Résister à la pandémie comme au temps des maquis

Au printemps 1943, trois ans après l’invasion de la France et la capitulation vichyste, les alliés remportaient certes d’éclatantes victoires. Dans notre pays, des résistants s’élevaient contre l’envahisseur, mais les forces nazies restaient redoutables. Une oppression féroce nous terrassait telle un virus étouffant. Et pourtant, quelques mois plus tard, à l’automne 1943, bien avant le débarquement libérateur, nous recommencions à vivre, à retrouver notre souffle, grâce aux armées alliées bien sûr, par nous mêmes surtout, parce que le peuple asservi de ce pays meurtri prenait depuis ses maquis un élan irrésistible  pour briser ses chaines et dans le même mouvement construire un monde nouveau pour l’après-guerre.

Je voudrais comparer ces jours de guerre à notre époque, tirer du retournement inouï qui nous a dégagés de l’asservissement et projetés vers l’avenir un enseignement qui nous aide à sortir de l’oppression physique et morale ressentie sous  la pandémie, et simultanément à trouver les voies nouvelles d’un avenir respectueux du vivant. Comparaison peut être hasardeuse mais que je vis intensément.

Nous ne sommes pas, à proprement parler, dans une guerre contre un ennemi violent, barbare, visible, déclaré ; nous avons à nous défendre contre les effets invisibles (le virus) ou plus ou moins éloignés (le désastre écologique) ou sournois (les manipulations financières ou numériques) de crises économique, écologique, financière, sociale et aujourd’hui sanitaire entremêlées que nos propres dirigeants dans leur obsession du profit financier ont engendrées. Mais, dans l’une et l’autre circonstance, nous avons  à apprendre des années de Résistance comment l’état le plus sombre s’est transformé en un élan extraordinaire qui nous a conduit à la Libération.

Montée de la Résistance

Cet élan ne s’est pas produit dès 1940. La Résistance ne touchait alors qu’une faible partie de la population. En 1943, lorsque Jean Moulin m’a confié, à 20 ans, la direction des mouvements de résistance de la Drôme, ils se déchiraient entre communistes et gaullistes, entre les diverses faces de ceux-ci, entre catholiques et protestants, etc. J’avais mission de les unir dans un comité départemental et d’organiser l’action commune.

Dés l’automne, dans la Drôme comme dans les départements voisins, un comité départemental et 15 comités locaux de libération rassemblaient tous les mouvements. Leur entente qui galvanisait les énergies n’était pas sans rapport avec l’heureux déroulement extérieur de la guerre, elle tenait surtout au développement massif des maquis sous le  coup du STO (Service de Travail Obligatoire en Allemagne) qui forçait des centaines de milliers de travailleurs à se cacher. L’organisation des maquis pour les accueillir, assurer leur ravitaillement, leur sécurisation devenait une tâche majeure et délicate et pour la réaliser, l’union de tous les résistants s’avérait nécessaire. Elle fut puissante jusqu’à la Libération.

Quant aux maquisards, la plupart n’étaient pas jusque là des résistants actifs (de même que la masse des français de maintenant ne sont pas au premier abord des citoyens militants). Dépaysés, désœuvrés pour la première fois, ils avaient, entre quelque coups de main contre l’ennemi, du temps pour réfléchir, pour échanger entre eux. C’était un peu comme le confinement, mais sans isolement physique. Ils avaient au contraire l’occasion de rencontres inhabituelles. Ils apprenaient peu à peu à débattre.

J’avais fait appel pour les y aider aux dissidents de l’école d’Uriage qui pratiquaient dans le Vercors des méthodes innovantes de débat. Ils m’avaient délégué Simon Nora, futur conseiller de Mendès France  pour animer de formidables discussions sur la démocratie : quelles étaient les faiblesses, les errements de la 3e République ? Pourquoi le Front Populaire, après des avancées prometteuses, avait-il échoué ? Comment donner à tous accès à l’éducation, aux soins, etc. ? Certains maquis devenaient ainsi des sortes de clubs de citoyens, où se forgeait l’opinion que les objectifs de la Résistance n’étaient pas seulement militaires mais aussi civiques et politiques. Et je puis assurer que les débats de ces réfractaires sans grade, de ces refuzniks, ont eu sur les têtes pensantes du Conseil National de la Résistance une réelle influence. Celle-ci s’est poursuivie pendant les 30 glorieuses. De grands artisans d’un New Deal économique tels que F. Bloch Lainé, P. Delouvrier, P. Laroque, S. Nora ont fait leurs armes dans les maquis. La Résistance n’a pas fondé un parti, mais son souffle a inspiré pendant 30 ans les syndicats, les associations, les entreprises à vocation sociale, les collectivités… Ce souffle s’est après délité, l’économie financière prenant le dessus.

Apprendre d’hier pour agir demain

Cette irruption de mes souvenirs des maquis vient à la rencontre des crises qui s’entrelacent depuis la fin des années 70 et de la pandémie qui en est le dernier et cruel avatar. Comme pendant la guerre, notre pays connaît, à côté de grandes souffrances, de hauts lieux de résistance :

  • Hôpitaux où l’extrême urgence laisse peu de temps aux échanges, contrairement aux maquis, mais où s’impose l’exigence de services publics plus soucieux des citoyens que des coûts financiers.
  • Expériences sociales et solidaires de lutte contre pénurie, exclusion, atteinte à l’environnement, et simultanément  promotion de voies nouvelles (tiers-lieux, sociétés coopératives d’intérêt collectif, pôles de coopération, coopératives d’activité, etc.) où se forge  par l’innovation sociale une économie qui ne fonctionne plus comme avant.

Les analogies sont frappantes : de même que dans les maquis de la Libération, la lutte contre l’envahisseur était liée à une vision de la démocratie sociale (mais, il est vrai, sans souci écologique qui n’était pas encore à l’ordre du jour),  de même les résistants d’aujourd’hui, qu’il s’agisse de médecins, soignants de tout ordre, artisans de la vie quotidienne ou citoyens-militants pour un monde plus soucieux de l’humain et de la nature, se battent à la fois contre les souffrances et pour la mue d’un système périmé.

Les crises, comme hier la guerre, ne doivent pas se dénouer par l’identique, mais faire naître l’exigence de valeurs et de pratiques profondément transformées, de modes de production, d’échanges, de gestion radicalement nouveaux. Les expériences de soins et celles d’économie solidaire en cours sont un avant-goût, une ébauche, une promesse de transformations que l’effondrement de la vie économique et sociale nous oblige et nous offre une possibilité de réaliser.

Ces transformations, dont la nécessité est évidente quand on voit l’impréparation des hôpitaux face  au codiv-19 et plus généralement l’état des services publics, impliquent un changement de paradigme, une réorientation des activités.

Quelle sortie de crise ?

Encore faut il bien identifier les activités que nous avons à abandonner et celles que nous souhaitons reprendre ou substituer. Les pouvoirs publics nous disent aujourd’hui quelles activités sont considérées comme essentielles de leur point de vue économique et doivent être poursuivies malgré l’épidémie, et quelles autres doivent être suspendues. Il nous faut aborder ce problème sous un angle élargi, celui de la transition écologique et solidaire, seule sortie acceptable de la crise.

Et dans cette vision, quelles productions inutiles,  voire nuisibles, faut-il écarter ? Quelles activités doit on développer, ou créer, ou relocaliser ? Quels moyens pour former à de nouvelles technologies et plus encore à de nouveaux comportements ? Ne faut il pas réunir les crédits et indemnités promis face à la crise en un revenu universel permettant à chacun de s’attacher à de nouvelles formes d’activités ? Comment d’une façon plus générale opérer les transferts nécessaires pour  ces profondes transformations ?

Ces questions sont difficiles. La façon dont elles sont posées  par de grandes associations  (Pouvoir de vivre, Labo de l’ESS, Fabrique des initiatives, Archipel pour les jours heureux, ONG, etc. dont la valeur et les perspectives sont explicitées par le second Manifeste convivialiste) est encourageante. Et les succès de l’ESS sur le terrain montrent sa capacité à réaliser de grandes transformations dans ses modes de production, par sa sensibilité aux besoins de proximité, par son respect de la nature, sa recherche d’équilibre, de juste prix.

Mais beaucoup restent sceptiques. Trop d’intérêts puissants ou de conflits personnels leur font penser que les difficultés sont insurmontables. Et une partie de l’opinion est sensible aux discours de l’extrême droite (ceux d’un Trump ou d’un Bolsonaro) qui privilégient leur clientèle économique à la santé de la nature et des humains.

Il faut donc convaincre. On peut le faire en rassemblant des initiatives remarquables mais fragmentées, en mettant en lumière les bénéfices des solutions apportées, les coûts sociaux évités, l’avenir préservé. En conjuguant les efforts dispersés, en nouant des liens entre les expériences, entre les territoires en France et en Europe, en constituant progressivement à partir des ententes locales un vaste écosystème porteur de développement équitable et durable, en retrouvant  pour convaincre l’énergie, l’optimisme raisonné des maquis et le lien social que la Résistance a su créer, en travaillant à créer entre tous les réseaux un Conseil National de la Résistance qui lancerait un nouvel Appel pour des jours heureux.

2 Replies to “Résister à la pandémie comme au temps des maquis”

  1. comment poursuivre plutot que convaincre..?
    Comment nous re constituer ?
    Comment échapper à cette dérive hospitalière, médicale néo libérale qui fit de l’élan des jours heureux et du remarquable travail d’Ambroise Croizat le lit des labos et du paradigme d’une médecine industrielle allopathique et infantilisante?
    Comment retisser une culture populaire de santé publique qui ne soit pas régressive et seulement assurancielle?
    Comment inviter à la construction d’un Nous risqué et convivial ?
    Comment prendre le temps de désobéir ensemble aux injonctions d’inféodations et de soumissions?
    Comment éprouver des satisfactions vertueuses, collectives et partageables dans ce chaos de consumerismes et de controles..?
    Comment résister à partir de ce que Georges Guingouin a incarné en osant se retirer dans les bois pour faire ces alliances pertinentes de terrain loin des logiques d’appareils ?
    Comment chercher ensemble et s’aventurer à créer …?

  2. J’ajouterais un autre point de comparaison: le Marché noir et le stockage de milliers de masques revendus 10 fois le prix. Je crois que les grandes crises, guerres, pandémies, font émerger ce qu’il y a en nous de bon et de moins bon. La vie ordinaire revenue, on oublie vite le moins bon.
    On veut « convaincre ». Dans le mot et dans ce contexte il y a surtout « vaincre » et c’est encore la guerre. Les meilleurs arguments se heurtent d’entrée à un solide refus appuyé sur le désir de profit immédiat qui en fait la solide conviction. Comprendre ce besoin que beaucoup trop d’entre nous partagent serait comprendre d’abord le problème avant de proposer des solutions.
    Les Trente Glorieuses, oui, d’accord. Mais que sont 30 années dans une vraie perspective d’avenir ? Avant de regarder avec angoisse le futur de nos enfants, pouvons nous essayer de comprendre pourquoi, de guerres en révolutions, de mondialisations en pandémies, de catastrophes naturelles en misères humaines, nous en sommes quand même arrivés là ? Que sont devenus les espoirs des maquis ?
    On dit ne pas pouvoir changer la nature humaine. Il ne s’agit pas de la changer, ce qui serait contre nature, mais peut-être de l’infléchir, de lui montrer un autre aspect d’elle d’elle-même qui la fait capable aussi du meilleur. Comment y parvenir ? Si je le savais je serais à l’œuvre et j’éviterais les discours.
    Alors que me reste-t-il ? La volonté, peut-être, de croire quand même que l’homme peut être heureux.
    JLP

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