Quelles racines pour le convivialisme ?

Les mots nous trompent mais comment s’en passer ? Vieux de deux siècles, le mot socialisme est aussi pollué qu’un vieux torchon mais en avons-nous d’autres à notre disposition pour désigner l’indispensable antithèse à l’ultra-libéralisme ? Apparu il y a quelques années à peine, sous le nom de convivialisme, notre jeune mouvement s’efforce de repenser cette alternative à nouveaux frais, c’est-à-dire en tenant compte des errements catastrophiques du XX° siècle et en voulant répondre aux défis du nouveau millénaire. La racine VIE offre l’avantage d’ouvrir sur le monde naturel autant que sur le monde social. On est tenté par la locution socialisme convivialiste.

Tout est donc dans la définition. Si on utilise encore le vocable socialisme, c’est en renvoyant à son acception républicaine du XIX° siècle qui disait à la fois beaucoup moins et beaucoup plus que depuis la Deuxième Internationale. Pour commencer avec cette formule, le socialisme au meilleur sens du terme, à la suite de penseurs comme Pierre Leroux et Charles Péguy, réintègre les bêtes, les plantes et les morts dans la cité des hommes car les bêtes, les plantes et les morts sont notre nourriture.

Or l’humanité est en train de couper les racines qui la nourrissent. Cela doit s’entendre au sens moral autant qu’au sens biologique. On passera sur les bêtes et les plantes, d’une importance trop évidente pour nous. On affirmera surtout la conviction ou plutôt l’évidence que les révolutions écologique, politique et économique, si urgentes soient-elles, ou plutôt parce qu’elles sont urgentes, ne peuvent advenir sans être précédées par une révolution de la volonté, une révolution des esprits, une révolution des cœurs. S’ils doivent être sauvés, les hommes ne le seront qu’en abaissant le niveau des rivalités et en élevant le niveau des solidarités, ce qui nous oriente vers l’éducation de la sensibilité.

On rappellera maintenant une autre évidence : il n’existe pas de fraternité sans paternité. C’est ainsi que l’entendaient toutes les civilisations, sauf la nôtre : la fidélité envers les ancêtres constituait le pilier central. Le monde moderne, c’est sa définition, a tronçonné ce pilier. Non sans raisons car il est bien vrai que l’ordre ancien était un ordre hiérarchique injuste. Mais on ne prit pas garde que ce pilier était un arbre vivant qui fournissait ombrage, nourriture et vêtement.

Nous voici à poil ! Aussi à poil que des orphelins. Nous sommes pourtant de mauvais héritiers plus que des orphelins. Ce n’est qu’en se ressouvenant de leurs pères, comme Achille au dernier chant de l’Iliade, que les hommes ont chance de mettre un peu plus de fraternité et un peu moins de rivalité et d’hubris dans leurs relations. Mais quelle fraternité au juste ? Nous en avons précisément deux, de fraternités, qui d’ailleurs n’en font qu’une, vu que l’une est sortie de l’autre : la fraternité républicaine et la fraternité chrétienne. Il est, bien sûr, d’autres fraternités de par le monde, les fraternités musulmanes, par exemple. Or la tradition chrétienne et la tradition républicaine sont de plus en plus désertées dans notre pays, pour ne parler que de lui. Elles ont commis trop de péchés, comme l’Inquisition pour la première, le colonialisme pour la seconde ! Alors, oui, déconstruisons, désossons, purgeons à fond. Mais une fois atteint le ground zero, ne restera-t-il rien de 2000 et 3000 ans d’histoire ?

Il restera Bouddha, destructeur des castes, qui influença tant les Grecs et le christianisme, Homère et Eschyle poètes de la supplication et de la pitié, les prophètes hébreux, Socrate défenseur de la vérité et de la justice, Jésus et les Béatitudes, La Femme adultère, Le Fils prodigue, Les ouvriers de la onzième heure, etc., Virgile et la solidarité des générations. Il restera Saint François et les oiseaux, Jeanne d’Arc qui inventa le patriotisme, tous les grands hérétiques comme Jean Huss et Luther, Rabelais et Montaigne, le Corneille du Cid et le Pascal des Trois ordres. Il restera Rousseau, docteur de l’égalité, inventeur de la décroissance, le Robespierre de la Déclaration des Droits de 1793, Pierre Leroux penseur de l’humanité, inventeur du socialisme républicain, les premières associations ouvrières et les quarante-huitards qui ont jeté les bases de la Sécurité Sociale et de la législation du travail. Il resterales grands romantiques et leur cri de douleur devant le monde moderne, lepremier Proudhon critique du jacobinisme, Michelet et la danse galvanique des morts, Baudelaire et son admirable Cygne, le Hugo des Châtiments, des Misérables et des Soldats de l’an II. Il restera le premier Jaurès et le socialisme comme religion, Péguy et la mystique dreyfusarde, Marcel Mauss qui a donné la définition du lien pacifique. Il restera Proust dans sa critique du monde et sa recherche de simplicité, Bernanos anticatholique et antifasciste, Simone Weil qui allait tellement au fond des choses, de Gaulle, Camus, Giono avec son anarchisme et son paganisme panique, le Lévi-Strauss de Tristes Tropiques. À chacun de rajouter ses saints.

Cette liste mêle volontairement les héros de l’action, de la religion, de la littérature et de la philosophie. La manie de la spécialisation, sans doute aussi une mauvaise interprétation de la laïcité, cassent les perspectives. Membra manent disjecta. Pour discutable qu’elle soit, cette liste cache un précieux oxymore, celui de tradition révolutionnaire. Absurde contradiction, crieront ceux qui croient que tout commence un beau matin, celui d’un certain 14 juillet, d’un certain jour d’octobre ou de certains mois de mai, alors que le rythme de l’histoire est plutôt organique et bergsonien. S’il nous faut un levier pour soulever le présent, quelle folie de dédaigner les trésors sur lesquels appuyer ce levier ! Et s’ils s’échelonnent sur 27 siècles, ce qui leur donne bien le droit de s’appeler une tradition, ces noms propres ont conservé une fraîcheur intacte, qui leur fait bien mériter l’épithète de révolutionnaires, en contraste avec la mine fanée de tant de modernes. Une tradition révolutionnaire, donc. 

Le socialisme convivialiste rapatrie donc dans la cité humaine les bêtes, les plantes et les morts. Pas seulement les grands morts, mais tout le peuple en commençant par les damnés de la terre et du ciel. Plus d’enfer dans notre théologie ! Non seulement les grands morts qui viennent d’être cités ont tous pris le parti du peuple, mais c’est dans le peuple qu’ils ont pris leur inspiration. Où l’auraient-ils prise ? Certainement pas chez les nantis ni dans leur petit ego.

Autant que la philosophie et la théologie, les lettres ont un rôle essentiel à jouer dans la cité convivialiste. La plus glaciale scientificité préside aujourd’hui à leur enseignement dans les Universités. Il n’en reste que des bribes dans le Secondaire. Dans les deux cas, on fait du coup par coup, sans vue d’ensemble, sans projet, sans perspective historique depuis que l’historicité a été refoulée par le structuralisme, sans charité, dirait Péguy. La question des valeurs est convoquée sur deux thèmes, le féminisme et le postcolonial : ce n’est pas assez. La question principale : quid juris ? est étouffée sous une prétention de technicité et de scientificité qui laisse inactif le muscle qu’il faudrait entraîner, l’intelligence du cœur. Dans la quête de paternité indispensable pour que la jeunesse puisse fraterniser en tant qu’héritière d’une tradition nourricière, les lettres ont une place irremplaçable à jouer parce qu’elles appartiennent à l’ordre du sensible plutôt que du théorique, en raison de leur aspect dialogique plutôt que dogmatique, parce qu’elles contiennent des récits inscrits dans la temporalité et que la vie est processus. 

Le convivialisme n’est donc pas à inscrire seulement sur l’axe horizontal des abscisses. Il lui faut aussi une ordonnée, une chaîne, une verticalité. L’axe horizontal est celui où se joue la balance de la rivalité ou de la solidarité. Mais de quel côté penchera la balance ? Comment influencer la délibération du côté de la solidarité ? Il y faut le poids et le prestige d’une filiation, d’une tradition, de notre patrimoine. On ne parlera peut-être pas de points sublimes car la culture occidentale en a sans doute abusé avec ses philosophies platoniciennes et ses théologies augustiniennes. On privilégiera plutôt une démarche descendante sous l’image de la racine, plus humble, plus profonde, plus populaire et plus écologique.

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