit, ni la mondialisation, ni l’exploitation de la nature, ni les exportations de capitaux, ni la finance, ni bien sûr la croissance et le développement n’étaient en eux-mêmes condamnés. Leurs « débordements » seulement étaient jugés regrettables sinon coupables. A côté des excès et des perversions du système, il y avait donc, au moins implicitement, un bon profit, une bonne division internationale du travail, une bonnemondialisation, une bonne finance et même un bon capital, et bien sûr une bonne croissance et un bon développement. Ce n’étaient donc que les excès, les abus et les détournements de ces « choses », ni bonnes ni mauvaises en soi, qui étaient répréhensibles. Avec Laudate si’, on voit que le changement sur tout cela est plus fort que la continuité. « Beaucoup diront qu’ils n’ont pas conscience de réaliser des actions immorales » (49) déclare François, mais il insiste très justement sur la profonde immoralité des comportements conformes à la logique du système.
II Un plaidoyer pour une écologie radicale
Il faut, déclare François, s’attaquer aux « racines éthiques et spirituelles des problèmes environnementaux (…) autrement nous affronterions uniquement les symptômes » du mal. En conséquence, poursuit-il : « J’essaierai d’arriver aux racines de la situation actuelle, pour que nous ne considérions pas seulement les symptômes, mais aussi les causes les plus profondes » (19). Il s’agit, en effet, de déjouer les pièges de l’écologie superficielle et d’adhérer à ‘une écologie intégrale’(15), sinon profonde, qui serait celle du pauvre d’Assise plutôt que celle d’Arne Naess. « En même temps, une écologie superficielle ou apparente se développe, qui consolide un certain assoupissement et une joyeuse irresponsabilité » (51). « L’être humain s’arrange pour alimenter tous les vices autodestructifs : en essayant de ne pas les voir, en luttant pour ne pas les reconnaître, en retardant les décisions importantes, en agissant comme si de rien n’était » (52). « Il est certain que l’actuel système mondial est insoutenable de divers points de vue ». « Il ne suffit plus de dire que nous devons nous préoccuper des générations futures. Une écologie intégrale possède cette vision ample » qui dépasse l’analyse superficielle des seuls symptômes (127). En conséquence, la tendresse envers les créatures « ne peut être considérée avec mépris comme un romantisme irrationnel, car elle a des conséquences sur les opinions qui déterminent notre comportement » (16). « En revanche, si nous nous sentons intimement unis à tout ce qui existe, la sobriété et le souci de protection jailliront spontanément » (17). Il est nécessaire de réaliser que ce qui est en jeu, c’est notre propre dignité » (127). Il convient, souligne-t-il très justement, de garder un équilibre entre anthropocentrisme et écocentrisme : « D’un côté, certains soutiennent à tout prix le mythe du progrès et affirment que les problèmes écologiques seront résolus simplement grâce à de nouvelles applications techniques, sans considération éthiques ni changement de fond ». De l’autre côté, il y a des intégristes de l’écologie profonde qui prennent des positions antispécistes (52).
Cette prise en compte de l’environnement et la saisie à bras le corps des problèmes écologiques marquent un changement radical dans l’attitude de l’Eglise de Rome. Dans Caritas in veritate, la question de la destruction de l’environnement était évoquée par la force des choses, mais évacuée très rapidement. Il était fait appel in fine à « une gouvernance responsable sur la nature pour la conserver, la mettre à profit et la cultiver également dans les formes nouvelles et avec des technologies avancées de telle sorte qu’elle puisse accueillir dignement et nourrir la population qui l’habite » (84). Confiance totale était donc faite à la technique et à Dieu. Ce qui était tout de même un peu court… Ici, au contraire, on a une véritable vision de la crise écologique avec un diagnostic lucide de la situation, une analyse poussée de ses causes, une désignation des responsables et une proposition de remèdes.
Les constats sont sans concession : « la Terre, notre maison commune, semble se transformer toujours davantage en un immense dépotoir » (23). Cela résulte de ce qu’il n’hésite pas à qualifier de « culture du déchet », laquelle « affecte aussi bien les personnes que les choses, vite transformées en ordures » (24). « C’est la même logique du « utilise et jette », qui engendre tant de résidus, seulement à cause du désir désordonné de consommer plus qu’il n’est réellement nécessaire » (99). Certains « laissent derrière eux un niveau de gaspillage qu’il serait impossible de généraliser sans anéantir la planète » (76). « Le style de vie actuel, parce qu’il est insoutenable, peut seulement conduire à des catastrophes, comme, de fait, cela arrive déjà périodiquement dans diverses régions » (128). Un panorama complet des problèmes est dressé : dérèglement climatique, perte de la biodiversité, nocivité des pesticides, dénonciation des OGM, pollution des océans, destruction inconsidérée des richesses halieutiques et finalement développement de l’exclusion sociale. « Le climat est un bien commun », affirme-t-il, et « nous sommes en présence d’un réchauffement préoccupant du système climatique » (25). « L’immense majorité (des espèces) disparaît pour des raisons qui tiennent à une action humaine. (…) Nous n’en avons pas le droit. (…) Par exemple, beaucoup d’oiseaux et d’insectes qui disparaissent à cause des agrotoxiques créés par la technologie sont utiles à cette même agriculture et leur disparition devra être substituée par une autre intervention technologique qui produira probablement d’autres effets nocifs » (33). On est dans la vision du totalitarisme technicien tel que l’a analysé Jacques Ellul[4] ! « Dans certaines zones côtières, écrit-il, la disparition des écosystèmes constitués par les mangroves est préoccupante ». « D’autre part, la vie dans les fleuves, les lacs, les mers et les océans, qui alimente une grande partie de la population mondiale, se voit affectée par l’extraction désordonnée des ressources de pêche, provoquant des diminutions drastiques de certaines espèces. Des formes sélectives de pêche, qui gaspillent une grande partie des espèces capturées, continuent encore de se développer » (37). Il y a même une critique des conséquences esthétiques et psychologiques du productivisme. « A certains endroits, en campagne comme en ville, la privatisation des espaces a rendu difficile l’accès des citoyens à des zones particulièrement belles » (40). Toutes ces dynamiques (croissance, appropriation, prédation, privatisation, exploitation…) « ne favorisent pas le développement d’une capacité de vivre avec sagesse, de penser en profondeur, d’aimer avec générosité. Les grands sages du passé dans ce contexte auraient couru le risque de voir s’éteindre leur sagesse au milieu du bruit de l’information qui devient divertissement ». « Avec l’offre écrasante de ces produits (de communication) se développe une profonde et mélancolique insatisfaction dans les relations interpersonnelles, ou un isolement dommageable » (42). On a trop tendance à considérer la production des « exclus » comme « un pur dommage collatéral ». L’insuffisance des politiques est dénoncée : « Bien des fois, on prend des mesures seulement quand des effets irréversibles pour la santé des personnes se sont déjà produits » (24). Le cas de l’amiante non explicitement cité est emblématique de cette attitude. « On n’est pas encore arrivé à adopter un modèle circulaire de production qui assure des ressources pour tous comme pour les générations futures » (24).
Les causes de cette situation critique sont assez bien identifiées ; ce sont avant tout la démesure et l’illimitation. « Dans la modernité, il y a eu une grande démesure anthropologique qui, sous d’autres formes, continue aujourd’hui à nuire à toute référence commune et à toute tentative pour renforcer les liens sociaux » (95). « Nous avons grandi en pensant que nous étions ses propriétaires et ses dominateurs (de la Terre), autorisés à l’exploiter » (9). Il y a à la base de l’illimitation de la modernité, la croyance que « la liberté humaine n’a pas de limites » (12). Cette perte du sens de la mesure se manifeste d’abord dans l’économie par la recherche du profit à tout prix : « Les ressources de la Terre sont aussi objet de déprédation à cause de la conception de l’économie ainsi que de l’activité commerciale et productive fondée sur l’immédiateté » (32). Cela résulte en particulier de « l’utilisation intensive de combustibles fossiles, qui constitue le cœur du système énergétique mondial ». Les conséquences humaines de ces dynamiques ne sont pas moins dramatiques, et l’indifférence à la destruction de la nature s’accompagne automatiquement de l’indifférence à ses conséquences sociales. « Le manque de réactions face à ces drames de nos frères et sœurs est un signe de la perte de ce sens de responsabilité à l’égard de nos semblables, sur lequel se fonde toute société civile » (28). Certes, il y a de « bonnes pratiques » mais elles « sont loin de se généraliser » (29). Il défend les « biens communs » comme l’eau contre la marchandisation : « Tandis que la qualité de l’eau disponible se détériore constamment, il y a une tendance croissante, à certains endroits, à privatiser cette ressource limitée, transformée en marchandise sujette aux lois du marché. En réalité, l’accès à l’eau potable et sûre est un droit humain primordial, fondamental et universel, parce qu’il détermine la survie des personnes, et par conséquent il est une condition pour l’exercice des autres droits humains » (31). Il dénonce aussi l’aveuglement de la prédation des ressources halieutiques : « Quand on exploite commercialement certaines espèces, on n’étudie pas toujours leur forme de croissance pour éviter leur diminution excessive, avec le déséquilibre de l’écosystème qui en résulterait » et « Le coût des dommages occasionnés par la négligence égoïste est beaucoup plus élevé que le bénéfice économique qui peut en être obtenu. (…) C’est pourquoi nous pouvons être des témoins muets de bien graves injustices, quand certains prétendent obtenir d’importants bénéfices en faisant payer au reste de l’humanité, présente et future, les coûts très élevés de la dégradation de l’environnement » (35).
Il caractérise notre époque par « le paradigme technocratique » (83) ; c’est-à-dire le fait que la technique, pilotée par la recherche du profit, est au poste de commande. « Le paradigme technocratique est devenu tellement dominant qu’il est très difficile de faire abstraction de ses ressources, et il encore plus difficile de les utiliser sans être dominé par leur logique ». Ainsi, « Les leçons de la crise financière mondiale n’ont pas été retenues, et on prend en compte les leçons de la détérioration de l’environnement avec beaucoup de lenteur ». « Il faut reconnaître que les objets produits par la technique ne sont pas neutres, parce qu’ils créent un cadre qui finit par conditionner les styles de vie, et orientent les possibilités sociales dans la ligne des intérêts de groupes de pouvoir déterminés. Certains choix qui paraissent purement instrumentaux sont, en réalité, des choix sur le type de vie sociale que l’on veut développer » (88).
Il voit très justement dans la religion de la croissance le cœur de cette démesure du système. « De là, on en vient facilement à l’idée d’une croissance infinie ou illimitée, qui a enthousiasmé beaucoup d’économistes, de financiers et de technologues. Cela suppose le mensonge de la disponibilité infinie des biens de la planète, qui conduit à la ‘presser’ jusqu’aux limites et même au-delà des limites. C’est le faux présupposé ‘qu’il existe une quantité illimitée d’énergie et de ressources à utiliser, que leur régénération est possible dans l’immédiat et que les effets négatifs des manipulations de l’ordre naturel peuvent être facilement absorbés’ » (88). La critique de l’agriculture productiviste vient tout naturellement : « L’extension de la surface de ces cultures (il s’agit des OGM) détruit le réseau complexe des écosystèmes, diminue la diversité productive, et compromet le présent ainsi que l’avenir des économies régionales » (108). On trouve même une critique du calcul du PIL (Produit intérieur brut) qui ne tient pas compte des déséconomies externes : « Si l’exploitation d’une forêt fait augmenter la production, personne ne mesure dans ce calcul la perte qu’implique la désertification du territoire, le dommage causé à la biodiversité ou l’augmentation de la pollution. Cela veut dire que les entreprises obtiennent des profits en calculant et en payant une part infime des coûts ».
Dans sa recherche des remèdes à cette situation, il commence par dénoncer et débusquer les fausses solutions. « Dans certains cercles, dit-il, on soutient que l’économie actuelle et la technologie résoudront tous les problèmes environnementaux. « De même on affirme, en langage peu académique, que les problèmes de la faim et de la misère dans le monde auront une solution simplement grâce à la croissance du marché » (89/90). Et citant son prédécesseur Benoît XVI, il ajoute : « En attendant, nous avons un ‘surdéveloppement, où consommation et gaspillage vont de pair, ce qui contraste de façon inacceptable avec les situations permanente de misère déshumanisantes’. On n’a pas encore fini, conclut-il, de prendre en compte les racines les plus profondes des dérèglements actuels qui sont en rapport avec l’orientation, les fins, le sens et le contexte social de la croissance technologique et économique » (90). « Chercher seulement un remède technique à chaque problème environnemental qui surgit, c’est isoler des choses qui sont entrelacées dans la réalité, et c’est se cacher les vraies et plus profondes questions du système mondial » (92). En conséquence, le greenwashing ou écoblanchiment est bien dénoncé : « Le discours de la croissance durable devient souvent un moyen de distraction et de justification qui enferme les valeurs du discours écologique dans la logique des finances et de la technocratie ; la responsabilité sociale et environnementale des entreprises se réduit d’ordinaire à une série d’actions de marketing et d’image » (153). Les solutions purement techniques sont donc vouées à l’échec : « La même intelligence que l’on déploie pour un impressionnant développement technologique ne parvient pas à trouver des formes efficaces de gestion internationale pour résoudre les graves difficultés environnementales et sociales. (…) Par exemple, à programmer une agriculture durable et diversifiée, à développer des formes d’énergies renouvelables et peu polluantes, à promouvoir un meilleur rendement énergétique, une gestion plus adéquate des ressources forestières et marines, à assurer l’accès à l’eau potable pour tous » (132). « Sauver les banques à tout prix, en en faisant payer le prix à la population, sans la ferme décision de revoir et de réformer le système dans son ensemble, réaffirme une emprise absolue des finances qui n’a pas d’avenir et qui pourra seulement générer de nouvelles crises après une longue, coûteuse et apparente guérison. La crise financière de 2007-2008 était une occasion pour le développement d’une nouvelle économie plus attentive aux principes éthiques, et pour une nouvelle régulation de l’activité financière spéculative et de la richesse fictive. Mais il n’y a pas eu de réaction qui aurait conduit à repenser les critères obsolètes qui continuent à régir le monde » (149).
Ainsi, la critique de l’économie de marché est infiniment plus radicale que celle de son prédécesseur qui écrivait : « Il est incontestablement vrai que le marché peut être orienté de façon négative, non pas parce que ce serait sa nature, mais parce qu’une certaine idéologie peut le dévier dans le mauvais sens » (57). Et il concluait : « La société ne doit pas se protéger du marché comme si le développement de ce dernier impliquait ipso facto la mort des rapports authentiquement humains ». Selon une rhétorique bien rodée, avec Ratzinger, c’étaient seulement les déviances qui étaient condamnables. Cela ne dérangeait pas beaucoup les oligarques de l’Empire. François, lui, n’y va pas par quatre chemins : « Une fois de plus, il faut éviter une conception magique du marché qui fait penser que les problèmes se résoudront tout seuls par l’accroissement des bénéfices des entreprises ou des individus » (150). Il dénonce courageusement une certaine hypocrisie de l’écologisme superficiel ou sentimental : « L’incohérence est évidente de la part de celui qui lutte contre le trafic d’animaux en voie d’extinction mais qui reste complètement indifférent face à la traite des personnes, se désintéresse des pauvres, ou s’emploie à détruire un autre être humain qui lui déplaît » (76). On pense bien sûr au combat de Brigitte Bardot pour les bébés phoques et à toutes les protestations de ce type.
Le terrain des postures hypocrites étant déblayé, il propose les vraies solutions : « Personne ne prétend vouloir retourner à l’époque des cavernes, cependant il est indispensable de ralentir la marche pour regarder la réalité d’une autre manière, recueillir les avancées positives et durables, et en même temps récupérer les valeurs et les grandes finalités qui ont été détruites par une frénésie mégalomane » (94). Chaque gouvernement a le « devoir de préserver l’environnement ainsi que les ressources naturelles de son pays, sans se vendre à des intérêts illégitimes locaux ou internationaux » (37). Il faudrait « un effort pour que ces moyens de communication (les NTIC- nouvelles technologies de l’information et de la communication) se traduisent par un nouveau développement culturel de l’humanité » (41). Certes, mais lequel ? On ne le saura pas. Il ne faut pas trop rêver ! « Aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres » (43 ). C’est ce que disait déjà Alex Langer dans les années soixante-dix[5]. « Il y a une vraie ‘dette écologique’, particulièrement entre le Nord et le Sud » (45). Il dénonce aussi « la globalisation de l’indifférence ». « Nous n’avons jamais autant maltraité ni fait de mal à notre maison commune qu’en ces deux derniers siècles » (47). Et il faut réagir « avant que les nouvelles formes de pouvoir dérivées du paradigme techno-économique ne finissent par raser non seulement la politique mais aussi la liberté et la justice. (…) Il y a trop d’intérêts particuliers, et très facilement l’intérêt économique arrive à prévaloir sur le bien commun et à manipuler l’information pour ne pas voir affectés ses projets » (48). Cela peut viser aussi bien la Tav (train à grande vitesse ) du val de Suza que l’aéroport Notre-Dame des Landes et tous les GPII (grands projets inutiles imposés) qui sont nuisibles, favorisent les maffias et sont promus par tous les gouvernements en panne d’imagination de quelque bord qu’ils soient… Tant et si bien que « Toute tentative des organisations sociales pour modifier les choses sera vue comme une gêne provoquée par des utopistes romantiques ou comme un obstacle à contourner » (49). « C’est ce qui arrive, pour donner un exemple, avec l’augmentation croissante de l’utilisation et de l’intensité des climatiseurs », conséquence du cercle vicieux suicidaire Pub-Production-Consommation. Alors, « Face à l’épuisement de certaines ressources, se crée progressivement un scénario favorable à de nouvelles guerres, déguisées en revendication nobles » (50). On pense bien sûr aux guerres d’Irak, d’Afghanistan ou de Lybie.
Face à tous ces dégâts engendrés par la mégamachine, François serait plutôt un adepte du small is beautifull et de la relocalisation. « Par exemple, écrit-il, il y a une grande variété de systèmes alimentaires ruraux de petites dimensions qui continuent à alimenter la plus grande partie de la population mondiale, en utilisant une faible proportion de territoire et de l’eau, et en produisant peu de déchet, que ce soit sur de petites parcelles agricoles, vergers, ou grâce à la chasse, à la cueillette et la pêche artisanale, entre autres » (104). « La libération par rapport au paradigme technocratique régnant a lieu, de fait, en certaines occasions, par exemple, quand des communautés de petits producteurs optent pour des systèmes de production moins polluants, en soutenant un mode de vie, de bonheur et de cohabitation non consumériste » (92). Enfin, « Les autorités ont le droit et la responsabilité de prendre des mesures de soutien clair et ferme aux petits producteurs et à la variété de la production. Pour qu’il y ait une liberté économique dont tous puissent effectivement bénéficier. Il peut parfois être nécessaire de mettre des limites à ceux qui ont plus de moyens et de pouvoir financier » (104). Cela va directement contre la politique de Bruxelles. « Beaucoup de spécialistes sont unanimes sur la nécessité d’accorder la priorité au transport public » (123). « En certains lieux, se développent des coopératives pour l’exploitation d’énergies renouvelables, qui permettent l’autosuffisance locale, et même la vente des excédents. Ce simple exemple montre que l’instance locale peut faire la différence alors que l’ordre mondial existant se révèle incapable de prendre ses responsabilités » (142). « On peut faciliter des formes de coopération ou d’organisation communautaire qui défendent les intérêts des petits producteurs et préservent les écosystèmes locaux de la déprédation. Il y a tant de choses que l’on peut faire ! » (143). Pour sortir de ce système, « Il est nécessaire d’avoir aussi recours aux diverses richesses culturelles des peuples, à l’art et à la poésie, à la vie intérieure et à la spiritualité » (56). Tout cela correspond tout à fait au point de vue de la décroissance.
Il en appelle finalement à un véritable changement anthropologique : « Mais on ne peut pas faire abstraction de l’humanité. Il n’y aura pas de nouvelle relation avec la nature sans un être humain nouveau. Il n’y a pas d’écologie sans anthropologie adéquate » (96). C’est alors qu’on trouve la fameuse référence à la décroissance qui a fait couler tant d’encre dans les médias : « Si dans certains cas, le développement durable entrainerait de nouvelles formes de croissance, dans d’autres cas, (…) il faudra penser aussi à marquer une pause en mettant certaines limites raisonnables, voire à retourner en arrière avant qu’il ne soit trop tard. (…) C’est pourquoi l’heure est venue d’accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde, mettant à disposition des ressources pour une saine croissance en d’autres parties ». Bien qu’il ne s’agisse pas d’une référence au programme des théoriciens de la décroissance, ce clin d’œil contre le dogme de la croissance à tout prix est sympathique pour les objecteurs de croissance et constitue une vraie rupture par rapport à son prédécesseur immédiat. Non seulement le pape Ratzinger n’empruntait pas la voie de la décroissance, mais une petite phrase de Caritas in veritate, (« L’idée d’un monde sans développement exprime un manque de foi en l’homme et en Dieu » page 20), semblait bien viser les objecteurs de croissance. Après la parution de ma critique de cette encyclique, l’évêque de Trieste avait bien mis en garde ses paroissiens lors de ma venue, soulignant dans le journal diocésain que la décroissance n’était pas conforme à la vision de l’Eglise. L’ami Paolo Rumiz avait répliqué dans une autre gazette locale qu’il n’avait pas vu en moi le diable, mais bien un disciple de François d’Assise. A Noto, l’évêque s’était carrément invité à une de mes conférences, organisée par les curés locaux dans une salle paroissiale, pour venir porter la contradiction et défendre les positions de l’encyclique. Le duel à fleuret moucheté qui s’en était suivi avait divisé l’assistance en deux blocs. Dans le texte de Benoît XVI, inspiré par des collègues économistes, tous les poncifs évolutionnistes du développementisme étaient assumés. Le développement était fondamentalement vu en positif. « Il est vrai, était-il écrit, que le développement a été et continue d’être un facteur positif qui a sorti de la misère des milliards de personnes et qui, finalement, a donné à beaucoup de pays la possibilité de devenir des acteurs efficaces de la politique internationale » (p.30). A partir de là, la mondialisation était présentée fondamentalement comme une bonne chose, ainsi que le libre échange. On était très près des positions de l’OMC, de la Banque mondiale et du FMI dont l’ancien directeur, le bon monsieur Michel Camdessus, était devenu à sa retraite conseiller de Jean-Paul II. Effectivement, dans un livre intitulé « Notre foi dans le siècle » signé Michel Albert, Jean Boisonnat, Michel Camdessus, (Arlea, Paris 2002) ces experts chrétiens voyaient dans la globalisation « l’avènement d’un monde unifié et plus fraternel »[6]. Ils osaient même la formule : « La mondialisation est une forme laïcisée de christianisation du monde »[7]. L’apôtre Matthieu, selon François de Ravignan, voyait plus juste : « On se dressera nation contre nation et royaume contre royaume. Il y aura ça et là des famines et des tremblements de terre. Et tout cela ne sera que le début des douleurs de l’enfantement (…) Le soleil s’obscurcira, la lune perdra son éclat, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées » (Mt 24, 7-30).
La rupture opérée par François sur tous ces points est considérable. Jésus redevient un prophète de la joie de vivre ! (slogan du journal français La décroissance). « Il n’apparaissait pas, écrit-il, comme un ascète séparé du monde ou un ennemi des choses agréables de la vie. Il disait en se référant à lui-même : ‘Vient le Fils de l’Homme, mangeant et buvant, et l’on dit : voilà un glouton et un ivrogne’ (Mt 11, 19). Il était loin des philosophies qui dépréciaient le corps, la matière et les choses de ce monde ». Et pourtant, aussitôt après le passage sur la décroissance, Benoît XVI est pris à témoin parce qu’il évoquait la nécessité pour les sociétés techniquement avancées de « favoriser des comportements plus sobres, réduisant leurs propres besoins d’énergie et améliorant les conditions de son utilisation » jetant ainsi un pont problématique entre Laudate si’ et Caritas in veritate. Tout en dénonçant les demi-mesures (« Sur ces questions, les justes milieux retardent seulement un peu l’effondrement »), il reste très jésuite, car il ajoute aussitôt : « Il s’agit simplement de redéfinir le progrès » et le développement… Ce radicalisme à responsabilité limitée plaira aux écolos de gouvernement, mais ne gênera pas trop les grands de ce monde, car il comporte une brèche par où peut s’engouffrer le discours des faux-culs comme Hollande et Cie. Il faudrait encore un effort pour retrouver la radicalité sans faille de Monsignore Ivan Illich !
III La critique
Carlo Petrini, dans son enthousiasme pour le virage environnement du Vatican, a écrit une préface de 22 pages à l’une des éditions de l’encyclique. Il déclare à ce propos, dans un entretien à La Republica, début juillet, que l’encyclique constitue « un message clair qui ne peut donner lieu à aucune espèce de malentendu ». Ce jugement me semble un peu trop optimiste. Si le pape appelle à un changement de paradigme et pousse assez loin l’autocritique de l’Eglise, il ne va pas au bout de la rupture nécessaire avec l’économie.
Toute critique bien ordonnée commence par soi-même, et François a raison de faire une autocritique de l’Eglise : « Nous, les croyants, nous pouvons reconnaître que nous avons alors été infidèles au trésor de sagesse que nous devions garder » (157). « L’harmonie entre le Créateur, l’humanité et l’ensemble de la création a été détruite par le fait d’avoir prétendu prendre la place de Dieu, en refusant de nous reconnaître comme des créatures limitées. Ce fait a dénaturé aussi la mission de ‘soumettre’ la terre (voir Gn 1, 28), de la ‘cultiver et la garder’ (Gn 2, 15). Comme résultat, la relation harmonieuse à l’origine entre l’être humain et la nature, est devenue conflictuelle » (58). La domination de la nature n’est pas « une interprétation correcte de la Bible » « Alors que ‘cultiver’ signifie labourer, défricher ou travailler, ‘garder’ signifie protéger, sauvegarder, préserver, soigner, surveiller » (59). L’Eglise a été assez longtemps complice de l’attitude prométhéenne de l’homme moderne, reprenant petit à petit subrepticement certaines positions condamnées de l’hérétique Pelage sur la création continuée par l’homme plutôt que celles d’Augustin. « Un rêve prométhéen de domination du monde s’est souvent transmis, qui a donné l’impression que la sauvegarde de la nature est pour les faibles. La façon correcte d’interpréter le concept d’être humain comme ‘seigneur’ de l’univers est plutôt celle de le considérer comme administrateur responsable » (95). Fort heureusement, « Le Catéchisme remet en cause, de manière très directe et insistante, ce qui serait un anthropocentrisme déviant » (61). Comme on le voit, avec les livres sacrés, on trouve toujours des citations ad hoc pour appuyer son point de vue. Il s’agit ici d’une exégèse nouvelle et opportune…, mais aussi équilibrée. « Parfois on observe une obsession pour nier toute prééminence à la personne humaine, et il se mène une lutte en faveur d’autres espèces que nous n’engageons pas pour défendre l’égale dignité entre les êtres humains » (75). « En même temps, la pensée judéo-chrétienne a démystifié la nature. Sans cesser de l’admirer pour sa splendeur et son immensité, elle ne lui a plus attribué de caractère divin » comme l’animisme (67). « A partir des récits bibliques, nous considérons l’être humain comme un sujet, qui ne peut jamais être réduit à la catégorie d’objet (…) Mais il serait aussi erroné de penser que les autres êtres vivants doivent être considérés comme de purs objets, soumis à la domination humaine arbitraire » (70). D’ailleurs le Catéchisme enseigne : « L’interdépendance des créatures est voulue par Dieu. Le soleil et la lune, le cèdre et la petite fleur, l’aigle et le moineau : le spectacle de leurs innombrables diversités et inégalités signifie qu’aucune des créatures ne se suffit à elle-même. Elles n’existent qu’en dépendance les unes des autres, pour se compléter mutuellement, au service les unes des autres » (73). C’est presque la vision amérindienne de la fameuse lettre de 1854 du chef Dunamish Seattle au Grand chef de Washington…
« Quant aux bouffe-curés qui seraient prêts à se convertir à la suite de cette foudroyante encyclique, écrit Jean-Luc Porquet dans Le Canard enchaîné du mercredi 24 juin, pas d’inquiétude : fidèle à ses contradictions, le pape explique que la démographie galopante n’est pas un problème, et qu’il faut continuer de faire des gosses à tire-larigot… »[8]. C’est en effet sur la question des mœurs, qu’une gauche plus libérale qu’écologiste peut conforter son anticléricalisme. En ce qui concerne le natalisme, la citation assumée d’un passage de « Justice et Paix » du Conseil pontifical n’est pas particulièrement heureuse : « S’il est vrai que la répartition inégale de la population et des ressources disponibles crée des obstacles au développement et à l’utilisation durable de l’environnement, il faut reconnaître que la croissance démographique est pleinement compatible avec un développement intégral et solidaire » (44). Outre le développementisme, cette déclaration lapinistefait tiquer assez justement certains décroissants laïcs, mais sur ce point, elle contredit certaines prises de position plus audacieuses de François sur la limitation des naissances. On se souviendra que c’est à propos de l’usage des contraceptifs à Puerto Rico que s’est faite la rupture de de Monsignore Illich avec la hiérarchie. L’évèque de Puerto Rico ayant fait campagne contre un projet du gouverneur de faciliter la contraception, Illich s’étonnait que l’Eglise ne trouvât rien à redire à la bombe atomique, autrement plus nocive, et ne condamne pas l’usage des pneus dont le caoutchouc empêche plus sûrement que celui des préservatifs, l’usage d’une fonction naturelle, celle de la marche à pied. Néanmoins, sur la question de la procréation médicalement assistée et surtout de la gestation pour autrui, il n’a pas forcément tort de mettre certains écologistes libertaires, sinon libertariens, en face de leurs contradictions. « D’autre part, écrit-il, il est préoccupant que certains mouvements écologistes qui défendent l’intégrité de l’environnement et exigent avec raison certaines limites à la recherche scientifique, n’appliquent pas parfois ces mêmes principes à la vie humaine. (Il vise le trafic des embryons) (…) La technique séparée de l’éthique sera difficilement capable d’autolimiter son propre pouvoir » (109). La question est particulièrement sensible en France où elle clive une droite ultraréactionnaire et une gauche permissive. Ainsi José Bové s’est fait taxer de « réac » par ses propres amis « de gauche », pour avoir osé se déclarer hostile à la location d’utérus et la gestation pour autrui. L’encyclique aborde aussi brièvement l’avortement et la question du genre. « Puisque tout est lié, la défense de la nature n’est pas compatible non plus avec la justification de l’avortement » (97). C’est aussi le cas pour les problèmes liés à la question du genre : « Une logique de domination sur son propre corps devient une logique, parfois subtile, de domination sur la création. Apprendre à recevoir son propre corps et à en respecter les significations, est essentiel pour une vraie écologie humaine» (124) « De cette manière, conclut-il, il est possible d’accepter joyeusement le don spécifique de l’autre, homme ou femme, œuvre de Dieu créateur, et de s’enrichir réciproquement. Par conséquent, l’attitude qui prétend « effacer la différence sexuelle parce qu’elle ne sait plus s’y confronter » (auto citation ??) n’est pas saine » (124). On laissera le débat ouvert. Pour certains, il s’agit de questions fondamentales. Pour les objecteurs de croissance, autrement plus problématiques sont les rémanences développementistes.
S’il y a bien dans l’encyclique une critique d’une certain développementisme, celle-ci reste incomplète et ambiguë. Les références au développement qu’il soit durable, intégral, social ou humain ne manquent pas, souvent, il est vrai, en référence aux prédécesseurs, mais elles sont pleinement assumées. Ainsi, page 11, il parle du « développement humain authentique » ou de la « possibilité d’un développement humain » (95) et, plus grave encore, de « la recherche d’un développement durable et intégral » (17). « Et comment ne pas reconnaître, ajoute-t-il, tous les efforts de beaucoup de scientifiques et de techniciens qui ont apporté des alternatives pour un développement durable ? » (84). En bon latino-américain, il reste encore dans la problématique tiers-mondiste des « exclus du développement » (129). L’écologisme papal, moins radical qu’il ne le proclame, n’exclut pas le développement, et donc une forme d’économicisme. Il faut, pour François, à la fois une « lutte pour la réduction de la pollution et le développement des pays et des régions pauvres » (138) et, pour l’humanité, « un véritable développement intégral » (141). Certes, on est très loin du développementisme obsessionnel de Jean-Paul II, chez qui la croissance et le développement étaient littéralement hypostasiés. Le développementisme de l’encyclique Caritas in veritate était, en effet, assez incroyable. Le mot développement apparaissait directement ou en locution 258 fois en 127 petites pages, soit deux fois par page en moyenne. Surtout, cet économisme n’était contrebalancé par aucune position théologique.
Ce qui frappait dans le texte de l’encyclique Caritas in veritate, était la prédominance de la doxa économique sur la doxa évangélique. La colonisation de l’imaginaire papale par l’économie apparaissait quasi totale. L’économie, invention moderne par excellence, y était posée comme une essence inquestionable. « La sphère économique, était-il écrit, n’est pas éthiquement neutre, ni par nature inhumaine et anti sociale » (57). A partir de là, il découle que l’économie moderne (capitaliste et mondialisée) ainsi que tout ce qu’elle implique peut être bonne. Avec papa Francesco, on est dans une situation différente. Il va même jusqu’à déclarer dans un entretien qu’il est « allergique à l’économie »[9]. La logique économique laissée à elle-même est dénoncée comme porteuse de péché. Toutefois, il n’est pas pour autant sorti vraiment de l’économie ; il chercherait plutôt à promouvoir une autre économie, et « par exemple, un chemin de développement productif plus créatif et mieux orienté » qui « pourrait corriger le fait qu’il y a un investissement technologique excessif pour la consommation et faible pour résoudre les problèmes en suspens de l’humanité (…) » Il aspire à « trouver des formes de développement durable et équitable dans le cadre d’une conception plus large de ce qu’est la qualité de vie » (151).
Il est donc naturel que le travaillisme de la modernité capitaliste et de la société de croissance ne soit pas déconstruit. Il assume sur ce point une position qu’on pourrait qualifier de naïve. Ainsi, il écrit : « Le travail devrait être le lieu de ce développement personnel multiple où plusieurs dimensions de la vie sont en jeu : la créativité, la projection vers l’avenir, le développement des capacités, la mise en pratique de valeurs, la communication avec les autres, une attitude d’adoration ». Donc, au delà « d’une rationalité économique discutable, il est nécessaire que l’on « continue à se donner comme objectif prioritaire l’accès au travail … pour tous (suivant les mots de Jean-Paul II) » (102). Et sur ce point, effectivement, il ne se détache pas vraiment de son prédécesseur qu’il cite… Il part d’une définition traditionnelle non critique du travail comme « toute activité qui implique quelque transformation de ce qui existe, depuis l’élaboration d’une étude sociale jusqu’au projet de développement technologique » (101). Ce faisant, il reste prisonnier de l’idéologie dominante et émousse notablement la radicalité de sa critique, ouvrant la voie à la récupération politique de la part de l’oligarchie qui gouverne la planète.
Conclusion : Avec cette encyclique, non seulement les catholiques décroissants marginalisés retrouvent la possibilité de se faire entendre ouvertement, mais les chrétiens des autres confessions, se trouvent confortés, comme le théologien protestant, Martin Kopp qui n’hésite pas à écrire « Décroissant, parce que chrétien ». Sois loué pape François ! Une sainte émulation semble se dessiner entre les diverses religions à l’approche de la conférence sur le climat, et même les musulmans s’y mettent ! Même si le magister de l’Eglise n’est plus ce qu’il était et que le message arrive un peu tard, l’impact sur la société civile laïque est loin d’être négligeable.
Evidemment, cette implication de l’Eglise dans le siècle, totalement justifiée du point de vue théologique, va à contrecourant d’une longue démission sur ces questions. La rupture inaugurée par François n’aura pas l’heur de plaire aux catholiques traditionnalistes. La réaction de Jeb Bush, candidat républicain à l’investiture dans la course à la Maison blanche, fils et frère de, et néanmoins catholique, est très révélatrice et représentative d’une large fraction des catholiques et de l’opinion publique. Interrogé par des journalistes sur cette encyclique, il a déclaré en substance : « Je ne vais pas à la messe pour entendre parler d’économie et d’écologie. Que le pape se mêle de ce qui le regarde ! ». Dans un débat organisé par la communauté Sant’Egidio à Aix-la-Chapelle, Régis Debray confronté à un panel de cardinaux qui se lamentaient de leur impuissance politique, rétorquait en substance : « Vous n’avez pas le pouvoir, mais vous avez quelque chose de plus important, vous avez l’autorité ». Jusqu’à un certain point, l’Eglise est bien dans son rôle, n’en déplaise au candidat républicain Jeb Bush, en rappelant les responsables à leur responsabilité. Le cardinal chargé du procès de Monsignore Ivan Illich auprès du Saint Office (héritier de l’Inquisition), avait en le congédiant repris la formule du grand inquisiteur de Dostoïevski dans Les Frères Karamazov : « Va-t’en et ne reviens jamais !». Alors, avec François, le Christ serait-il revenu ? La révolution papale réussira-t-elle à renverser le cours de l’histoire et inverser la marche de la civilisation occidentale vers l’effondrement ? Ce n’est pas sûr mais, quoi qu’il en soit, elle confortera tous ceux qui s’efforcent de construire un futur soutenable avant ou après l’apocalypse.
Serge Latouche
« Sur la sauvegarde de la maison commune ».
Par Serge Latouche, Professeur émérite d’économie à l’Université d’Orsay, objecteur de croissance[1].
[1] Toutes les citations de l’encyclique Laudato si’ se référent à l’édition française publiée par Bayard/Cerf/Mame, celles de Caritas in veritate à l’édition italienne : Benedetto XVI, Caritas in veritate, Libreria éditrice Vaticana. 2009. La traduction est la mienne. Les pages des passages cités figurent à leur suite entre parenthèses.
[2] J’eus ainsi naguère le plaisir de participer à une des croisières de sensibilisation écologique qu’il organisait chaque année sur les différents fleuves et mers menacés par la pollution (celle sur la Baltique).
[3] Frédéric Lordon, La crise de trop. Reconstruction d’un monde failli. Fayard, 2009, p. 276.
[4] Voir Serge Latouche, Jacques Ellul, Contre le totalitarisme technicien, Le passager clandestin, Paris 2013.
[5] Voir Giulio Marcon, Alex Langer, l'ambientalista concreto, Jaca Book, Milan 2015.
[6] Voir François de Ravignan, L’économie à l’épreuve de l’Évangile. A plus d’un titre éditions, Lyon, réed. 2008, p. 161.
[7] Ibid, p. 162.
[8] Voir Jean-Luc Porquet, José Bové, sors de ce pape !, Le Canard enchaîné du mercredi 24 juin 2015.
[9] Voir http://www.ouest-france.fr/point-de-vue-le-pape-francois-et-leconomie-3603746