Ascension de l’extrême droite, déclin de la gauche : la complication démocratique

(Un article publié par AOC le 24/11/2023)

La montée en puissance de l’extrême droite ou de l’autoritarisme est tellement évidente désormais qu’il n’est plus utile de l’illustrer[1]. Elle n’est pas inévitable[2] comme l’attestent l’élection de Jo Biden contre Donald Trump, de Lula contre Bolsonaro ou, tout récemment, la défaite électorale du PiS en Pologne. Mais elle a une fâcheuse tendance à se répandre comme une traînée de poudre, notamment en raison d’un basculement de plus en plus fréquent de la droite dans l’extrême droite comme on peut le voir avec l’exemple des Républicains aux USA ou de Benyamin Netanyahou en Israël. Cette montée s’explique par tout un ensemble de facteurs bien identifiés par les analystes politiques. Il m’a semblé cependant qu’on ne pouvait la comprendre en profondeur qu’en prenant une certaine perspective historique, en montrant comment elle s’inscrit dans le cadre des contradictions inhérentes à l’idéal démocratique, d’une part, et au regard des expériences totalitaires du XXème siècle, de l’autre.

Nous nous voulons ou nous nous disons tous démocrates, même la droite extrême désormais. Mais comment l’entendre ? Une définition synthétique de la démocratie pourrait être celle-ci : un régime social et politique fondé en droit sur le pouvoir du peuple au nom d’un idéal de liberté et d’égalité. Cette définition minimale laisse apparaître aussitôt au moins cinq séries de tensions ou de contradictions possibles.

  1. Le peuple, dont toute légitimité procède théoriquement en démocratie (puisque, étymologiquement, le mot signifie le pouvoir du peuple), est-il restreint et fermé, ou bien étendu et ouvert ? Restreint aux seuls propriétaires, comme au début du XIXème siècle en France avec le suffrage censitaire, ou aux hommes comme ça a été le cas en France jusqu’en 1945 ?  Ou restreint encore aux autochtones (demos), à la race, aux nationaux ? Ou bien est-il tendanciellement ouvert à tous, au plus grand nombre, jusqu’aux frontières de l’humanité tout entière ? Observons encore que le mot peuple désigne aussi les classes populaires (la plebs), les petits par opposition aux grands. D’où toutes les variations possibles sur le thème du populisme.
  2. Variations qui naissent d’une autre tension : ce peuple existe-t-il en tant que tel, réellement, antérieurement à toute représentation et indépendamment d’elle ? Ou n’existe-t-il que par sa représentation, symboliquement, et grâce à elle ? Selon la réponse apportée à cette question et selon le degré d’homogénéité attribuée au peuple, on jugera qu’il n‘existe de démocratie que directe ou représentative (avec toutes les étapes intermédiaires de la démocratie dite participative ou délibérative).
  3. La démocratie se caractérise-t- elle au premier chef par des institutions (la liberté de vote, le pluralisme des partis et des opinions, le respect des droits de l’homme) ou par un esprit, par une culture politique (l’acceptation du conflit, la quête de l’émancipation, la valorisation de l’égalité ou de la liberté) ? Peut-elle être simplement « formelle » ou doit-elle devenir « réelle » ?  
  4. De quelle liberté s’agit-il ? De la liberté collective ou de la liberté individuelle ? De la liberté dont dispose un peuple, une nation, une culture, une religion, etc. de décider de son destin (on parle alors de souveraineté). Ou uniquement de la liberté des individus membres de ces collectifs, et donc indépendants d’eux et ne leur devant rien ?
  5. Quant à l’égalité, revendiquée en principe prioritairement par la gauche, dans quelle mesure doit-elle devenir « réelle », « égalitariste » , ou, au contraire  rester symbolique, fonctionner comme un  idéal régulateur ? S’agit-il d’une égalité des semblables, auquel cas l’idéal d’égalité se marie avec celui de la solidarité (de la fraternité) ? Ou bien d’une égalité des différents, auquel cas l’idéal d’égalité se conjugue avec celui de la liberté. Dans la première version, l’égalité visée est celle des positions. Il s’agit de minimiser notamment les écarts de revenu ou de patrimoine. Dans le second, on ne vise que l’égalité des chances, sans contester la légitimité des écarts de richesse, de pouvoir ou de notoriété.

On pourrait, évidemment, complexifier ce tableau presque à l’infini. Par exemple en se demandant, avec l’économiste Amartya Sen : égalité de quoi ? Egalité des revenus ? des patrimoines ? de pouvoir ? de dignité ou de prestige ? des talents ? de croyances ? Egalité des pratiques sexuelles ? de beauté ? d’intelligence ? de capacités ? de perspectives d’avenir ?  Etc. Même chose pour la liberté. Mais telle quelle, cette liste des cinq tensions principales existant entre les pôles de l’idéal démocratique suffit à expliquer pourquoi celui-ci est soumis à un jeu de balancier permanent, d’un pôle à l’autre, et pourquoi en conséquence il est possible de se proclamer démocrate pour des raisons diamétralement opposées. C’est ce jeu de balancier, quand il s’accélère et s’amplifie, qui complique dangereusement l’idéal démocratique et le met en péril. C’est au nom de la démocratie qu’on en vient à la tuer.

Le totalitarisme classique

Il serait possible de caractériser avec assez de précision les différentes forces qui se sont opposées au nom de la démocratie en Europe ou aux Etats-Unis depuis le XVIIIème siècles, puis dans le monde entier, en montrant comment chacune, à un moment donné, a opéré un choix déterminé entre les diverses possibilités que je viens de lister sommairement, ou entre telles ou telles de leurs combinaisons possibles. Mais puisque, de toute évidence, nous sommes désormais entrés dans une période de montée aux extrêmes, ce qui doit nous intéresser au premier chef ce sont les mouvements de balancier les plus amples. Incontestablement, le plus considérable qu’a connu l’idéal démocratique – soit en son nom soit contre lui (ou les deux à la fois) -, a été représenté par l’avènement des régimes totalitaires au XXème siècle. En Russie, tout d’abord à la suite de la révolution d’octobre 1917, en Italie après la marche sur Rome de Mussolini et des chemises noires fascistes en 1922, en Allemagne avec l’accession de Hitler au pouvoir en 1933, puis, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, en Chine, au Vietnam, au Cambodge pendant quelques années de terreur absolue, et en Coré du Nord où le totalitarisme règne encore.

Ces régimes ont bien sûr été marqués par des différences notables. Certains sont même entrées en guerre l’un contre l’autre comme la Russie communiste et l’Allemagne nazie en 1942. Ils présentent cependant tout un ensemble de points communs qui les distinguent radicalement de tous les autres types de régimes politiques et de sociétés. Le premier est qu’à la différence des dictatures ou des régimes autocratiques qui se contentent d’incarcérer, de torturer ou de tuer leurs opposants, les régimes totalitaires massacrent des catégories entières de population qui ne les menacent a priori en rien : les juifs (ou les tziganes) dans le cas du nazisme, les paysans propriétaires (les koulaks), les restes de la bourgeoisie ou de l’intelligentsia et les cadres minoritaires du parti dans le cas de communisme soviétique ou chinois. Etc. Ces massacres ont fait des dizaines et des dizaines de millions de morts.

Le deuxième trait saillant du totalitarisme, comme le notait la philosophe Hannah Arendt, c’est que l’on y tue « au nom de la logique d’une idée », en fonction de la croyance en une forme ou une autre de savoir absolu. Ce savoir total et sans réplique, troisième trait marquant du totalitarisme, est énoncé par un dirigeant suprême censé constituer, l’unique source de savoir et de vérité, Lénine puis Staline en URSS, Mussolini en Italie, Hitler en Allemagne, Mao Tse Toung en Chine, Kim il Sung en Corée du Nord, etc.  Ce leader suprême, « l’égocrate » comme le nommait le philosophe Claude Lefort, fait l’objet d’un culte, quasi-religieux. En lui se conjoignent un savoir et un pouvoir absolus. Aucun enrichissement individuel n’est possible sans son aval. On assiste donc à un recouvrement presque parfait entre savoir, pouvoir et avoir, alors que le propre d’une démocratie, disons classique, est de viser à séparer les sphères d’activité, comme l’a puissamment montré le philosophe Michael Walzer.

Si nous revenons à notre caractérologie des tensions de l’idéal démocratique nous voyons bien comment les totalitarismes procèdent à des choix radicaux et extrêmes.  Le « peuple » dont procède la légitimité, celui au nom duquel on parle et on agit, y est particulièrement restreint, un peuple par soustraction. Il ne se compose qu’une fraction toujours plus réduite de la population d’un pays. Uniquement le prolétariat industriel dans le cas de la Russie soviétique (alors qu’il constituait moins de 10 % de la population en 1917). Ou plutôt son représentant auto-proclamé, le parti communiste. Ou bientôt, encore, la majorité du parti, puis le comité central, puis le bureau du parti, et, enfin, son secrétaire général, « le petit père des peuples », Joseph Staline. Même chose, trente ans plus tard, avec Mao Tse Toung. Dans le cas de l’Italie mussolinienne, le peuple, ce seront les vrais Italiens, organisés en « faisceaux » (d’où le nom fascisme), moins les juifs, les communistes et les socialistes. Dans celui de l’Allemagne nazie, de façon infiniment plus dramatique, ce seront les Allemands racialement purs, les Aryens, la race des seigneurs, dont seront activement et criminellement retranchés les juifs et les « dégénérés » (et les communistes et les socialistes). Le peuple n’existe plus que dans une parfaite identification à son représentant unique, le dirigeant suprême. Plus besoin, dès lors, de respecter aucune institution démocratique, ou alors seulement dans le semblant.

L’égalité, en régime totalitaire, n’est pas celle des semblables mais des interchangeables. Pour que la cause triomphe, autrement dit pour que triomphent le vrai, le beau, le bon et le juste, chacun doit pouvoir mourir en se sacrifiant à la place de ses égaux en croyance. Mais cette égalité, fondée sur une solidarité hyperbolique (celle qui va jusqu’à l’acceptation de mourir pour la cause), a pour bénéfice secondaire (ou premier) un sentiment de supériorité absolue sur tous ceux qui ne font pas partie du cercle des élus et qu’il sera loisible, le cas échéant, d’exterminer pour le plus grand bien supposé du vrai peuple.  Plus on se sera montré égal et solidaire, et plus il sera possible de monter dans la hiérarchie du parti et de bénéficier de privilèges réservés aux apparatchiks.  

Quant à la liberté, puisque la norme absolue est celle de l’égalité-interchangeabilité, solidaire et sacrificielle, il est clair qu’elle ne laisse aucune place à la liberté individuelle. Seule compte la liberté collective, celle du prolétariat, de l’Etat, du peuple, de la race ou de la nation.

Dans le cadre de ce que nous appellerons les totalitarismes classiques, le collectif est tout, l’individu n’est rien.

Le totalitarisme à l’envers (ou parcellitarisme)

Dans Extrême droite et autoritarisme partout j’ai essayé de montrer que le terreau sur lequel l’extrême droite et les autoritarismes prospèrent désormais, est celui de ce que j’ai appelé un totalitarisme à l‘envers (ou un parcellitarisme), autrement dit un type de société en tous points opposé aux totalitarismes classiques, mais tellement opposé qu’il en partage certains traits. A commencer par le démiurgisme, cette tentative de s’extirper de tout ancrage naturel pour faire advenir un type d’humanité radicalement nouveau. Mais là où les totalitarismes classiques misaient sur une « morale » politique pour faire naître un homme nouveau, le totalitarisme à l’envers confie cette mission aux technosciences, et plus particulièrement désormais, à l’Intelligence artificielle.

Pourquoi parler de totalitarisme à l’envers ou de parcellitarisme ? Parce que nous voyons bien que de plus en plus, depuis une cinquantaine d’années, les sociétés contemporaines sont soumises à l’emprise des marchés financiers et à la légitimation que leur apporte l’idéologie néolibérale. Mais ce que nous ne percevons pas assez nettement c’est que cette hégémonie mondiale d’un capitalisme rentier et spéculatif fait naître un type de société tout aussi singulier, proprement inouï, que l’ont été les sociétés totalitaires du XXè siècle. Essayons d’en dégager les traits principaux au regard de ces dernières.

Celles-ci prétendaient parler et agir au nom d’une fraction de peuple, la fraction parfaitement pure, une fraction toujours plus pure parce que constamment épurée. Dans la société parcellitaire, c’est son avantage, nul besoin de liquider ceux qui ne font pas partie du peuple pur puisque l’idée même de peuple cesse de faire sens. Dans les totalitarismes classiques, disions-nous, le collectif est tout, l’individu n’est rien. Dans le totalitarisme à l’envers, l’individu est tout, les collectifs ne sont rien. Tout ce qui est de l’ordre du commun ne saurait avoir d’existence que précaire et constamment révocable. Pour cette même raison il ne peut pas exister de grand savoir en surplomb qui dise à tous le sens de leur existence, et moins encore de guide suprême censé le détenir et habilité à le délivrer. Il ne subsiste plus que des parcelles de savoir, des savoirs experts. Les dirigeants politiques eux-mêmes ne se prévalent que de leur expertise, à moins qu’ils ne mettent en avant leur haine du savoir et des intellectuels. S’amorce alors ce que l’essayiste Christian Salmon s’inspirant de Michel Foucault a appelé la tyrannie des bouffons, la victoire de la dérision. On voit bien pourtant se profiler à nouveau un Grand Savoir, celui dont nous attendrons une fois encore qu’il nous dise avec certitude ce qui est bien, bon, beau, juste et vrai. Il s’agit du grand savoir des algorithmes et de l’intelligence artificielle dont Chatgpt nous a donné déjà un avant-goût. Notons toutefois une différence cruciale. La grand savoir totalitaire classique se voulait radicalement synthétique. L’intelligence artificielle, elle, intégralement analytique, ne fait qu’assembler des connaissances éparses.

La société parcellitaire peut donner l’impression de réaliser enfin la promesse démocratique tant dans son rapport à l‘égalité qu’à la liberté. C’est ce qui fait sa force. Comme les totalitarismes classiques, elle s’en prend à toutes les valeurs établies, à toutes les notabilités, à toutes les éminences et à toutes les dominations instituées. A celles des colonisateurs et des racistes, à celles de hommes et du patriarcat, à l’hégémonie de l’hétérosexualité, etc. L’égalité semble donc enfin triompher. Mais ce triomphe est des plus ambigus. Parce qu’elle s’adosse au capitalisme financier et spéculatif, au règne absolu du Marché, l‘égalité promue par la société parcellitaire est d’abord celle des consommateurs, de ceux qui ont les moyens de payer. Ne remettant nullement en cause, au contraire, les inégalités de position (de revenu ou de patrimoine) elle se contente de réclamer l’égalité des chances, la possibilité pour chacun d’accéder à une position élevée, tant en termes de richesse que de visibilité. Mais plus l’inégalité des positions s’accentue – et l’on sait qu’elle atteint un niveau extravagant (qui fait qu’une trentaine d’hyper-riches possède autant à elle seule que la moitie la plus pauvre de l’humanité, autant que quatre milliards d’individus) -, et plus l’égalité des chances devient radicalement illusoire. La revendication de l‘égalité des chances fonctionne alors comme un carburant qui alimente l’explosion des inégalités de position (ce qui rend l’égalité des chances de plus en plus illusoire..

La même chose mutatis mutandis est également en partie vraie de la quête des libertés. L’égalité des semblables s’étant muée en égalité des différents, chacun voit poindre la possibilité de son émancipation individuelle par la reconnaissance de sa singularité. Là encore, la société parcellitaire donne le sentiment de satisfaire enfin la quête d’émancipation, celle des subordonnés et des dominés, celle des femmes, celles des racisés et des colonisées, etc. Mais plus l’émancipation progresse, et elle a avancé en effet dans des proportions qu’il serait malvenu de ne pas reconnaître, et plus son achèvement se révèle complexe et fragile. Le combat politique en démocratie classique opposait au premier chef la droite et la gauche sur les inégalités de position. Le conflit droite/gauche était censé résumer et subsumer tous les autres conflits. Ceux-ci ont désormais pris leur autonomie, voire leur indépendance, alimentant une lutte pour la reconnaissance qui vient se superposer aux luttes de redistribution et en partie les masquer et les affaiblir. On assiste ainsi à ce que qu’on pourrait qualifier de parcellisation du processus d’émancipation et des luttes pour la reconnaissance. Un seul exemple : la Halde (la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l‘égalité) retenait en 2004, au moment de sa création, cinq critères de discrimination (la « race », le sexe, la sexualité, les handicaps, les opinions politiques ou religieuses). Le Défenseur des droits qui lui a succédé, en reconnaît désormais une trentaine. On ne compte plus les variantes de féminisme ou de décolonialisme, souvent en guerre les unes contre les autres. Ce qui les fragilise et alimente des retours de manivelle de plus en plus violents dont l‘extrême droite ou l’autoritarisme font leur miel. Cette guerre des émancipations est en affinité élective avec le nouvel esprit du capitalisme financier, néolibéral, dont la règle d’or est la concurrence de tous contre tous via une sorte de benchmarking généralisé à travers lequel chacun s’empresse de manifester et d’affirmer sa valeur. De se montrer le plus émancipé.

Le terreau paradoxal de l’extrême droite

L’extrême droite et l‘autoritarisme sont protéiformes. Ils ont en commun la désignation de boucs émissaires, la haine des étrangers, des intellectuels et des SJW (social justice workers). Mais sur ce fond commun on trouvera à peu près toutes les variantes possibles : pro ou anti-marché, pro ou anti Etat, pro ou anti homosexualité, etc. La raison en est qu’ils savent mettre au profit de leur haine de l’étranger et de la pensée à peu près toutes les possibilités refoulées par la société parcellitaire : l’idée même de peuple ou de nation et les appartenances collectives ; l’égalité des positions (même si l’extrême droite est foncièrement inégalitaire), l’image d’une liberté collective, autrement dit de la possibilité pour ces collectifs d’être maîtres de leur de leur destin. Les totalitarismes classiques avaient exacerbé l’idéal d’un peuple pur, celui de l’égalité solidaire au sein du peuple choisi au détriment de l’égalité des chances, et celui de la liberté collective au détriment de toute liberté individuelle. La victoire des démocraties parlementaires en 1945 a permis de rétablir un certain équilibre entre peuple et individus, entre égalité des semblables et égalité des différents, entre liberté collective et liberté individuelle. Mais cet équilibre n’a été obtenu que sur fond d’occultation de tout un ensemble de dominations non dites ou minorées : celle des hommes sur les femmes, celles de l’Occident sur le reste du monde, celle de l’hétérosexualité sur les autres formes de sexualité, celle des incestueux ou des pédophiles sur leurs victimes, etc. La société parcellitaire aura été le théâtre de l’émancipation partielle de toutes ces dominations. Elle les a rendues possibles. Le problème, on l‘a vu, c’est que en se fragmentant, en se parcellisant à l‘extrême, ces émancipations en sont venues à se concurrencer et à se fragiliser. Se développant au même pas que l’hégémonie du capitalisme spéculatif et de l’idéologie néolibérale sur nos modes de vie, en partie grâce à elle, elles ont ainsi contribué à la renforcer. En en poussant le balancier aussi loin que les totalitarismes classiques mais en direction des pôles opposés de l’idéal démocratique la société parcellitaire dissout le peuple dans la multitude des individus, elle substitue à l’égalité des semblables l’égalité des différents, à l’égalité des positions l’égalité des chances, elle promeut une liberté individuelle exacerbée au détriment de toute forme de liberté collective. Elle laisse ainsi à l‘extrême droite et à toute forme d‘autoritarisme le champ libre pour se présenter face aux insuffisances de la gauche comme la championne d’une réhabilitation des pôles refoulés. Mais cette réhabilitation, largement fictive et en trompe l’œil, ne peut s’opérer que de façon hautement paradoxale puisque par nature, l’extrême droite ne sait aller, elle aussi, que …vers les extrêmes. Relevons cinq des paradoxes qui accompagnent la montée de l’extrême droite et l‘expliquent en partie.  

1. Parce qu’il détruit les solidarités et tout ce qui est de l’ordre du commun (et parce que le vide ainsi ouvert est insupportable), le néolibéralisme parcellitaire, crée un appel d’air au refuge dans des communautés plus ou moins fantasmées et, en dernière instance, dans un nationalisme largement xénophobe et raciste. Le premier paradoxe est que c’est dans l‘espoir de trouver refuge contre les effets du néolibéralisme qu’on vote pour des leaders nationalistes-racistes qui se présentent comme les champions d’un commun révolu mais qui sont aussi de fervents champions du néolibéralisme, comme par exemple Donald Trump, Jair Bolsonaro ou Recep Erdogan à sa manière.

2. Corollaire a. Une partie du vote pour l’extrême droite s’explique par la dégradation des conditions de vie des couches les plus démunies. Parce qu’ils favorisent le déploiement d’un capitalisme rentier et spéculatif les leaders d’extrême droite contribuent à leur appauvrissement. Les couches populaires, mais pas seulement elles, votent pourtant pour eux parce qu’ils donnent à croire qu’il est possible de s’enrichir à leur image. Malgré leur corruption ou à cause d’elle. En votant pour eux on espère gagner à son tour, comme si on achetait des billets de loto ou de loterie.

3. Corollaire b. L’hégémonie exercée par le capitalisme financier néolibéral entraîne une dégradation des conditions de vie matérielles et symboliques de toutes les couches sociales qui ne profitent pas directement ou indirectement de la mondialisation. Toutes celles-là s’appauvrissent ou se prolétarisent[3]. Elles vivent dans la hantise de tomber dans la catégorie inférieure, et, pour les plus pauvres, dans celle des immigrés ou des assistés. On vote donc pour ceux qui désignent ces derniers comme des boucs-émissaires, même s’ils ouvrent la voie à un renforcement de la dynamique néolibérale qui est à l’origine de la dégradation des conditions de vie matérielles et symboliques du plus grand nombre. 

4. Le quatrième paradoxe est que c’est sur la base d’un refus croissant de toutes les autorités instituées qu’on aspire à porter au pouvoir un leader autoritaire. On lui demande à la fois de remédier au chaos induit par la perte de ces autorités, et, en même temps, d’incarner une autorité intraitable. Plus précisément, le meneur d’extrême droite a pour mission aux yeux de ses électeurs d’être le garant de l’autorité tout en se faisant le représentant de la contestation de toutes les autorités, de tous les savoirs, et de tous ceux qui les incarnent. Ici aussi, on retrouve un trait commun avec le totalitarisme classique à cela près que le leader totalitaire incarnait un grand savoir en surplomb, un savoir absolu se voulant absolument et dramatiquement sérieux, alors que le meneur d’extrême droite actuel se revendique souvent d’un non savoir et de la lutte contre tous les sachants. Il ne déteste pas jouer les bouffons. Il lui incombe de faire rire pour lever toutes les censures morales tout en se réclamant de la morale ou de la religion.

5. Le cinquième paradoxe (là aussi comme dans le totalitarisme) est que le mouvement autoritaire d’extrême droite est mû par une haine des institutions démocratiques alimentée par la revendication d’une démocratie plus pure et directe. Une démocratie qui entend ignorer tout intermédiaire et toute médiation pour mieux permettre l’identification amoureuse avec le leader. C’est au nom de la démocratie qu’on tend à la détruire[4]. On l’aime tellement qu’on la tue.

Et pourquoi pas la gauche ?

Evidemment, la question qui se pose est celle de savoir pourquoi la gauche s’est montrée largement incapable de reprendre le flambeau de l’idéal démocratique, laissant ainsi la porte grande ouverte à l’extrême droite. Même s’il lui arrive encore de gagner des élections, disons au minimum qu’elle ne fait plus rêver.  On n’attend plus d’elle qu’elle nous explique où en est l’histoire de l’humanité et vers quel avenir elle pourrait ou devrait s’orienter. Au mieux, on espère qu’elle puisse apporter quelques remèdes partiels à tel ou tel dysfonctionnement. Il est vrai que la droite classique (ou le centre droit) n’est guère mieux lotie, raison pour laquelle elle cherche sa survie dans un emprunt aux thématiques d’extrême droite ou dans une alliance avec elle. Ni la droite ni la gauche classique n’apparaissent en mesure d’apporter des réponses aux trois paniques que la domination du capitalisme spéculatif néolibéral fait planer sur le monde : la panique économique, la panique écologique et la panique identitaire[5]. La panique économique est celle qui résulte de la dégradation des conditions de vie matérielles. Comment pourrait-il en être autrement avec les milliers de milliards d’euros ou de dollars qui transitent par les paradis fiscaux et avec la réduction drastique de l’imposition des plus aisés ? Face à la panique écologique, la droite et la gauche classiques qui ont longtemps misé sur une croissance ininterrompue pour porter remède à tous les maux et tous les conflits sociaux, ne savent plus guère quoi dire. D’autant moins qu’elles n’y ont pas vraiment renoncé. Quant aux paniques identitaires, celles qui résultent de la dissolution de toutes les identités (et de toutes les dominations) héritées, ni la droite la gauche ne savent y apporter le moindre élément de réponse. Et la gauche encore moins parce qu’elle a presque toujours cru que les questions identitaires obéissaient en « en dernière instance » à un déterminisme économique.  C’est cette impuissance qui ouvre un boulevard à l’extrême droite et à l’autoritarisme. À la panique économique l’extrême droite apporte la réponse paradoxale que l’on a vue. En un mot : faites comme moi, enrichissez-vous. A la panique écologique elle répond par le déni. A la panique identitaire, elle apporte au moins un semblant de réponse : retrouvons, restaurons les identités perdues. Du coup, elle parvient à jouer le rôle d’une gauche par défaut[6].

La raison principale de l’échec de la gauche à renouveler l’idéal démocratique tient à son incapacité à s’opposer à l’hégémonie du capitalisme néolibéral. En principe, comme l‘avait parfaitement montré le philosophe italien Norberto Bobbio, ce qui caractérise la gauche c’est sa sensibilité à la lutte contre les inégalités[7]. Or, depuis une cinquantaine d’années, elle s’est montrée totalement impuissante face à l’explosion mondiale des inégalités, quand elle ne l’a pas accompagnée. A sa décharge, il convient de rappeler qu’elle n’était pas de taille. La gauche joue à l’échelle des pays, le capitalisme spéculatif à celle de la planète. C’est lui qui incarne la nouvelle raison du monde. Tout manquement aux règles du Marché risque d’entraîner un reflux des capitaux, une cessation des prêts qui rendront immédiatement impossible de payer les fonctionnaires ou les retraites. La gauche s’est donc dit qu’il fallait bien s’accommoder de plus fort que soi et jouer son jeu. Le cas de Syriza en Grèce est exemplaire. Incapable de résister aux diktats de la Commission européenne poussée par l‘Allemagne, ce parti bien ancré à gauche a perdu toute crédibilité auprès de ses électeurs et il est maintenant dirigé par un ancien de Goldman Sachs. Au Portugal, pourtant, l’union des forces de gauche a montré qu’il était possible de ruser avec les règles imposées pour obtenir une véritable amélioration de la situation économique (et sociale). Mais une telle union ne peut être que précaire comme l’atteste en France l’explosion de la NUPES. Pourquoi ?

Les militants ou les sympathisants de gauche déplorent le rôle des querelles de personnes et des logiques d’appareil. Au narcissisme de la petite différence individuelle s’ajoute celui des organisations qui prétendent chacune être la seule à proposer la bonne analyse et les bonnes solutions. Et, bien sûr, ce facteur (le PFH, le putain de facteur humain comme disent les Québécois) joue un rôle non négligeable. Mais il ne prend une place prépondérante que parce que des causes plus profondes et puissantes de l’éclatement de la gauche ne sont pas bien vues et comprises. La raison la plus immédiatement visible de la difficulté de la gauche (et, au-delà, des forces humanistes) à s’unir est son incapacité à répondre de manière plausible aux trois paniques évoquées ci-dessus à la fois, la panique économique, la panique écologique et la panique identitaire. Très schématiquement, le Parti socialiste était supposé pouvoir répondre à la panique économique, les Verts à la panique écologique, tandis que la gauche de gauche, la France insoumise, plus que ses deux autres rivaux, entend être présente sur tous ces fronts (avec ses centaines de propositions). Le parti socialiste ayant fait voir qu’il était dans l’incapacité de s’opposer sérieusement aux normes financières (que, non, son ennemi n‘était pas la finance, et qu‘il ne savait en tout cas pas comment lutter contre lui) et de reconquérir le suffrage des classes populaires, s’est reconverti, comme l’y avait exhorté la Fondation Terra Nova, dans la défense des causes « sociétales », les droits LGBTQIA+, le féminisme, l’anti-racisme, etc. Même choix chez les Verts qui ont perdu le monopole de la défense de l’environnement. Le problème, on l’a vu, c’est que le pullulement et la parcellisation des luttes sociétales les rend peu à peu contreproductives, à la fois parce qu’elles s‘opposent entre elles et parce que, menaçant les identités collectives héritées de la majorité de la population, elles suscitent chez elle un sentiment de rejet et un retour de manivelle[8]. Ce qu’a bien senti le Parti communiste qui se présente comme le défenseur de la bonne bouffe, bien française, contre la dénonciation du machisme du barbecue par la députée verte Sandrine Rousseau. Après avoir été longtemps tentée de jouer elle aussi la carte de la France républicaine, la France insoumise a finalement opéré des choix qui rendent plus que problématique (outre le caractère volcanique de son leader) le maintien de son alliance avec ses partenaires de gauche. Son soutien mi-implicite mi-explicite aux héritiers du totalitarisme communiste, Russie, Chine ou Venezuela, a été mis un temps sous le boisseau. En revanche son refus de condamner les exactions atroces du Hamas par peur de perdre les suffrages de l’immigration maghrébine le place dans la position délicate d’apparaître comme un soutien de la dernière forme historique du totalitarisme classique, celle que tente d’imposer l’islamisme radical. Mais c’est la gauche dans son ensemble qui est également mal à l’aise sur ce point par peur légitime d’alimenter des pulsions xénophobes et racistes. Mal à l‘aise également parce qu’elle ne sait pas définir une politique de l’immigration. En faut-il un peu, beaucoup, presque pas ? 

Conclusion

Ces quelques observations permettent, je crois, de mesurer l’ampleur des problèmes que nous avons à affronter. Les conceptions classiques de la démocratie et du conflit politique sont mises à mal par l’accélération constante de l’histoire, par sa mondialisation et par l’irruption du réchauffement climatique et des problèmes environnementaux. Nous ne parviendrons pas (la gauche ne parviendra pas si c’est à elle qu’il revient encore de porter l’espoir d’un monde meilleur), à relever les défis actuels si nous ne comprenons pas ce qui s’est joué avec les totalitarismes classiques, et ce qui est en jeu aujourd’hui à la fois avec le totalitarisme à l’envers et avec le totalitarisme islamiste, toutes ces perversions de l’idéal démocratique. Disons-le encore autrement. L’Occident connaît désormais à l’échelle mondiale à la fois une énorme perte de puissance et d’influence. Tous les peuples autrefois dominés, colonisés ou exploités redressent la tête. Et c’est tant mieux. Tant mieux, sauf que cette émancipation s’opère au profit de régimes dictatoriaux et en opposition aux idéaux humanistes et démocratiques.

Ces constats amènent à trois conclusions. La première est qu’il nous faut de toute urgence redéfinir la norme démocratique en tenant compte de sa complication intrinsèque et des leçons de l’histoire, de manière à éviter qu’elle ne bascule sans cesse d’un extrême à l’autre jusqu‘à s’autodétruire. La seconde – c’est la leçon à retirer de la prise en compte des pulsions totalitaires-, est que le véritable moteur du conflit entre les humains n’est pas tant l’intérêt économique que la recherche d’une reconnaissance. Les individus, les peuples, les cultures etc. désirent voir leur valeur reconnue. On ne redéfinira pas la norme démocratique à une échelle désormais mondiale sans prendre ce fait premier en considération. La troisième conclusion est que c’est pourtant la raison (ou la déraison) économique et financière qui régit notre monde actuel. Les totalitarismes donnaient tout le pouvoir à l’Etat. Il appartient désormais aux marchés financiers. C’est cette hégémonie financière qui surdétermine à la fois les crises écologiques, la formation d’un totalitarisme à l’envers, la montée planétaire de l‘extrême droite et l’expansion d’un totalitarisme islamique. Le premier combat à mener, le plus urgent, est donc celui contre le capitalisme rentier et spéculatif et contre l’idéologie néolibérale. Il doit s’attaquer en priorité aux paradis fiscaux qui sont à la fois l’outil privilégié tant des hyper-riches que du crime organisé et des dictatures[9]. Les jeunes ont raison de se mobiliser et de manifester pour s’opposer à l’inaction des Etats face au réchauffement climatique. Ils auraient encore davantage raison de le faire pour dénoncer l’existence même des paradis fiscaux qui constituent le cœur, l’épicentre du système global.


[1] Je tente de donner ici une version à la fois condensée, systématisée et affinée d’analyses présentées in A. Caillé, Extrême droite et autoritarisme partout, pourquoi ? La démocratie au risque de ses contradictions, Le Bord de l’eau, 2023. Cet article a été publié sous une forme un peu plus ramassée sur AOC  le 24 novembre 2023.

[2] Elle est résistible disait Bertolt Brecht parlant de l’ascension d’Arturo Ui

[3] Un article publié dans Le Monde des 26 et 27 novembre 29023, intitulé « Classes moyennes : le grand déclassement », nous apprend que « la proportion des Français composant la classe moyenne « inférieure » a progressé de 9 points depuis 2010 », et que la classe moyenne « véritable » (selon l’INSEE) régresse d’autant.

[4] Sixième paradoxe, le vote en faveur de l’extrême droite devient potentiellement majoritaire en France alors que la société française dans son ensemble est de plus en plus tolérante, ouverte à l’accueil des immigrés et anti-raciste. Ce paradoxe s’explique largement par le fait que les plus tolérants et pluralistes sont ceux qui votent le moins.

[5] Auxquelles on pourrait ou il faudra sans doute bientôt ajouter la panique numérique, la peur de voir les humains en tous points supplantés par des robots et des algorithmes

[6] Aux trois paniques mentionnées ici, la panique économique, la panique écologique et la panique identitaire, il va falloir très prochainement ajouter la panique numérique et informationnelle, celle que ne pourront manquer de susciter les progrès foudroyants de l’IA.

[7] Pour l’historien anglais David Caute, au contraire, le marqueur constant de la gauche c’est la revendication de la souveraineté populaire…thématique bien reprise par l’extrême droite.

[8] On ne peut pas espérer remporter des élections en se présentant comme les porte-parole des minorités, en brandissant en somme le slogan : « Tous minoritaires ».

[9] L’Observatoire européen de la fiscalité, dirigé par Gabriel Zucman a établi que pour la seule année 2022, mille milliards de dollars des profits des grandes entreprises de la planète ont été transférés dans des paradis fiscaux. Ceux-ci hébergent une richesse évaluée à 12 000 milliards de dollars. Le rapport de cet Observatoire montre par ailleurs que les milliardaires ne paient quasiment pas d’impôts – 0 % à 0,5 % – sur leur patrimoine. Ce, grâce aux diverses techniques d’optimisation permettant d’éviter que les revenus qu’ils génèrent, comme les dividendes, ne soient imposables. Tous impôts confondus, ils sont donc moins imposés que les classes moyennes. Taxer 2 % de la richesse des 2 756 milliardaires de la planète (dont 75 en France), dont la fortune totale culmine à 13 000 milliards de dollars, rapporterait 250 milliards d’euros, estiment les économistes. Ce serait un progrès, mais très insuffisant. Il nous faut retrouver à l’échelle mondiale les taux d’imposition sur les plus hauts revenus que les Etats-Unis ont connus depuis la Seconde guerre mondiale jusque dans les années 1970.

2 Replies to “Ascension de l’extrême droite, déclin de la gauche : la complication démocratique”

  1. Puis-je ajouter à l’analyse magnifiquement lucide, enthousiasmante d’Alain Caillé deux choses?
    1. La conception patriarcale de l’organisation sociétale doit être remise en cause même si les spécialisations peuvent être bénéfiques (si contrôlées)
    2.La temporalité et le mauvais rapport à l’espace (tactiques contre stratégie, court-termisme et goinfreries…) expliquent aussi beaucoup de dérives.

    Précision: je suis vieux (né en 1937), retraité du journalisme professionnel, écrivain, peintre et navigateur à la voile amateur.

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