mardi 17 décembre 2019

Je vais vous raconter une histoire. Il y a 10 ans, j’étais à Paris pour voir ma fille. Je me promenais. C’était le début de la période, où les pouvoirs publics encourageaient certaines personnes à aller à la campagne. La vie y était de moins en moins chère.
Une fois de plus, je me fais aborder par un SDF qui me demande 1 €uro. Il avait l’air à peu près à jeun, pas un mauvais bougre, ni jeune, ni vieux mais déjà bien marqué par la vie. Sans réfléchir je lui dis :

-      Vous devriez plutôt venir m’aider à faire mon jardin.

Les beaux jours arrivaient. J’étais un peu plus inquiète que l’année précédente en pensant à tout le travail qui m’attendait. Mes enfants ont beau dire, une maison à la campagne, ça a un jardin entretenu, sinon... Et puis mon plus grand plaisir c’est de donner mes légumes. J’ai des variétés qu’on ne trouve plus dans le commerce depuis longtemps. Mais elles sont bien adaptées au climat et à la terre. Et elles ont une saveur... tenez si vous avez le temps de rester à midi, je vous ferai goûter. Vous comprendrez...

-      Je voudrais bien, mais je ne sais pas.

Et je m’entends lui répondre :

-      Ce n’est pas grave, je vous apprendrai. 


Et j’ai ramené Jacques dans mes bagages... enfin c’est plutôt lui qui a tenu à porter ma valise, quand ma fille et mon gendre nous ont amenés au train.
Ils me faisaient la gueule ! Elle me disait que j’étais folle. Mon gendre voulait prévenir la police. Moi, j’ai juste passé un coup de téléphone au secrétaire de mairie dans mon village. Il m’a confirmé qu’il y avait de la place disponible.


-      Et puis pour vous, on trouvera toujours une solution.  

Je lui ai appris à lire...
Jacques était passé sous la douche, et ses vêtements dans la machine de ma fille.
Je l’observais du coin de l’œil dans le TGV nous ramenant au Mans.
J’avais essayé de le faire parler. Mais sans succès. Ses mains carrées me disaient, qu’après réacclimatation, le travail manuel ne devrait pas lui faire trop peur.
Au village, on lui a indiqué une pièce, dans une maison déjà habitée par deux autres hommes arrivés quelques mois plus tôt.
Les règles étaient simples. On lui donnait tous les matériaux nécessaires pour remettre en état, mais c’était à lui de faire. La commune le fournissait, au fur et à mesure de ses besoins. Pour avoir l’enduit, il fallait avoir terminé les plâtres, etc....

C’était une vieille maison du village, à l’abandon depuis plus de 20 ans. Un texte de loi était passé pour autoriser les mairies à se rendre acquéreur, dans ce type de situation, pour le prix du terrain. Celle-ci avait du charme, un peu en retrait de la rue, avec un jardin assez grand derrière.
J’ai laissé mon Jacques entre les mains de ses deux colocataires, et lui ai donné rendez-vous pour le lendemain 8 h, chez moi.

Le lendemain à l’heure convenue, personne. Pas autrement surprise, je laisse passer une paire d’heures et vais aux nouvelles. Je réveille mon gars, les deux autres étaient partis travailler. Il a le cerveau embrumé et la démarche lourde. Les trois bouteilles de Saint Emillion 1938 (!) par terre, me fournissent les explications dont j’aurais pu avoir besoin. Je descends faire un tour à la cave et là, surprise ! Au milieu de celle-ci une tranchée dans laquelle je trouve, parfaitement alignées, peut-être 200 bouteilles datant toutes d’avant 1940. Des planches, et un peu de terre, rendent tout limpide. Le propriétaire de l’époque, amateur de vins fins, craignant de se voir confisquer ses bouteilles par les Allemands les avait enfouies là. Je passe un coup de fil à mon ami, le secrétaire de mairie. Je l’invite à venir voir et lui suggère, avant de passer chez lui, de prendre son encyclopédie des vins.

Après inventaire, si le vin n’est pas bouchonné, il y en a pour une petite fortune... qui revient à la mairie. Quant à mon futur jardinier, il a pris la cuite la plus chère de sa vie...
Il me racontera plus tard. Une fois couché, il avait eu du mal à s’endormir. Il était descendu à la cave, à tout hasard. Ne trouvant rien, il s’apprêtait à remonter, quand il a senti quelque chose de bizarre sous ses pieds, le sol bougeait. Une planche vermoulue commençait à céder. En face de sa découverte, bien sûr, il avait voulu fêter ça...

L’heure du déjeuner s’approchant, je ramène mon gars chez moi. Je prends un rendez-vous pour la fin d’après-midi chez mon médecin (à lui aussi j’ai appris à lire). En mangeant, Jacques se met à table.
Chauffeur livreur à Paris. Un gamin jaillit entre deux voitures en stationnement. Mort sur le coup.
Alcoolémie. Divorce. Expulsion. SDF...

Je lui dis que le rendez-vous est pour lui. Il y va, s’il le souhaite...

J’ai su qu’il était tiré d’affaire, le jour où il est arrivé presque en courant, tout excité :

-      Tïa, Tïa,...

C’est mon surnom.

-      Tu as vu la fleur de courgette...

L’apparition soudaine de cette belle fleur jaune, sur une de ses plantations, le rendait tout joyeux. Pendant huit jours, à chaque fois qu’une nouvelle fleur apparaissait, il ne pouvait pas s’empêcher de me le dire...

Même quand je ne comptais pas sur lui, il venait souvent pour prendre des nouvelles des plantes, chaque étape était pour lui source d’émerveillement. C’est devenu un excellent jardinier. Très vite, il s’est occupé aussi du jardin de la maison qu’il partageait avec ses deux collègues. Maintenant, il a son camion, son matériel et va travailler pour les autres, soit dans le cadre du SEL, soit pour un salaire. Il vient d’adhérer à l’association des Castors, et a un projet de remise en état d’une vieille ruine. La personne qui viendra prendre la suite comme colocataire lui paiera son travail, dans le cadre du SEL. La mairie est garante du système.

Mais je brûle les étapes. Bien avant ça, un jour, il est venu me voir. Il était là depuis un peu plus d’un an. Nous ne devions pas jardiner ce jour-là. Il avait quelque chose à dire, mais il tournait autour du pot. Et puis c’est sorti :

-      Tïa, tu sais le WE dernier, j’étais à Paris.

Je le savais. Il me l’avait dit. Depuis, il avait quelque chose de changé.

-      Je suis retourné dans le quartier où je vivais quand ... 


Il n’a pas pu terminer sa phrase.


-      J’ai retrouvé un copain... lui non plus ne sait pas jardiner.

Il n’est pas allé plus loin. Ce n’était pas nécessaire, j’avais compris.
Je me suis levée, je l’ai pris dans mes bras.

-      Il arrive quand ton copain.

-      Demain, je lui ai pris son billet. 


-      On ira le chercher ensemble. Mais tu sais, sans vouloir te vexer, j’ai encore des choses à t’apprendre. Et puis tu pourrais le former toi aussi.

Tous les ans, j’ai un nouveau jardinier ne sachant pas jardiner, et ma maison est devenue un lieu de formation et de rencontre. Avec les années et mes rhumatismes, je peux en faire de moins en moins, mais tant que je pourrai leur faire des confitures et leur servir le café, j’aurai le sentiment d’être utile à quelque chose... et j’aurai des légumes à donner.

 

[1] Extrait de La Métamorphose, réintroduire l’être humain dans les écosystèmes’, L’Harmattan, 2016 : http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=51266
Etienne Levesque est enseignant en lycée agricole, éleveur, consultant et formateur. Aujourd’hui président d’une association visant à rendre espoir et dignité au Sud Vendée, il puise dans ses expériences pour créer les personnages décrivant le monde de 2030. Cf. Un monde, pourquoi pas ?, convivialiste...
http://www.lesconvivialistes.org/textes-et-debats/debats/253-la-metamorphose-reintroduire-l-etre-humain-dans-les-ecosystemes-par-etienne-levesque

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