Patrick Viveret :
Qu'est ce qu'une approche convivialiste pourrait apporter pour penser autrement l'enjeu du conflit catalan et éviter qu'il ne dégénère en une nouvelle guerre d'Espagne dont les métastases meurtrières pourraient, aujourd'hui comme hier, conduire l'Europe au bord du gouffre ?
Après les Kurdes et les Écossais, c'est en effet au tour des Catalans de mettre en évidence l'une des contradictions majeures présente au cœur du Droit International : le principe du " droit des peuples à disposer d'eux mêmes" finit par servir de paravent à ce que l'on peut appeler " le droit des États à disposer de leurs peuples". Là où le principe démocratique fonde le contrat social et politique sur la libre adhésion des citoyens à la collectivité dont ils sont les co-constructeurs, les co-gérants de par leur statut de citoyen, le principe autoritaire est en réalité à l'œuvre dans la conception des États propriétaires de leurs territoires et des collectifs humains qui y vivent. Cette Vision d'Ancien Régime est aussi inacceptable que celle qui interdit l'apostasie ( le changement de religion) ou celle qui prétend instituer le mariage ou le refus du divorce sans tenir compte de l'avis des époux. Quant à l'argument du risque de chaos, il est aussi discutable que celui utilisé pendant des siècles pour justifier le mariage pour raisons sociales ou imposer en Europe que la religion du prince soit aussi celle de son peuple. Aujourd'hui le seul argument opposé aux Catalans non seulement par le Pouvoir espagnol mais également par l'Europe est aussi le risque de chaos. S'il avait été le principe démocratique, c'est l'exigence d'un référendum (ou toute autre forme de consultation démocratique) organisé dans des conditions satisfaisantes, qui aurait été cœur du processus. Cette exigence aurait été légitime car le passage en force des nationalistes Catalans est lui même inacceptable.
Ce second élément pointe ainsi l'autre contradiction qui doit être traitée au fond si l'on veut éviter le Retour de logiques guerrières en Europe. C'est le problème de l'instrumentation par les courants identitaires - qu'ils soient religieux ou nationalistes- afin de transformer des expressions légitimes de refus d'injustices ou de désirs d'association en visions absolutistes et excluantes pour les citoyens ne les partageant pas. Il y a de fortes raisons de penser qu'un Pouvoir catalan nationaliste se montrerait aussi intolérant à l'égard des citoyens Catalans non indépendantistes que l'est aujourd'hui le Pouvoir espagno .
Nous sommes donc en présence de deux voies également inacceptables : celle d'un étatisme autoritaire se prétendant propriétaire des peuples vivant sur un territoire, et celle d'un nationalisme identitaire se considérant lui même propriétaire de la Catalogne .
Comment sortir de cette contradiction ? En allant, comme le propose le Manifeste convivialiste, jusqu'au bout du principe démocratique lui même et du principe de "commune humanité" alors qu'il est resté en fait inachevé lors de la constitution des États Nations. Ce principe c'est en effet celui de la citoyenneté et de la libre association qui suppose par conséquent le droit au divorce tout comme le basculement du mariage sur le libre consentement des époux avait pour corollaire leur droit à se séparer s'ils le souhaitaient ou le droit des croyants à devenir athées ou à changer de religio . Cette voie mène- t- elle au chaos? L'argument est aussi faux que celui des partisans du mariage pour raisons sociales et les opposants au divorce pour raisons religieuses. D'autres formes de liens, de droits et d'organisation des familles et des religions se sont créées et s'il y a bien eu une mutation sociale considérable celle ci ne s'est pas traduite par une explosion des sociétés. À condition de respecter un principe corollaire du libre choix citoyen qui est celui du respect du libre choix d'autrui et des conditions politiques qui le garantissent. Or la première de ces conditions c'est la paix civile. La voie de la répression choisie par le gouvernement conservateur espagnol est ainsi inacceptable tout comme le fut le refus de la droite revenue au Pouvoir de mettre en œuvre l'accord d'autonomie renforcée négocié entre la région catalane et l'Espagne à l'époque du gouvernement Zapatero.
Ce principe vaut tout autant à l'échelle planétaire et c'est pourquoi les conflits actuels dans le monde entier, et pas seulement en Europe, doivent s'inscrire dans cette perspective guidée par la question de la "commune humanité". Car le droit de peuples à se déclarer indépendants doit s'inscrire dans l'exigence que l'appartenance commune au "peuple de la terre" entraîne non seulement des droits pour chaque citoyen du monde mais aussi des responsabilités. Par exemple, celui de ne pas porter atteinte aux conditions écologiques vitales permettant la poursuite de l'histoire humaine sur cette terre. Toute indépendance s'inscrit ainsi dans une interdépendance écologique et politique. La formule initiale de la charte des Nations Unies, "nous les peuples", doit ainsi non seulement être opposée au droit des États à disposer de leurs peuples mais doit s'inscrire dans le fait que tous ces peuples sont membres de ce même "peuple de la terre". C'est dire que les droits citoyens qui doivent être reconnus à ce titre à tout être humain, au delà de l'appartenance nationale, ont aussi pour corollaire les devoirs qui leur incombent à commencer par ceux de ne pas nuire à autrui et à l'écosystème permettant la vie. Cela fonde donc aussi la résistance légitime aux écocides qu'ils soient perpétrés par des chefs d'Etat comme Trump dénonçant l'accord de Paris sur le climat ou des multinationales comme Monsanto cherchant à maintenir son droit à empoisonner le monde pour conserver ses profits. Cela conduit aussi dans la lignée de la résolution de 122 pays en faveur de l'abolition des armes nucléaires à récuser radicalement le droit de tout Etat à utiliser des armes de destruction massives.
C'est dans cette perspective de citoyenneté planétaire que l'Europe doit s'inscrire si elle veut éviter le retour de ses vieux démons et construire une nouvelle forme politique qui inscrit les droits d'association ou de divorces entre peuples dans les règles du jeu de l'interdépendance politique et écologique. SI la médiation demandée par plusieurs personnalités catalanes, à commencer par la maire de Barcelone est nécessaire, celle ci a besoin pour éviter les contradictions de l'absolutisme -qu'il soit étatique ou nationalitaire- de s'inscrire dans la perspective citoyenne et écologique évoquée ci dessus. C'est un appel à la sagesse qui suppose que les médiateurs soient eux mêmes reconnus comme ayant cette qualité et ne soient pas suspects de défendre des intérêts économiques, politiques ou religieux. N'est ce pas là un premier point d'application concret pour œuvrer à la proposition convivialiste d'un conseil des sages ?
« Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, et qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver » Albert Camus lettre à René Char
Premier commentaire de Marc Humbert :
…on peut ajouter que le sous-titre du Manifeste c'est déclaration d'interdépendance.
Je pense que le débat pourrait être riche et intéressant.
Je n'ai pas terminé le texte que je préparais sur ce thème car les idées fourmillent.
Elles étaient centrées sur ce sous-titre.
Je mets donc quelques idées ci dessous qui en quelque sorte confirment mon intérêt à débattre.
La commune humanité signifie cette interdépendance, individuelle (entre les "citoyens planétaires) et collective ( entre les membres de la communauté internationale des peuples et des nations). L'organisation actuelle (résultante historique en général de durs conflits) de ce qu'il y a entre l'individu isolé et la communauté planétaire, et sa dimension administrativo-politique en Etats, Fédérations ou associations (Europe) d'Etats....est aujourd'hui questionnée (sans oublier la question des Transnationales).
Questionnée par le désir démocratique d'autonomie au niveau "local" dans des Etats grands ou petits. (Depuis la création de l'ONU, il y a quelques grands Etats qui gèrent la planète et une multiplicité croissante d'Etats de taille moyenne et faible : plus de 192 Etats). Alors que le principe de subsidiarité : traiter les problèmes au niveau le plus proche des citoyens concernés et passer au niveau plus étendu par délibération entre les collectivités du niveau concerné est en général bien apprécié.
A mon avis les évènements catalans accélèrent la remise en cause de la rationalité de la structure des empilements hiérarchiques existant, du quartier, du village, de la ville, la province; avec les migrations le terme ancien plus ou moins ethnique de peuple ou de nation parait dangereux: ex, combien de non catalans d'origine en catalogne? Combien de Chinois au TIbet?
La conclusion du débat pourrait bien être de devoir s'en remettre à un comité des Sages; mais pourrait on demander au roi et au président de la catalogne d'en accepter les recommandations? Oui si ce comité est appuyé par une large mobilisation populaire?
Premier commentaire d’Alain Caillé :
Je me trouve en plein accord avec Patrick pour dénoncer à la fois un gouvernement espagnol et une présidence de la Catalogne qui se comportent l’un comme l’autre en propriétaires de leur peuple (quoi qu’on mettre sous ce terme). Et je me réjouis de cette première application d’une grille de lecture convivialiste à l’analyse d’une situation concrète. Mais je ne crois pas qu’on puisse le faire de manière pleinement satisfaisante à partir du seul principe de commune humanité. Celui-ci, par hypothèse, concerne tous les humains en général, mais pas les humains en tant qu’ils sont saisis dans leur particularité ou leur singularité. Je le dirais bien autrement. Les acteurs sociaux sont à la fois : 1. des individus, 2. des personnes (liées à d’autres personnes concrètes par des relations de don/contredon concrètes) ; 3. Des citoyens-croyants, membres d’une communauté politico-religieuse (ou quasi-religieuse) dont ils reçoivent des dons généraux (éducation, santé, etc. ) et envers qui ils éprouvent un sentiment de dette symbolique ; 4. Des représentants de l’espèce humaine.
Le principe de légitime individuation s’applique à 1 :
Le principe de commune socialité à 2.
Le principe de commune humanité à 4.
Le principe de maîtrise des oppositions à 3. Une communauté politique, une politie, doit décider quelle place elle accorde, respectivement, aux individus en tant que tels, aux communautés concrètes qu’elle englobe (associations, villages, quartiers, cultes, etc.) et au respect de la commune humanité.
La question posée en Espagne aujourd’hui est celle de la place qu’elle reconnaît aux différents peuples qui la composent. Mais qu’est-ce qu’un peuple ? Dans la vision du 19ème siècle, poursuivie jusque vers le milieu du 20ème, un peuple était ce collectif qui avait droit à avoir un Etat-nation, lui-même vu comme une communauté imaginaire, spatialement délimitée, au sein de laquelle tous partageaient une même langue, une même culture (probablement fondée sur une même religion) et sur une même origine ethnique (natio, une même naissance). Modèle bien évidemment intenable, mais dont les poussées indépendantistes de plus en plus puissantes en Europe témoignent de la vigueur maintenue. Peut-être pourrions nous distinguer a minima ici entre le peuple culture (ou communauté) et le peuple-civilisation (ou société). Sans parler du peuple composé par les classes populaires, troisième sens. Le premier vise à cette superposition de l’origine, de la langue et de la culture. Le second est le sujet symbolique d’un Etat démocratique, qui reconnaît la légitime diversité des peuples-cultures, des individus et des humains.
Il me semble que le convivialisme est nécessairement du côté du peuple-civilisation (ou société). Il est hostile aux particularismes qui s’opposent au principe de commune humanité (et là je rejoins Patrick, bien sûr) mais aussi au principe de commune socialité (on ne souhaite que la pureté de l’entre-soi) et de légitime individuation. Le problème se pose quand, comme aujourd’hui en Espagne, le gouvernement supposé représenter le peuple-civilisation ne respecte pas ces principes. Le combat légitime est alors celui qui est mené pour le forcer à les respecter, non pour régresser. Et pas, non plus, celui dont le moteur premier est le désir de s’affranchir du devoir de solidarité financière avec d’autres régions.
Tout ceci est bien abstrait, j’en conviens. À ce stade, j’en tire deux conclusions plus concrètes : 1. On ne construira pas l’Europe, i.e. un peuple-civilisationnel de rang supérieur à ceux qui existent déjà en les démembrant ; 2. Le seul objectif légitime est la redéfinition d’une forme d’autonomie dans le cadre des peuples-sociétaux déjà existants.
par Patrick Viveret, Marc Humbert et Alain Caillé