mardi 17 décembre 2019

Christianisme, bouddhisme, islamisme, hindouisme, judaïsme, marxisme, libéralisme, néolibéralisme, etc. tous ces ismes font peur. Ils sont pourtant indispensables pour désigner une certaine cohérence doctrinale spécifique, tout un ensemble d’idées et de valeurs au nom desquelles pour le meilleur ou pour le pire on se rassemble en unissant ses forces.

La politique moderne, celle qui peu à peu s’est donnée pour idéal la démocratie, - « le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple » (Lincoln), « le pire des régimes à l’exception de tous les autres » (Churchill) - naît avec le libéralisme, entendu au sens large du terme. Pensé, entre autres par Locke en Angleterre, Spinoza aux Pays-Bas, Montesquieu en France, Kant en Allemagne, il pose que le pouvoir ne doit pas reposer sur l’obéissance à la tradition ou à la religion mais sur la Raison et le libre choix des individus. Il est donc le champion de la liberté de penser  et de s’associer.

De ce point de vue, les quatre grandes idéologies politiques qui se sont opposées au 19ème et au 20ème siècles, et encore aujourd’hui, peuvent être vues comme les héritières de ce libéralisme originel, a ou post-religieux : il s’agit du socialisme, du communisme, de l’anarchisme et… du libéralisme au sens étroit du terme.

Pourquoi le convivialisme ?

Parce qu’aucune de ces doctrines générales ne nous permet de penser les problèmes actuels et d’y faire face. Toutes, à des degrés divers, postulent en effet que l’aspiration principale des êtres humains est de satisfaire leurs besoins matériels, que s’il y a du conflit entre eux, c’est parce qu’il n’y pas suffisamment de moyens matériels pour satisfaire ces besoins. Toutes en tirent donc la conclusion qu’il est impératif d’accroître la production économique (le PIB, aujourd’hui) et ne s’opposent que sur les meilleurs moyens d’y parvenir.

Or cette vision est insuffisante pour au moins cinq raisons :

- Les sujets humains n’ont pas seulement des besoins à satisfaire, ils ont aussi le désir d’être reconnus et de trouver ainsi un sens à leur vie.

- Si ce désir de reconnaissance n’est pas satisfait, les besoins deviennent infinis.

- Or il est impossible d’avoir une croissance économique infinie dans un monde fini.

- La croissance actuelle n’est rendue possible qu’au prix d’un accroissement insupportable des inégalités, qui sape l’idéal démocratique et d’un épuisement irréversible des ressources naturelles et de la planète.

- Nombre des problèmes qui se posent à l’humanité étant désormais mondiaux, c’est aussi à l‘échelle du monde qu’il nous faut raisonner.

 
Il nous faut donc nous mettre d’accord le plus vite possible, à l’échelle de la planète (mais mises en œuvre localement)  sur un autre système de valeurs que celles que nous ont léguées les grands discours politiques de la modernité. C’est ce que propose le convivialisme qui énonce quatre principes ou valeurs cardinales :

- Principe de commune humanité : il n’y a qu’une espèce humaine, ni sous ni surhommes.

- Principe de commune socialité : la première richesse pour les humains est celle de leurs rapports sociaux.

- Principe de légitime individuation : il est légitime que chaque individu veuille voir reconnue sa valeur singulière.

- Principe d’opposition maîtrisée : les oppositions entre les humains sont légitimes et potentiellement fécondes pour autant qu’ils sachent « s’opposer sans se massacrer ».

Chacun de ces quatre principes était (est encore), même si jamais énoncés comme tels, à la racine d’une des quatre grandes idéologies modernes. Or, s’ils ne sont pas pensés et mis en œuvre ensemble, dans leur interdépendance, ils aboutissent à des déviations, des perversions et potentiellement des catastrophes.

  

Les quatre idéologies politiques de la modernité

 

Communisme et principe de commune humanité (la fraternité)

Principaux penseurs : Karl Marx (1816 – 1883), Friedrich Engels (1820 – 1895) , Lénine (1870 – 1924)

Le pour : dans le sillage du christianisme, le communisme est porteur d’un message de fraternité et de camaraderie universelle. Il vise à l’émancipation (la désaliénation) de tous les êtres humains et s’oppose à toute forme de domination, d’exploitation ou de discrimination.

Le contre : dans la pratique des révolutions, russe ou chinoise, notamment, parce qu’il s’est laissé emporter par une logique de haine et de ressentiment, il a recherché partout des boucs-émissaires rendus responsables de l’échec du projet de fraternité, faisant ainsi des dizaines de millions de morts.

Laissé à lui-même l’idéal de fraternité communiste dégénère en dictature ou en totalitarisme.

  

Socialisme et principe de commune socialité (l’égalité)

Principaux penseurs : Richard Owen (1771 – 1858), Pierre Leroux (1797 – 1871), Ferdinand Lassalle (1825 – 1864), Jean Jaurès (1859 – 1914), Eduard Bernstein (1850 – 1932).

Le pour : étendant les pratiques de solidarité ouvrière expérimentées dans les syndicats, les coopératives ou les mutuelles à l’échelle de la nation, le socialisme vise à réduire les inégalités en subordonnant l’économie à un idéal de justice sociale. Historiquement il a joué un rôle décisif dans l’amélioration des conditions de vie matérielles et morales des couches populaires.

Le  contre : parce qu’il transfère de plus en plus de tâches et de responsabilités à l’Ėtat et aux fonctionnaires, il a tendance à déresponsabiliser les citoyens et à enserrer non seulement l’économie mais toutes les activités sociales dans un carcan de règles bureaucratiques et à faire naître une caste bureaucratique. Parce qu’il pense la solidarité et l’encadrement de l’économie à l’échelle de la nation, il est de plus en plus mal à l’aise face à la globalisation des marchés et à l’internationalisation des problèmes.

Réduit à lui-même l’idéal d’égalité socialiste se transforme en étatisme.

 

Anarchisme et principe de légitime individuation (la liberté absolue)

Principaux penseurs : Max Stirner (1806 – 1856), Joseph Proudhon (1809 – 1865), Bakounine (1814 – 1876), Kropotkine (1842 – 1921).

Le pour : « Ni Dieu ni maître ».  L’anarchisme pousse à son plus haut degré l’idéal de liberté énoncé par le libéralisme originel. Ce n’est pas seulement des autorités religieuses, patriarcales ou traditionnelles qu’il faut se libérer, c’est de toute forme d’autorité qui viendrait empiéter sur la liberté de l’individu. Ce dernier, seul, est  en mesure de décider de ce qui est bon pour lui. Débarrassé de toute contrainte il peut ainsi  réaliser son individuation et manifester sa singularité.

Le contre : Des individus ainsi singularisés et autonomes peuvent décider de s‘associer et former ainsi des communautés d’hommes et de femmes libres, dignes et chaleureuses parfois. Mais la pente, presque irrésistible, est de s’enfermer dans l’entre soi (ou dans le partage avec d’autres communautés elles-mêmes fermées sur l’entre soi), dans le rejet ou le mépris du monde extérieur. Pas surprenant, dans ces conditions que l’anarchisme n’ait jamais connu de réussites autres que locales et temporaires.

Abandonnée à elle-même la quête anarchiste de liberté individuelle absolue se dégrade en nihilisme.

  

Libéralisme 1, libéralisme 2 et maîtrise ou démultiplication des oppositions incertitudes de la liberté)

Principaux penseurs : Libéralisme 1 : John Locke (1632 – 1704), Baruch Spinoza (1632 – 1677), Montesquieu (1689 – 1755), Kant (1724 – 1804) ; Libéralisme 2 (1723 – 1790) : Adam Smith, Alexis de Tocqueville (1805 – 1859), Isaiah Berlin (1909 – 1997), Friedrich von Hayek (1889 – 1992 .

Le cas du libéralisme est plus complexe. Il est en effet l’idéologie première de la modernité, celle dont toutes les autres doctrines partagent l’inspiration première, mais il est aussi celle qui triomphe aujourd’hui à l’échelle mondiale sous une toute autre forme, celle du néolibéralisme. Et entre ces deux formes de libéralisme, reliées par tout un ensemble de positions intermédiaires, il y a à la fois continuité mais aussi rupture et inversion.

Le pour : Le libéralisme originel est en un certain sens proche du convivialisme, à cela près qu’il ne tient pas compte, ou guère,  des problèmes qui se posent aujourd’hui (la réduction du désir au besoin, la finitude de la nature, la dimension mondiale des défis à affronter). Comme lui, reconnaissant la légitimité du conflit et des divergences d’opinion,  il aspire à permettre aux humains de « s’opposer sans se massacrer » et tente pour cela de concilier les idéaux d’humanité, d’égalité et de liberté. Dans sa forme originelle il est indissociable du républicanisme, de l’idéal républicain qui trouve ses racines dans la démocratie athénienne, dans la  Rome pré-impériale et dans les cités italiennes de la Renaissance. 

Le contre : Mais une autre idée anime le libéralisme, qui va le conduire peu à peu à ses dérives actuelles : celle que la condition de la liberté réside dans  la propriété privée et dans le règne du Marché et de la libre concurrence. Progressivement la liberté ne sera plus pensée comme le fait de n’être sous la dépendance de personne dans la sphère privée et d’aucune Loi  imposée par des individus ou des groupes particuliers dans la sphère publique, pour se limiter uà la seule liberté de contracter et de vivre paisiblement, à l’abri de l’arbitraire, dans la sphère privée en réduisant au minimum la participation aux affaires publiques. Dans ce sillage il en viendra à penser que le seul type de rapport légitime entre les êtres humains est le rapport marchand et, avec le néolibéralisme, à justifier les inégalités vertigineuses que nous connaissons aujourd’hui. Au nom de la légitime individuation des plus riches il viole les principes de commune humanité et de commune socialité.

Abandonné à lui-même le libéralisme se pervertit en économisme et en inégalitarisme.

 

Conclusion

Ce tableau est évidemment schématique. Chacun des penseurs de ces quatre courants a emprunté des éléments aux autres. Le communisme est, bien sûr, un partisan radical de l’égalité, et il s’est d’ailleurs souvent présenté comme une doctrine… socialiste. Le socialisme prône la solidarité, qui est une autre forme de la fraternité. En un sens, il n’y a pas plus égalitaires et fraternelles que les communautés anarchistes libertaires. Mais certains des partisans les plus enflammés du néolibéralisme, à l’inverse, se présentent comme des libertariens ou des anarcho-capitalistes. On n’a essayé ici que de fixer des types purs et donc caricaturaux, en accentuant ce qui constitue le trait dominant spécifique de chacune des quatre grandes idéologies politiques modernes.

L’idée principale à retenir est que chacune de ces idéologies est menacée par une forme spécifique de ce que les anciens Grecs appelaient l’hubris, la démesure, l’aspiration à la toute puissance : le totalitarisme pour le communisme, l’étatisme pour le socialisme, le nihilisme pour l’anarchisme, l’inégalitarisme pour le néolibéralisme. L’objectif du convivialisme est d’échapper aux désastres qui nous menacent, environnementaux, financiers, économiques, sociaux et moraux en favorisant une prise de conscience planétaire de la nécessité de lutter contre l’hubris sous toutes ses formes.

Une telle lutte implique de toujours raisonner à partir des quatre principes saisis dans leur interdépendance, sans en privilégier l’un aux dépens des autres, et en les combinant de façons spécifique en fonction des circonstances historiques et géographiques.  Ce qui veut dire aussi : en sachant raisonner tant bien d’un point de vue global que local, national ou continental en reconnaissant à chaque échelle sa pleine légitimité.  

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