Article publié dans La Croix le 31/03/2020
Les oiseaux s’en fichent. J’observe les mésanges sur la haie d’en face, parfois un merle ou une brune merlette – la nature ne sait pas. Événement planétaire, et les oiseaux, les arbres, le printemps l’ignorent… Ça me rassure. Il reste donc un monde extérieur d’où penser ce qui nous arrive.
Car ce qui est frappant dans notre situation, c’est la perte de l’extériorité. On sait que pour réfléchir et comprendre il vaut toujours mieux adopter le « point de vue de Sirius », celui du Micromégas de Voltaire. Et sans même se projeter si loin, les philosophes nous ont habitués à penser Paris depuis la Perse, l’Occident depuis la Chine ou les humains depuis les animaux… Extériorité féconde. Depuis quel ailleurs penser les significations d’un virus qui atteint la totalité de la planète ? Nous sommes orphelins d’une altérité car, comme l’avait souligné l’écrivain Henri Raynal dans une éloquente formule, nous sommes devenus « une île sans océan ». Une pandémie nous le confirme.
Au moins, puisque le temps a ralenti pour beaucoup d’entre nous, reste-t-il le recours à… l’intériorité. Justesse de la remarque de Bernanos : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » Alors, enfin, plonger en soi et y demeurer longuement. Tout le monde n’a pas la chance de pouvoir se confiner dans des lieux et des conditions agréables, ni n’a toujours la ressource de la rêverie constructive… Nous ne sommes pas égaux devant le confinement.
Riches ou pauvres, les écrivains en sont moins affectés, qui font du confinement comme M. Jourdain faisait de la prose : depuis trois mois j’écrivais, recluse, les derniers chapitres d’un essai, et la nouvelle situation n’a guère changé mon mode de vie. Kafka : « Tremblant de peur devant le moindre dérangement, je tiens mon travail serré contre moi et non seulement mon travail, mais la solitude qui en fait partie. »
Dans le silence bienfaisant, soudain le bruit d’un tracteur. Un agriculteur passe dans le champ d’en face, dispersant on ne sait quel affreux pesticide. Je me dis à nouveau : « La nature n’en sait rien. » Chaque fois que je songe aux millions de confinés, j’éprouve une sidération, du fait de l’énormité de l’échelle : le monde entier affecté par le virus. Lire les journaux fait l’effet d’une sorte d’hallucination. La situation est d’autant plus inédite que jusqu’à ce jour, nos générations n’ayant pas connu la guerre, elles n’avaient pas l’expérience d’un fléau concernant tout le monde, indépendamment de sa condition sociale. Généralement, les maux s’abattent plutôt sur les plus démunis. Le virus ne fait pas de discrimination. Même si tous ne traversent pas ce moment de survie dans le même confort, chacun est affecté, chacun est menacé.
L’intériorité n’est fructueuse que quand elle rejoint le point de jonction avec l’extériorité – quand elle va à la rencontre de l’univers. Alors, profitons de ce moment de rassemblement en nous-mêmes pour reconsidérer le monde que nous avons bâti et qui est cause de notre situation. Est-elle si bonne, cette économie financiarisée qui a progressivement mis à bas tous les communs (santé, éducation…) ? L’état des hôpitaux sur lequel on nous alertait depuis des années montre que non, scandaleusement non.
Est-il bon ce monde d’hyperconsommation et d’hyperconnectivité qu’on nous avait donné pour inéluctable – fatal, plutôt –, où l’on ne respirait plus, se logeait à l’étroit, polluait la planète, exploitait les plus pauvres, dévastait la biodiversité, épuisait les ressources… ? Voilà que le virus nous signale que le modèle est exécrable, qu’il faut regagner en souveraineté, garder la maîtrise de ce qui nous est indispensable, et revenir à l’indispensable justement, contre le gâchis généralisé. Soudain le programme – nous réformer de fond en comble – serait presque enthousiasmant.
Deux phrases reviennent constamment dans les commentaires. La première : « Rien ne sera plus comme avant. » Chacun est conscient que nous ne pouvons pas retourner à la normale, car c’est cette « normalité » qui a provoqué le dérèglement du monde. Mais quand ce sera passé, ne retrouverons-nous pas notre habituelle apathie ? Rien ne sera plus comme avant : il ne faudrait pourtant pas qu’on en reste au vœu pieux, comme le « plus jamais ça », qui n’a jamais prémuni contre le retour de l’horreur. Commençons à y penser sérieusement.
Jours étirés du confinement, projection inquiète dans l’avenir… Signe remarquable, mon petit agenda mauve, mon très précieux auxiliaire, est enseveli sous une pile de livres. Comme les pièces d’or pour Robinson sur son île, il a perdu toute utilité. J’ai gommé les rendez-vous, les réunions, je ne sais si je l’aurais dû : traces d’une vie alternative qui s’est « fantômisée ». En revanche, tout à l’heure, quand j’ai levé le nez de mon ordinateur et que j’ai aperçu sur la haie une minuscule forme blanche ailée, une sorte de libellule peut-être, j’ai éprouvé ce que Chesterton appelait une « gratitude mystique minimale ». Sentiment qui est maintenant mêlé. Comme il devient moins banal de voir des insectes volants, abeilles rares et hannetons disparus (les produits phytosanitaires ont eu raison d’eux), chaque bestiole, du simple fait qu’elle existe, éveille en moi un émerveillement modeste.
J’éprouve en même temps l’inquiétude devant une beauté en sursis, au bord de l’évanouissement. Pendant combien de temps pourrons-nous encore jouir des êtres simples, arbres, plantes et animaux qui ont toujours entouré les hommes ? Rien ne sera comme avant : saurons-nous rendre le monde plus humain et à la nature son intégrité, demain, après le coronavirus ?
Deuxième phrase de ces jours, celle qui clôt tous les échanges avec ces mots très doux : « Prenez soin de vous. » J’aime cette invitation entièrement tournée vers autrui : on n’y énonce même pas le « je » de « je vous embrasse », formule déjà bien gentille mais à présent hors de saison. Non, vous, prenez soin de vous.
Pourtant, par nos temps de détresse, j’ai envie d’ajouter, allez, oublions-nous, nos aises, notre confort, nos tracas, refusons de nous goberger de ces plaisirs médiocres qui ont rendu la planète exsangue. Nous sommes en relation et nous dépendons les uns des autres, tous, reliés qu’on le veuille ou non. Maintenant il faudrait prendre l’habitude de dire : « Prenons soin du monde. »
celui qui sait se tait et avance porté par le vent
comme les bêtes il se contente de peupler le silence de ses songes déliés
il porte l’astre noir les myriades à rebours
dans la paume de main une étoile et son temps simultané
il s’ébroue dans la nuit et traverse son être
accueillant le chaman qui se meut dans la clarté du vide et ne dit mot
il n’écoute pas les rumeurs du monde
qui s’invite à renaître encore
dans un protocole de feux masterisés
il entend le chant des cœurs
que ne cache aucun regard
ni l’intention inavouée et ses buts obscurs
car dans la lumière se tient le bruit d’un messie ou un autre
à l’orée de sa conscience et de sa perte
alors que battent les organes dans un sourd appel
à réparer le centre en traversant sa mort
son abandon inouï
c’est aussi simple que la fleur
dont le parfum surprend l’espace
et l’infinie réalité
tu peux entendre le son des êtres
et leur incandescence précise
dans la féconde solitude que tu acceptes
quand tu ne cherches plus à éviter
ce qu’il advient sans ton consentement
ce n’est pas assez de dire qu’il faut
renverser la vie de son envers multiple
et même cela ne sert à rien
car il n’y a pas d’endroit
ni pour les gourous ni pour les âmes
uniquement le lieu unique de toi
ce vide parfait et ses filaments cosmiques
qui sont les cordes d’un instrument qui est toi
qui est ton seul guide et l’arc pour toutes tes flèches
alors voilà il faut peut être dépeupler l’alentour de notre propre bruit
car l’univers est une musique sacrée
dont le murmure est ce rêve qui porte tous les germes à venir
et s’est déjà réalisé
alors voilà n’écoutes rien d’autre de ce qui vibre en toi
à l’instant où tu t’émeus de ton propre souffle
quand tu t’éveilles à ce qui ne peut être dit
et qui est pourtant la seule trace de présence
exactement là
comme un joyau dans l’alcôve de ta vie