Pandémie et mondialisation

Reprise d’un article publié sur le site Cerises, la coopérative

Une pandémie est par définition une question mondiale, une question globale. Cette pandémie n’est pas la première, y compris dans la période récente. Comment expliquer, alors même que le nombre de décès est relativement faible par rapport aux autres causes de la mortalité des sociétés, l’effet de stupeur qu’elle provoque et qui se traduit par un fait à peine croyable : la moitié de la population mondiale est confiné et toutes les activités habituelles sont suspendues, en attente indéterminée.

Certes les épidémies bouleversent les situations, elles rappellent la fragilité de la condition humaine dans son rapport à la mort. Cette pandémie a joué un rôle de révélateur par rapport à la situation du monde ; par rapport à la fragilité du système mondial, à la logique économique, sociale et politique dominante, à la fragilité des systèmes de santé, à l’impréparation des gouvernants, à la profondeur d’une véritable crise de civilisation. Elle constitue une rupture épistémologique dans la connaissance du monde et la manière de le penser.

Quelques premières leçons

La situation a révélé la nature du système économique et social dominant et sa fragilité. La mondialisation des activités productives organisée par le capital financier a démontré l’épuisement du néolibéralisme et les limites du capitalisme. La fragilisation des systèmes de santé a mis en lumière les conséquences de la marchandisation, de la privatisation et de la financiarisation des services publics comme de toutes les activités. Le confinement a démontré que les inégalités de territoire commencent avec le logement et les terres agricoles.

A partir du climat, de la biodiversité, de la coexistence des espèces, la Nature reprend ses droits et rappelle au vivant qu’elle ne peut être oubliée, méprisée, humiliée. La rupture écologique impose une conception radicalement nouvelle de la transformation de chaque société et du monde.

La géopolitique est en plein bouleversement. La pandémie, question mondiale, a été traitée par chaque État de manière nationale, souvent nationaliste. Les institutions internationales ont été détruites et sont absentes. Les multinationales contrôlent le travail et chaque société à partir de leur contrôle du système international. L’impérialisme occidental conserve toujours sa supériorité militaire ; mais la capacité de penser le monde semble s’être déplacée vers l’Asie. Cette évolution traduit un processus qui prolonge la décolonisation et qui s’apparente à la fin d’une civilisation.


ENCADRE : L’hypothèse d’un déplacement du « centre du monde »

Kyle Harper a publié en 2019 « Comment l’empire romain s’est effondré » (La Découverte, version française de son livre paru en 2017, The Fate of Rome). Il y rappelle le rôle des épidémies, la peste, et du climat, les éruptions volcaniques, dans la crise du IIIe siècle, la première chute de l’empire romain. Il indique que ce ne sont pas ces événements qui sont la cause de cette crise, même si ils ont contribué à la précipiter. Ils ont surtout révélé les causes structurelles, économiques et géopolitiques qui minaient l’empire romain et ont démontré sa perte de résilience.

Je pense que l’exacerbation des contradictions écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques renforce l’hypothèse d’une crise de civilisation. Ce que révèle la pandémie du coronavirus covid-19, c’est la faible résilience du système international, particulièrement occidental, à un événement imprévu de grande ampleur. Le système occidental (États-Unis et Europe) est toujours dominant du point de vue militaire, mais il a perdu une capacité à penser le monde. Cette capacité semble s’être déplacée vers l’Asie ; la manière dont plusieurs pays et pas seulement la Chine, mais aussi la Corée du Sud, Taïwan, Singapour, Hong Kong, le Vietnam ont répondu à la situation montre une évolution majeure.

En évoquant ce déplacement du centre du monde vers le Pacifique, qu’avait pressenti Fernand Braudel, je ne parle pas d’une avancée civilisationnelle, d’un nouveau modèle, mais d’un nouvel équilibre géopolitique laissant plus de place à une multipolarité. Ce n’est pas un recul du néolibéralisme, la Chine et la Russie ayant adopté, comme tous les autres, ce cadre politique et même civilisationnel. Par contre la pandémie porte une remise en cause du néolibéralisme en mettant en lumière les conséquences de cette organisation du monde.

La question de la démocratie, des régimes autoritaires et des dictatures est évidemment posée. je ne pense pas que la manière de répondre à la pandémie se réduise à cette question. La Corée du Sud, Taïwan, Singapour et Hong Kong  sont des démocraties suivant les normes occidentales. Par contre, je ne partage pas l’enthousiasme pour les démocraties occidentales et le crédit qui leur est accordé. Les libertés, qui peuvent être réelles, ne sont pas vraiment partagées et beaucoup en sont exclus. De même, cette situation repose sur des inégalités entre les pays, et les peuples, qui ne sont pas supportables et qui sont de moins en moins supportées. En faisant des démocraties occidentales un modèle on risque de mettre en danger l’idée même de démocratie.

La situation révélée par la pandémie nous conduit aussi à réfléchir sur les ruptures et les continuités historiques. L’hypothèse des discontinuités ne peut pas être écartée. La rupture écologique conduit à réfléchir à ce qu’implique une crise de civilisation, en prenant la mesure des bouleversements qui en résultent. Une crise de civilisation conduit à des bouleversements que certains peuvent qualifier d’effondrement, qui caractérise des processus et n’implique pas de tomber dans les peurs millénaristes. Je me souviens d’une interview de Fernand Braudel qui disait (je cite de mémoire) : « dans l’Identité de la France, je suis en train de rédiger la partie sur Vercingétorix et je suis très triste de la défaite d’Alésia car elle a retardé la crise de l’empire romain et l’avancée de tous les barbares porteurs de nouvelles civilisations« . Rappelons que « barbares » désignait simplement les étrangers qui ne parlent pas la même langue.

Samir Amin notait que Edward Gibbon, qui a popularisé l’idée de la décadence de l’empire romain, avait ignoré les quelques siècles de brillante civilisation de l’empire byzantin, empire d’Orient. Il s’agit de prendre conscience que nous sommes au tout début d’une longue transition, qui ne sera pas linéaire, vers une transformation écologique, sociale, démocratique et géopolitique.


Un enjeu politique global pour les peuples

La confrontation se déploie sur le plan idéologique et politique. L’hégémonie culturelle du néolibéralisme est mise en cause. Les inégalités ne sont pas acceptées. Le politique est à réinventer en partant de la mise en cause de la corruption qui traduit la fusion entre la classe politique et la classe financière. L’autoritarisme est la réponse des classes dirigeantes. La solidarité populaire qui se manifeste dans la réponse à la pandémie et au confinement redéfinit des formes démocratiques et le refus des violences d’état. L’impératif démocratique recherché combine l’égalité et les libertés.

L’État-Nation semble s’être imposé comme recours et comme référence. Il n’est pas incompatible avec le néolibéralisme. Le marché ne peut se suffire à lui-même, le néolibéralisme a besoin d’États à son service. L’État-Nation est aussi interpellé sur sa capacité à garantir un niveau de vie acceptable, sur les inégalités et les discriminations, sur la manière d’assurer la sécurité dans le respect des droits fondamentaux. L’État social se définit par les services publics qui sont plébiscités. La souveraineté est vécue de manière contradictoire ; par l’exclusion des autres et aussi par la recherche de la solidarité entre les peuples et la recherche des solutions communes.

Résister à la stratégie du choc

A la sortie de l’épisode pandémique, les classes dirigeantes vont chercher à affirmer leur contrôle. Il leur faudra faire oublier leur faillite dans la prévision et le traitement de la pandémie. Pour reprendre le contrôle, elles pourraient faire appel à la « stratégie du choc » si bien dévoilée par Naomi Klein. Elles pourraient, à l’inverse, comme après 1945 chercher des solutions de compromis social, élargies à des mesures écologiques. Certaines fractions de ces classes pourraient y être favorables. Toutefois, l’épisode de la crise financière de 2008 a montré que le néolibéralisme a préféré un tournant austéritaire en s’appuyant sur une idéologie xénophobe, raciste, sécuritaire pour répondre à la contestation des mouvements qui ont commencé en 2011 et qui n’ont pas arrêté depuis.

Il faut donc s’attendre au déploiement de violences autoritaires préfigurées par les politiques de Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Dutrertre aux Philippines, Mohdi en Inde, Orban en Hongrie et autres. Le risque est grand aussi que les contradictions géopolitiques se traduisent par l’exacerbation des conflits et des guerres de plus grande intensité. Pour résister à la stratégie du choc, la lutte pour la démocratie et les libertés, dans chaque pays devient prioritaire. Elle nécessite de mener au niveau international la lutte contre les guerres et pour la paix.

Amorcer et imposer les alternatives

La résistance est indissociable de la définition des alternatives pour un autre monde possible, plus juste et plus solidaire. La pandémie globale a révélé la profondeur de la remise en cause du système dominant ; elle rappelle l’urgence du dépassement de la mondialisation capitaliste néolibérale. Il s’agit de concrétiser un accès aux droits fondamentaux pour toutes et tous et une co-construction d’un nouvel universalisme. Elle met en avant les approches nouvelles, celles des biens communs, du buen-vivir, de la révolution féministe, de la prospérité sans croissance, de la propriété sociale et collective, de la gratuité et les services publics, de la démocratisation radicale de la démocratie, etc. La stratégie est celle de la transformation écologique, sociale, démocratique et géopolitique. Les alternatives existent, elles sont multiples à l’image des énergies renouvelables, des relocalisations, de la souveraineté alimentaire, des monnaies locales, de la taxation des transactions financières, de la socialisation des banques… Il s’agit de les développer à l’échelle sans perdre leur radicalité et d’éviter leur récupération et leur contrôle par la marchandisation et la financiarisation.

Construire une réponse internationale

L’engagement citoyen doit déployer son inventivité à toutes les échelles :

  • Les mouvements sociaux et citoyens peuvent s’engager dans le mouvement général et considérable des solidarités locales.
  • Les mouvements sociaux et citoyens peuvent revendiquer, dans chaque pays, la mise en œuvre de politiques publiques de défense de l’intérêt général et une démarche démocratique d’élargissement des libertés et de l’égalité.
  • Le FMI, la Banque Mondiale et l’Organisation Mondiale du Commerce doivent être déférées devant la Cour Internationale de Justice pour répondre des politiques qui ont mené le monde à la catastrophe écologique, économique et sociale.
  • L’annulation des dettes illégales et illégitimes, publiques et privées, sera une première étape dans la redéfinition d’un nouveau système économique international – Une Assemblée générale Extraordinaire des Nations Unies doit être convoquée pour organiser un débat international fondé sur l’approfondissement et l’effectivité de la Déclaration Universelle des Droits Humains et sur l’élaboration d’une déclaration des droits des peuples et des droits de la planète.

Dans l’immédiat, il est urgent de relier l’impératif écologique avec l’altermondialisme et l’internationalisme. L’approche écologique confirme et renouvelle les impératifs sociaux et démocratiques. L’altermondialisme est construit par la diversité et la convergence des mouvements sociaux et citoyens ; il entre dans une nouvelle phase. L’internationalisme avait le souci des capacités d’organisation, de la spécificité du politique, de l’articulation des échelles du local, au national et au mondial. Il est à réinventer.

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