mardi 17 décembre 2019

 1 – Le psychisme de l’Homo sapiens présente une dimension d’illimitation

L’illimitation est décrite dans les pages qui suivent comme une dimension du psychisme humain, un trait anthropologique pré moral. Tous les enfants découvrent, à un moment ou un autre que la suite des nombres est infinie. Ils font ainsi l’expérience que leur espace mental de représentation est sans bornes et en éprouvent une sorte de vertige. Ce vertige n’est pas une fascination par le mal. Mais il peut y conduire ; l’envie, la cruauté, l’avidité et d’autres excès délétères dans le désir d’expansion du moi sont susceptibles de se développer à partir de cette dimension d’illimitation.

L’idée que l’être humain peut être poussé au mal par sa propre illimitation a été présente dans la culture européenne depuis Hésiode et les tragiques grecs jusqu’à la première moitié du XVIIIe siècle.

Quelques citations, d’Aristote à Montesquieu :

- Dans La Politique, Aristote rappelle à plusieurs reprises que « le désir est apeiros (sans limite, infini) ». C’est pourquoi il se méfie de la « chrématistique », l’activité qui consiste à accumuler des richesses grâce à l’argent. C’est pourquoi aussi il estime nécessaire que, dans l’économie de la cité, il y ait un contrôle des comptes. Le mot apeiros renvoie, pour les esprits de l’Antiquité, au Chaos primordial tel que le décrit Hésiode dans la Théogonie : pour que le cosmos émerge du Chaos, il est nécessaire qu’un processus de différenciation et de délimitation s’exerce, de sorte que chaque être puisse avoir sa place et coexister avec les autres. Un ordre auquel préside la dikè instaurée par Zeus (dikè est l’antonyme d’hubris).

- Dans ses Confessions (début du Ve siècle ap. J. C.), Saint Augustin réfléchit sur la difficulté qu’il a éprouvée à concevoir la nature incorporelle de Dieu. « Ce qui n’occupait pas d’espace me paraissait un parfait néant. […] Je considérais comme un parfait néant tout ce qui ne s’étendait pas dans un espace. […] Vous, Vie de ma vie, je vous concevais comme une substance immense, pénétrant de toutes part à travers les espaces infinis la masse entière du monde, répandue sans terme dans l’immensité, de sorte que la terre vous contenait, le ciel vous contenait, toutes choses vous contenait, et tout cela avait en vous sa limite, vous nulle part. » On voit que chez Augustin, l’illimité n’est plus identifié au Chaos primordial, mais à Dieu. L’idée de ce qui est illimité hante l’esprit humain, source de fascination et d’angoisse à la fois. Faire de l’infini une perfection divine constitue une élaboration culturelle visant à exorciser le caractère primitivement maléfique qui s’attache à la hantise de l’illimitation.

- Descartes, dans les Principes de philosophie : « Nous saurons que ce monde […] n’a point de limite pour ce que, quelque part où nous veuillons en feindre, nous pouvons encore imaginer au-delà des espaces indéfiniment étendus. » Curieux raisonnement : Descartes constate que notre espace psychique ne connaît pas de bornes et en infère que l’espace physique est lui aussi infini. On comprend, du coup, qu’il refuse l’idée que l’espace intersidéral puisse être vide : cela impliquerait, en retour, une vacuité de notre espace psychique ressemblant fort au néant !

- Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques : « La connaissance que nous avons d’une limite est déjà une preuve que nous sommes au-delà de cette limite, la preuve de notre illimitabilité. »

- Montesquieu, L’esprit des lois : « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. » Autrement dit : une force ne se limite que si elle y est contrainte par une autre force. La raison, si nécessaire qu’elle soit, ne suffit pas à rendre un pouvoir raisonnable. Ce jugement de Montesquieu introduit et justifie le principe de la séparation des pouvoirs qu’il énonce à la suite de la phrase citée. Les démocraties modernes sont fortement attachées à ce principe, même si elles ont oublié la conception de l’être humain qui le justifie.

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle se produit une mutation qui tend à imposer la conception occidentale de l’individu dont nous sommes aujourd’hui encore tributaires : l’être humain est censé ne plus être autant pris dans le tissu possiblement passionnel de ses relations avec les autres ; il est censé être davantage en mesure d’exister, de penser, de choisir et de s’exprimer par lui-même. En conséquence, dans cette nouvelle anthropologie, la dimension de démesure, qui est intimement liée à la violence des passions et au désir, tend à disparaître. Les uns pensent que l’homme est égoïste, d’autres qu’il est altruiste. Les passions violentes et destructrices apparaissent liées à l’obscurantisme et au fanatisme des siècles passés.

Cependant, ces passions n’en continuent pas moins à être alimenter la littérature, puis le cinéma. Nous sommes ainsi exposés aujourd’hui à deux conceptions hétérogènes de l’être humain, l’une officieuse, l’autre officielle selon que nous participons au monde de la fiction ou au monde de la pensée (mais comme ces deux mondes sont eux-mêmes hétérogènes, la contradiction entre ces deux visions de l’être humain ne nous frappe pas).

La conception occidentale moderne de l’individu s’exprime notamment dans les sciences économiques qui commencent à se développer dans cette seconde moitié du XVIIIe siècle. On postule l’existence d’une loi naturelle opérant dans les sociétés humaines et y faisant spontanément régner l’harmonie. Les physiocrates, par exemple, se veulent les Newton du monde social. De même que chaque astre suit son cours indépendamment des autres et pourtant en harmonie avec eux, grâce à la main invisible de la Providence, l’action de chaque acteur économique, bien que régie par ses propres intérêts, s’harmonise avec l’action des autres. L’intérêt est censé être une passion raisonnable qui se substitue aux passions violentes[1]. Cette vision euphémisée des agents économiques, toujours présente aujourd’hui dans le discours mathématisé de l’économie (à l’imitation de Newton), fonctionne comme le déni d’une démesure pourtant manifeste dans les faits : il est clair que, plus on « fait de l’argent », plus on désire en faire, ceci sans aucune limite. Un milliardaire se compare aux autres milliardaires, il vit dans leur monde, sa situation lui semble donc tout à fait normale. Ceux qui gagnent le Smic ou rien du tout sont des années lumières de lui. Il vit sur une autre planète qu’eux. Il ne risque donc guère de penser qu’il est injustement avantagé par rapport à eux.

La conception occidentale moderne de l’individu s’exprime également dans l’idéalisation du génie romantique. Ici, le déni de l’hubris fonctionne sur un autre mode que dans la théorie économique. Le génie romantique ne prétend pas être raisonnable et naturellement mesuré, au contraire. Mais, sa propre démesure, il l’approuve, la justifie et la cultive. Deux citations :

- Rousseau, Émile : « Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est infini ».

- Balzac, Le lys dans la vallée : « La douleur est infinie, la joie a des limites. » Déclaration qui rejoint la théorie du sublime d’Edmund Burke, revue et exaltée par Kant : être confronté à la puissance écrasante d’une tempête déchaînée ou d’un volcan en éruption nous terrifie, mais, dans un second temps, renforce en nous la conscience que notre âme est encore supérieure à ces forces matérielles. Sous Kant percent déjà Nemo et d’autres héros de Jules Verne.

Le défi que Prométhée lance à Zeus est érigé en modèle (voir le poème de Goethe ou le Prometheus Unbound de Shelley). Ainsi, de Schiller, Shelley, Byron jusqu’au « Faut-il brûler Sade ? », de Simone de Beauvoir, jusqu’à Bataille et Foucault, les avertissements répétés d’Eschyle dans son Prométhée enchaîné sont devenus inaudibles. Comme ils le sont dans l’hubris fiévreuse du trader.

Il n’est donc pas inutile de revenir à quelques observations que nous sommes tous en mesure de faire et qui nous rappellent que l’être humain porte en lui une dimension l’illimitation :

1. Les jeunes enfants. Tous les parents constatent que les bébés et les jeunes enfants ne sont pas encore en mesure de se contenir et de se calmer par eux-mêmes. Les parents doivent régulièrement les apaiser. Il leur faut également les cadrer pour qu’ils ne dépassent pas les bornes. On constate que, du moment que les adultes le font avec bienveillance, l’enfant, loin de pâtir du recadrage auquel ceux-ci le soumettent, s’en trouve soulagé. En effet, ses propres mouvements d’illimitation l’angoissent, comme l’angoisse aussi le fait d’exercer sur ses parents un pouvoir auquel ceux-ci ne se montrent pas capables de résister.

Les enfants sont également fascinés par la toute puissance qu’ils projettent sur des animaux tels que les loups ou les dinosaures. Cette fascination dans laquelle s’engouffre un désir d’exister sans limite se retourne contre eux : terreurs nocturnes, cauchemars, peur du noir vécu comme menace d’anéantissement. Ils font alors appel à la protection des adultes. Cf. le cas (rapporté par Freud, dans Intro à la psychanalyse et Trois essais sur la sexualité) de cet enfant couché dans l’obscurité qui demande à sa tante de lui parler : « du moment que quelqu’un parle, il fait clair ».

2. Du côté des adolescents, la dimension d’illimitation se manifeste davantage chez eux - surtout chez les garçons - dans ce qu’on appelle des conduites à risque. Chassés du havre de l’enfance par la puberté, confrontés à des exigences nouvelles et ne sachant pas trop comment exister, plongés dans la confusion des sentiments et des désirs sexuels, certains vont chercher une issue à leur désarroi dans une affirmation violente d’eux-mêmes : consommation excessive d’alcool ou d’une autre drogue, excès de vitesse, délinquance, etc.

3. À quelque culture qu’ils appartiennent, les humains, et pas seulement les enfants, se plaisent à imaginer des entités dont la puissance les dépassent : esprits, divinités, mais aussi revenants, loups garous, vampires, sorciers.

Les humains cherchent à se prémunir contre leur propre illimitation par la foi en Dieu, mais il arrive malheureusement que, fascinés par la complétude et la toute-puissance divine de leur Dieu, ils en sont grisés, de sorte que leur démesure, loin d’être endiguée, s’aggrave sous le masque justificateur de l’autorité divine. Ce n’est pas un hasard si le désir de pouvoir instrumentalise si souvent la religion (ou une autre forme de Bien présentée comme absolue).

4. Chez les adultes, on observe que ceux qui atteignent une position de pouvoir sans limite - ou qu’ils se plaisent à croire sans limite – ne tardent pas à perdre tout sens des réalités. Si leur pouvoir est plus limité qu’ils se l’imaginent, la réalité les rattrape : c’est la chute (celle de Jean-Marie Messier, par exemple). Dans le cas où, au contraire, rien ne leur résiste, leur pouvoir produit alors les effets les plus destructeurs sur tous ceux sur lesquels il s’exerce (Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, etc.).

On voit par ces exemples que le désir de dépasser la condition humaine fait partie de la condition humaine. Échapper aux limites que la mort nous inflige est l’un des désirs humains les plus banals.

Attention : en dépit de tout ce que j’ai développé dans cette première partie, il ne faut pas oublier que la propension humaine à l’hubris est contrebalancée par un désir non moins puissant : le désir d’exister en ayant sa place parmi les autres, donc en cultivant des relations mutuellement bienfaisantes par la gentillesse, la bonté et la générosité (c’est le versant dont Jacques Lecomte souligne à juste titre l’importance et la valeur).

Disons que notre désir d’exister nous expose à une tension :

- d’un côté, nous ne pouvons pas ne pas rêver, ne pas avoir de fantasmes : nous sommes tentés par le désir d’exister superlativement. Donc plus que les autres. Donc à leurs dépens.

- de l’autre, exister, c’est exister dans l’esprit des autres, c’est exister avec eux, c’est exister dans l’espace que nous ouvre le fait d’avoir notre place parmi eux. Donc en acceptant de leur faire place. Donc à notre place (qui est inévitablement limitée). Donc en renonçant à exister superlativement.

Peut-on avoir le beurre et l’argent du beurre ? Pas vraiment. Cependant, certaines manières d’être pourraient être qualifiées de « bonne hubris ». En effet, beaucoup de gens s’engagent dans des processus constructifs qui sont illimités au sens où, à quelque résultat qu’ils parviennent, ils voient la possibilité et l’intérêt de progresser. Cela se vérifie aussi bien dans l’exercice d’un métier, dans le bricolage, le jardinage que dans le sport, la musique, la recherche scientifique ou le militantisme. Ces gens se font du bien et, directement ou indirectement, apportent aussi aux autres.

Autre forme de domestication de l’illimitation, en usage dans toutes les sociétés humaines : les récits de fiction. Lecteurs et spectateurs de films jouissent de diverses formes de transgression et de démesure. Mais par procuration : ils se contentent d’un semblant (comme dans les jeux : ça n’est pas pour de vrai). En conséquence, cet usage raisonnable de la démesure est généralement inoffensif. De plus, romans et films alimentent la vie sociale et les conversations les plus aimables. Mais cela ne doit pas faire oublier que la gestion de la démesure par les fictions est délicate. En cédant à une surenchère dans les mises en scène de violence, l’industrie du cinéma joue un jeu dangereux.

Exemple de cette ambigüité : Dans Terminator 1, Arnold Schwarzenegger joue le rôle d’un cyborg, un méchant surpuissant et increvable. Dans Terminator 2, il est le même cyborg ; mais, cette fois, au service du bien. Jouir de la toute-puissance et, en plus, de l’approbation admirative de tous (comme le fait aussi James Bond, sans parler des justiciers dans les Westerns), voilà qui est séduisant. La mise en scène du mal risque de n’être plus vécue comme un jeu, mais comme un modèle (ce qu’est devenu Scarface dans les milieux mafieux).

Il existe également une forme de compromis, franchement mauvaise, entre les deux pôles du désir d’exister évoqués plus haut. Et malheureusement, nous y sommes tous exposés. C’est une manière d’avoir le beurre et l’argent du beurre. Elle consiste en une division du travail entre désir conscient et désir inconscient : consciemment, je me veux gentil, sociable, moral, je cherche à être apprécié par les autres. Mais sans le vouloir et sans le savoir (comme les moralistes du XVIIe siècle l’avaient déjà compris), je m’avantage aux dépens des autres ; tout en ayant l’air de donner, je prends ; je jouis de l’importance que je me donne, de l’ascendant que j’exerce.

 

2 – Comment les relations sociales peuvent-elle glisser sur la pente de l’illimitation ?

Pour répondre à cette question, il faut partir du fait que l’Homo sapiens est un hybride bioculturel. Cela a pour conséquence que, à la différence des autres animaux, une partie seulement de nos désirs sont biologiquement prédéfinis. Autrement dit, la satisfaction de nos besoins biologiques n’apporte qu’une réponse partielle et insuffisante à notre désir d’exister. Il revient donc à la culture de créer, de proposer ou d’imposer des objets de désir et des manières d’être (au sens littéral de l’expression) dans lesquelles s’investit notre désir d’exister (rappelons que, à la différence des sociétés de singes, les sociétés humaines baignent entièrement dans la culture). Or, ces manières d’être et ces objets s’imposent d’autant plus à nous qu’ils sont plus largement partagés. Pourquoi ? Parce que, dans la mesure où désirer exister, c’est désirer exister dans l’esprit des autres (être reconnu), les critères de valeur et de reconnaissance socialement partagés et diffusés nous paraissent être objectivement désirables, une source de plus-être. L’or est un métal qui n’a pas plus de valeur en lui-même que le fer ou le cuivre. Il a de la valeur dans la mesure où, presque universellement, il est considéré comme ayant de la valeur. Le caractère arbitraire, voire néfaste d’une chose ou d’une manière d’être reste invisible tant qu’elles sont recherchées par la multitude. Plus certaines manières d’être sont diffusées et largement partagées, plus elles semblent non seulement désirables, mais légitimes et mêmes recommandables. Cela, même si, en réalité, elles sont empreintes de démesure.

A cela s’ajoute le fait que la rivalité et la surenchère mimétique dans lesquelles sont pris les désirs d’exister des uns et des autres constituent un facteur multiplicateur de la démesure. Tous dérivent ensemble, de sorte que personne n’a conscience de dériver.

Quelques exemples :

- Le culte viril du guerrier, répandu dans maintes sociétés. Voyez, sur des photos prises à la veille du cataclysme de 1914-1918, les généraux aux coiffures glorieusement emplumées entourant les monarques de la vieille Europe, tous sûrs d’eux.

- L’usage, dans le monde universitaire, d’un langage abstrait au point d’en être obscur. Une psychopathologie quotidienne du langage, en quelque sorte, déjà moquée au XVIIe siècle par Descartes puis par Malebranche. Sans succès, bien sûr, car il peut y avoir une jouissance à manier (et à écouter) un discours qui plane, un discours qui semble se déployer en toute souveraineté, sans plus avoir à tâtonner humblement au milieu de faits qui résistent.

- Le système économique actuel dont l’un des piliers est l’équation : exister, c’est consommer. Donc plus je consomme, plus j’existe. Cette équation entraine deux conséquences dommageables. D’une part, comme on sait, un aveuglement quant aux externalités négatives engendrées par cette frénésie (accumulation des déchets, pollution, épuisement des ressources, etc.). D’autre part, une culture du sentiment d’exister qui ressemble davantage à une fuite en avant masquant un vide qu’à l’élaboration d’une véritable consistance personnelle

- Le monde de la finance. Ici aussi, lorsque tous dérivent ensemble (comme c’est le cas lorsque se développe une bulle financière), personne n’a l’impression de dériver (sauf quelques Cassandre) : il n’y a rien à quoi on s’habitue plus facilement, semble-t-il, qu’à empocher des sommes de plus en plus astronomiques. Le comportement mimétique des acteurs financiers a souvent été comparé à celui des moutons de Panurge. Jean-Marie Albertini a forgé une parabole plus précise dont je m’inspire [2]. Les acteurs financiers sont comparables à des patineurs qui se tiendraient sur le bord d’un étang gelé. Quelques-uns s’aventurent vers le milieu de l’étang. Ceux qui les observent constatent alors que la glace ne cède pas et que la cote de prestige de ces patineurs audacieux s’est considérablement accrue. Il leur paraît donc à la fois désirable et rationnel de les suivre. Voyant que la glace tient, d’autres patineurs en concluent eux aussi qu’il n’y a pas de risque à s’avancer et qu’il serait bête de perdre cette occasion d’augmenter leur propre prestige. Lorsque la plupart ont gagné le milieu de l’étang, chacun, se voyant entouré par les autres, se sent pleinement rassuré. Ainsi, tous oublient que le poids exercé sur la glace est alors beaucoup plus élevé et que le risque qu’elle cède est donc lui aussi maximal. Autrement dit, ils perdent de vue l’écart croissant entre les valeurs qu’ils croient détenir et les fondamentaux de l’économie.

Il est d’autant plus difficile pour les acteurs financiers de résister à ce comportement moutonnier qu’il existe aussi des raisons tout à fait rationnelles de s’y livrer. En effet, comme l’a bien montré l’économiste André Orléan, plus nombreux sont les acteurs du marché qui croient à la valeur d’un produit financier X, plus ce produit X gagne effectivement en valeur [3]. À la différence des biens marchands que l’on achète pour leur usage, on achète des produits financiers pour les revendre avec profit. En conséquence, alors que l’augmentation du prix d’un bien d’usage peut décourager les acheteurs potentiels, l’augmentation de la valeur d’un produit financier peut être interprétée comme la preuve qu’il est de plus en plus demandé et que sa valeur va donc encore monter. Son appréciation constitue donc une bonne raison de l’acheter. Cependant, au cours de ce processus, l’écart entre la valeur attribuée au produit financier et les fondamentaux de l’économie s’accroît inévitablement, même si personne n’a envie de s’en apercevoir : grisé par le succès, rassuré par l’autorité des experts, encouragé par le nombre de ceux qui se sont engagés dans le processus, chacun dérive avec les autres. Jusqu’à ce que la défiance naisse et que les acteurs cherchent à revendre le produit financier auparavant si prometteur. Plus leur nombre croît, plus la valeur du produit chute. La glace, alors, se fissure et cède sous le poids des patineurs.

 

 par François Flahault

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