Mon cœur libertaire
Je ne veux être l’objet de personne. Que ce soit au sein du couple, de l’entreprise et dans toute entité avec laquelle j’entretiens des relations. Réciproquement, je ne veux posséder personne. Concrètement, je souhaite consentir à toutes les décisions qui me concernent et réciproquement, je ne souhaite imposer aucune décision à quelque adulte que ce soit.
J’adhère donc à un projet d’émancipation qui ne pose aucun problème tant que je suis seul, mais qui se complique rapidement dès que je m’associe à d’autres pour former un collectif. C’est qu’un chien a beau avoir quatre pattes, il ne peut emprunter deux directions à la fois !
L’émancipation est au cœur, voire le cœur, de la gauche libertaire et c’est aussi celui de la modernité. Mais comment prendre des décisions efficaces au sein d’un collectif tout en respectant ce grand principe d’émancipation ?
Les organisations (entreprises, partis, associations) sont le siège des principales atteintes à la liberté individuelle, qu’elles soient dotées de structures formelles hiérarchiques classiques, ou de structures informelles.
Les structures hiérarchiques formelles classiques portent atteinte aux libertés individuelles sous le couvert de liberté privée. Une contradiction même pas relevée par les tenants du libéralisme qui sont libéraux pour eux-mêmes et oppresseurs pour leurs subordonnés.
Les structures informelles, comme celles des mouvements anarchistes, autogestionnaires, des mouvements d’émancipation féminine, sont à la fois le siège de dominations non-dites et d’inefficacité.
Jo Freeman et l’idéologie de l’absence de structure.
En 1970, Jo Freeman, lasse de l’inefficacité politique des groupes féministes d’émancipation radicale, refusant donc toute structure formelle, écrit un texte fondateur que n’aurait pas renié Pierre Bourdieu : « The tyranny of structurelessness » (La Tyrannie de l’absence de structure). Elle démontre qu’aucun groupe ne peut se passer de structure, c’est-à-dire d’organisation et de procédure de prise de décision, celle-ci étant seulement plus ou moins formelle. Les groupes qui ne se donnent pas de structure formelle laissent le champ libre à un petit nombre élitaire (ou plusieurs coteries en compétition), qui saura établir et maintenir son emprise sur le groupe, par le charme, par la connaissance, la terreur ou tout autre moyen plus ou moins subtil. Les autres membres subissent cette domination et sont écartés des processus de décision, ayant une impression désagréable que quelque chose leur échappe. Finalement, ne pas se donner de structure revient à se structurer autour d’élites de fait, reproduisant les schémas classiques de domination et de violence symbolique.
Quand les élites informelles se conjuguent avec le mythe de l’absence de structure, il devient très difficile de mettre des bâtons dans les rouages du pouvoir ; celui-ci devient arbitraire.
Pour les groupes politiques se pose la question spécifique des représentants. Les médias rechercheront inévitablement et activement ces représentants. Ils ne manqueront pas de « starifier » telle ou tel membre du groupe. En l’absence de structure, ces stars se retrouveront en tension avec le groupe, à l’origine probable de nombreuses difficultés et ruptures.
L’absence de structure formelle est aussi un gage d’inefficacité et d’impuissance à coordonner des actions, ce qui est source de souffrance.
En résumé, l’absence de structure formelle est génératrice d’élitisme et de starification, qui sont contradictoires avec les valeurs et les objectifs d’émancipation, et aussi d’impuissance. Une grande part de l’énergie du groupe est alors dissipée dans une sourde lutte des places, d’autant plus frustrante qu’elle est niée.
La gauche libertaire souffre de son adhésion à l’idéologie, au mythe de l’absence de structure. Tant qu’elle restera accrochée à ce mythe, la droite des chefs peut dormir tranquille et continuer à bafouer les libertés individuelles dans les entreprises et dans les partis. Elle demeurera dans l’impuissance, ne pouvant ni établir de priorité, ni structurer ses objectifs, ni faire de campagne coordonnée, ni même être en accord avec elle-même. Si la gauche libertaire veut sortir de cet état d’impuissance, elle devra se structurer à un niveau local, régional, national, sans pour autant renoncer à son projet fondateur d’émancipation.
Forte de cette conviction issue de ses observations averties, Jo Freeman propose 7 principes qui lui semblent nécessaires pour mettre en place une structuration, par essai-erreur, qui soit apte à mettre en pratique et servir efficacement la cause de l’émancipation féminine dans la société. Ses préconisations ont un caractère général pouvant s’appliquer à tout groupe cherchant à instaurer l’émancipation en son sein même.
Les 7 principes préconisés par Jo Freeman (en résumé, se reporter au texte original pour la version longue)
1) Délégation consentie de formes spécifiques d’autorité par des méthodes démocratiques.
2) Les délégués sont responsables devant le groupe qui garde le dernier mot.
3) Eviter la concentration de pouvoir et l’identification des délégués avec leur pouvoir.
4) Réduire la durée des mandats, mais pas trop quand même pour être efficace.
5) Former le plus possible de membres aux différentes délégations, favoriser la polyvalence.
6) Diffuser au mieux les informations.
7) Favoriser la transparence et l’égalité d’accès aux ressources dont le groupe a besoin.
Jo Freeman préconise que « …par-dessus tout, nous devrons essayer différentes formes de structurations et développer différentes techniques à utiliser dans différentes situations ». Elle se place d’entrée dans une démarche réflexive ou les techniques seront évaluées « au résultat » en fonction des objectifs d’émancipation et d’efficacité recherchés (méthode de sélection évolutionniste après-coup).
Gerard Endenburg et la sociocratie
Fin des années 1960, Gerard Endenburg hérite de l’entreprise familiale d’électrotechnique. Très vite, il est excédé par le temps et l’énergie qu’il doit consacrer à la gestion de conflits entre un encadrement autocratique ne prenant en compte ni les problèmes ni l’intelligence des opérateurs et des syndicats rétifs à toute domination. En 1970, fort de son expérience précoce de gestion consensuelle dans l’école de Kees Boecke et de ses connaissances en cybernétique il décide de se consacrer à une réforme radicale du management et de la structure de pouvoir de son entreprise. La complexité des tâches techniques de l’entreprise le convainc de conserver une structuration hiérarchique fonctionnelle, chaque niveau étant constitué de cercles à très forte autonomie de décision. Son principal fil directeur est radical et très audacieux, il s’attache à ce qu’aucune objection, d’où qu’elle vienne au sein du cercle, ne soit ignorée. Les objections et leur prise en compte systématique contribuent à placer les projets du groupe en son centre et à protéger les objecteurs. Une égalité stricte est établie entre les membres d’un même cercle lors des prises de décision. Endenburg veille à ce que personne ne s’approprie le groupe, ainsi les décisions sont prises par consentement et la délégation d’autorité se fait par élection sans candidat. Un double lien (deux personnes membres des deux cercles) entre les cercles de niveaux hiérarchiques différents assure une communication ascendante et descendante au sein de la structure. Les délégations de pouvoir privilégient l’autonomie des fonctions d’orientation, d’exécution et de mesure (principes transposés de la cybernétique) qui sont assurées par des personnes différentes. Pour la cohérence d’action/réaction la hiérarchisation respecte une subsidiarité très poussée qui limite considérablement les phénomènes de bureaucratisation. Les champs de décision sont ajustés expérimentalement pour favoriser la subsidiarité, c’est-à-dire pour que les décisions soient prises dans les cercles du plus bas niveau hiérarchique possible. Si un groupe ne réussit pas à prendre une décision sur un sujet faisant parti de son champ de compétence, la décision pourra alors lui échapper et être prise dans le cercle de niveau supérieur, ce qui ne se produit jamais dès lors que les champs de compétences sont bien mis en place. Les différends au sein de chaque cercle trouvent toujours une réponse créative ne serait-ce que par simple crainte de perte de pouvoir de décision. Une fois qu’une décision est prise, le responsable exécutif du groupe mobilise les ressources qu’il juge nécessaires à son exécution. Le résultat de l’action sera évalué par le responsable de la mesure. Chaque tâche est établie en concertation, en cohérence avec l’impératif de prise en compte des objections. Le groupe choisit s’il doit changer ses délégués, il décide des formations, des embauches et de tout ce qui lui semble souhaitable pour atteindre ses objectifs auxquels il a consenti.
Il se trouve que la sociocratie d’Endenbourg respecte point par point les principes de structuration de Jo Freeman. Endenburg est parti d’une situation de pouvoir autocratique formelle pratiquant des rapports de domination assumés et Jo Freeman est partie d’une structure informelle pratiquant des rapports de domination déniés. La sociocratie est un point de rencontre improbable entre une entreprise hiérarchique et un mouvement d’émancipation féminine. Quel principe sous-jacent commun a-t-il bien pu faire se rencontrer ces deux mondes en apparence si éloignés ?
L’intelligence collective
Les deux approches ont à cœur de mobiliser au mieux leurs ressources pour atteindre leurs objectifs. Dans les deux cas, les luttes de pouvoir qui dominaient la situation sont évaluées comme des dépenses d’énergie excessives. La structure apparaît alors comme un outil capable d’évincer les luttes de pouvoir du devant de la scène et d’y placer durablement le projet et les objectifs du groupe, à condition de respecter certaines règles. Aucun des acteurs du groupe ne doit pouvoir s’approprier le groupe. Une information vaut une autre information, ce qui fonde l’égalité des acteurs. L’objection, loin d’être un frein, est mise au service de la qualité de l’information, elle devient le minerai de base de la prise de décision. En même temps, chaque proposition doit être examinée pour ce qu’elle est et non du fait de son émetteur. Tous ces éléments se rencontrent dans les groupes régis par des processus dits d’intelligence collective. Le cas d’intelligence collective le plus transposable aux groupes humains est celui du choix d’un nouveau nid par un essaim d’abeilles. Ce processus est décrit de façon détaillée dans un texte Jean-Claude Ameisen intitulé « La démocratie des abeilles » qui aurait été plus exactement intitulé « La sociocratie des abeilles », (pp 116-132 de son recueil de textes « Sur les épaules de Darwin » paru en 2012). Le processus est voisin de celui qu’elles utilisent pour sélectionner les meilleurs lieux de récoltes, à la différence qu’il concerne le choix d’un seul lieu pour y loger. L’essaim sort de la ruche et se pose à proximité. Puis, des éclaireuses partent dans toutes les directions à la recherche d’un nouveau site dont la qualité est évaluée selon au moins 6 critères (volume suffisant, isolement thermique, isolement à la pluie, isolement à l’humidité/ventilation, entrée pas trop grande pour être défendue, ressources florales). Elles reviennent vanter chacune leur éventuelle trouvaille en effectuant leur danse frétillante indiquant sa direction et sa distance directement sur l’essaim. Une éclaireuse peut tempérer l’ardeur de la danseuse en émettant un signe stop (forme d’objection) si elle a détecté un défaut au site vanté. Les sites qui semblent les meilleurs, les moins contestés, sont alors visités par de nouvelles éclaireuses qui viennent à leur tour amplifier ou au contraire atténuer la cote des différents sites encore en liste. Petit à petit, au cours d’un processus qui peut durer de quelques heures à quelques jours, un site finit par se dégager et l’essaim se met alors en route. Il est remarquable que le choix ainsi opéré soit en général le meilleur possible du point de vue de la survie et de la prospérité de la collectivité.
Les expériences politiques de la gauche libertaire n’ont jusqu’ici pas été très concluantes, elles sont demeurées très marginales. Les utopistes à la recherche de la société idéale, dont les phalanstères de Fourier, se sont assez rapidement désagrégés faute d’échapper aux travers communautaires dans une société qui ne l’était plus. L’autogestion peine à se développer, encore trop sous la coupe du mythe de l’absence de structure. Les anarchistes demeurent dans l’utopie d’un homme nouveau et sont encore plus attachés au mythe de l’absence de structure. Il faut tout de même compter à l’actif de la gauche libertaire la réussite de l’associationnisme couronnée par la loi 1901. Le mouvement convivialiste se rattache fortement à la gauche libertaire par son exigence d’émancipation qui est le cœur de la gauche libertaire. Le mouvement convivialiste est à la recherche d’outils concrets capables d’organiser et de réguler les oppositions, les objections, « sans se massacrer ». Il pressent qu’il pourrait fédérer de nombreux mouvements et rencontrer une très large adhésion, n’exigeant pas d’homme nouveau. Le dynamisme associatif démontre que le convivialisme peut réussir, qu’il peut rencontrer cette adhésion.
Le convivialisme peut compter sur l’intelligence collective pour se structurer et devenir politiquement efficace sans pour autant renoncer en quoi que ce soit à ses objectifs d’émancipation, mais au contraire en lui apportant un cadre, une structure qui lui soit favorable et même indispensable ainsi que l’a montré Jo Freeman. La sociocratie est le premier outil cohérent, éprouvé expérimentalement, apte au développement de l’intelligence collective dans un groupe humain, dont le convivialisme peut s’inspirer. C’est dans les organisations (entreprises, associations…) que cet outil de combinaison concrète des libertés peut trouver à s’employer tel qu’il est, au moins comme point de départ. Pour l’organisation d’un parti politique, la question de la « starisation » soulevée par Jo Freeman, ne fait pas explicitement partie de la boîte à outils de la sociocratie d’Endenburg, puisque cette question des représentants est peu importante pour la plupart des entreprises. Il faut revenir aux bases de l’intelligence collective pour élaborer des solutions à ce phénomène de starisation et permettre au groupe de le réguler sans défiance, avec fierté et confiance vis-à-vis de ses représentants.
L’intelligence collective, si elle a quelque succès, est une expression qui ne manquera pas d’être galvaudée, triturée, malmenée, reprise à tort et à travers par les innombrables bouches intarissables de notre société du spectacle si friande de rumeurs et de frissons. L’essentiel, pour un tenant de la gauche libertaire qui ne souhaite ni la structuration par le chef, ni l’absence de structuration, est de développer les connaissances et les pratiques en intelligence collective et même devenir expert en intelligence collective effective, afin d’élaborer des structures propices à son développement. La sociocratie d’Endenburg ouvre cette voie. Ce n’est pas le dernier mot de la mise en œuvre de l’intelligence collective dans les groupes humains, d’autres structures relevant de l’intelligence collective pourront contribuer à fertiliser ce qu’on nomme parfois le désert idéologique dans lequel la gauche libertaire se cherche depuis la révolution.
L’intelligence collective ne peut pas tout. Elle ne changera pas l’homme et ses penchants pour la lutte des places, l’élitisme, la starisation. Elle ne fera pas disparaître les conflits nés de choix politiques incompatibles, c’est-à-dire qu’elle ne fera pas disparaître la polarisation droite/gauche d’une part et autoritaire/libertaire d’autre part. Des expériences malheureuses de mise en place échoueront, par méconnaissance, par des manœuvres de prise de pouvoir. Mais il existe aujourd’hui assez d’expériences réussies, un peu partout dans le monde et pour des organisations très variées de différentes tailles. Elles sont encore peu diffusées, ne serait-ce que parce que la littérature sur le sujet de l’intelligence collective appliquée à la gestion de collectifs humains est encore rare. Les médias ne connaissent pratiquement pas ce sujet et évitent donc de l’aborder. Qui sait que le Cirque du Soleil, un des plus fantastiques cirques du monde comportant plus de 5000 membres, est géré avec un tel outil ? Qui sait que l’entreprise Favi de 600 personnes, implanté en Normandie et dotée d’un outil relevant de l’intelligence collective sous le nom « d’entreprise libérée », est leader dans son segment de sous-traitance automobile, domaine de manufacture pourtant si sinistré en France? Qui sait que la Hollande, le pays d’Endenburg, s’est doté d’un statut spécifique adapté aux entreprises ayant adopté une gouvernance sociocratique ? Nous disposons de nombreux autres exemples dans tous les domaines (sauf un parti politique) nous fournissant assez de recul pour savoir que la maîtrise de structures propice à améliorer l’intelligence collective est possible et souhaitable pour offrir une place à chacun d’entre nous. C’est souhaitable de remplacer la lutte des places qui absorbent tant d’énergie et qui nous font détourner la tête quand la maison brûle, de sa position centrale pour y placer les choix collectifs, avec des outils efficaces de prise de décision, si nous voulons affronter les défis d’adaptation (sociaux, écologiques, du travail) très importants auxquels nous avons à faire face. Le projet convivialiste peut fédérer les différents courants de la gauche libertaire qui se voudraient réalistes, en prise sur les réalités, si elle devient la championne de l’intelligence collective appliquée aux collectifs humains, c’est un beau projet de rénovation politique capable de faire mentir les innombrables voix clamant que la gauche est morte.