L’unanimité règne presque. Le monde de demain ne sera plus celui d’hier. Beaucoup de voix s’élèvent aujourd’hui, qui nous invitent à ne pas retomber demain dans nos ornières néfastes (le fameux business as usual). Mais que pourrait être ce nouveau monde ? Quelles leçons pouvons-tirer de la situation actuelle pour son émergence ?
Malgré l’ampleur de la crise, notre société tient bon. Pour l’heure, nous résistons à cet ennemi invisible, grâce à l’action conjuguée de quatre forces qui ont souvent tendance, au mieux à s’ignorer, au pire à se combattre : l’Etat, le marché, la société civile et la science. Le coronavirus rebat les cartes, amenant ces univers à s’harmoniser et préfigurer ainsi ce que pourrait être la société de demain. Quand la vie est en jeu, foin des vieilles querelles, chacun souhaite apporter sa contribution au bien commun.
Commençons par ces deux frères ennemis que sont l’Etat et le marché. Souvent adversaires lorsque la gauche est au pouvoir, il se rapprochent sous la droite. Au cours des années récentes, c’est le marché qui semblait triompher sur la planète, avec pour mantra mondialisé la réduction des dépenses d’Etat. Et soudain, un être minuscule conduit à une modification radicale des discours et des actes. Emmanuel Macron, qui il y a peu, dénonçait le « pognon de dingues » dépensé pour le social et affirmait qu’« il n’y a pas d’argent magique » pour l’hôpital, se fait le chantre de l’Etat-providence en considérant qu’il faut impérativement sauver des vies « quoi qu’il en coûte ». L’émulation a changé de camp : avant, son moteur était la rigueur budgétaire et les Etats rivalisaient pour apparaître le meilleur élève ; aujourd’hui, c’est à celui qui paraît le plus prodigue. Même les Etats-Unis sont massivement entrés dans la danse, en mettant 2 000 milliards de dollars sur la table.
L’Etat, ce sont aussi bien entendu les services publics, dont on mesure enfin l’importance aujourd’hui. Le caractère essentiel de métiers dévalorisés apparaît en pleine lumière : les soignants et l’ensemble des personnels hospitaliers, les éboueurs, les enseignants, les postiers, etc.
Quant au marché – en particulier le monde de l’entreprise -, il renverse lui aussi la table. Des dirigeants, nourris depuis des décennies du dogme selon lequel la finalité de l’entreprise est d’assurer et d’augmenter le profit des actionnaires, décident de geler les dividendes de ces derniers. Et surtout, des industriels coopèrent pour le bien commun, en excluant la compétition commerciale. Parmi d’autres enquêtes, un article dans L’Usine nouvelle décrit cette situation innovante [1]. Prusa, un constructeur tchèque d’imprimantes 3D, a publié en open source des plans 3D de visières, réutilisés dans le monde entier. Une quinzaine d’entreprises sont notamment mobilisées en France. Lactalis offre 1,5 km de polyéthylène téréphtalate, substance utilisée dans l’impression 3D, permettant ainsi de fabriquer 11 000 visières, BASF fournit d’autres composants, tandis que Décathlon procure les attaches pour fixer l’équipement sur la tête ainsi que ses centres d’impression 3D. Au final, les visières sont fournies gratuitement aux soignants qui en font la demande, livraison dans toute la France incluse. Armor, fidèle à sa volonté d’entreprise à utilité sociale, est associé à l’Université et au CHU de Nantes, également pour concevoir des visières de protection.
Sans oublier ici encore ces métiers aussi modestes qu’indispensables que sont les agriculteurs, les boulangers, les caissières, etc.
Un troisième acteur majeur est également très actif : la société civile, c’est-à-dire les associations, les citoyens comme vous et moi. Bien entendu, en période de confinement, l’action altruiste consiste généralement à rester chez soi. Mais il y a des exceptions, bien nécessaires. A Angers, des dizaines d’étudiants et enseignants de la faculté de pharmacie fabriquent 150 à 200 litres de solution hydroalcoolique par jour qu’ils distribuent aux médecins qui en font la demande. A Draguignan, à la demande du maire, des religieuses fabriquent des centaines de masques sanitaires lavables, selon un modèle conçu au CHU de Grenoble.
Cette énergie de la société civile a d’ailleurs été stimulée par l’Etat lui-même, par le biais de la plateforme de réserve civique : jeveuxaider.gouv.fr. Ainsi, des dizaines de milliers d’enseignants se sont portés volontaires pour accueillir des enfants de soignants à l’école. Idem pour les personnels soignants retraités, au point que le site de la réserve sanitaire a momentanément été indisponible face à l’affluence de connections. En Grande-Bretagne, le gouvernement a fait un appel pour recruter 250 000 bénévoles ; trois fois plus se sont proposés.
Il y a enfin la science, qui joue évidemment un rôle majeur dans cette crise. C’est sur la base d’études rigoureuses que pourront demain être délivrés les remèdes au virus. Et là aussi, les entreprises pharmaceutiques ont momentanément enterré la hache de guerre de la concurrence. David Ricks, président de l’IFPMA (la fédération internationale) a déclaré : « Nous ne sommes pas dans le »business as usual » ». De leur côté, la plupart des éditeurs scientifiques ont mis gratuitement en ligne les publications des chercheurs, qui se comptent par dizaines chaque jour.
C’est la mobilisation concertée de ces quatre pointes du carré qui permet une réaction aussi ferme face au péril. La société résiste, et les annonciateurs de l’effondrement s’avancent imprudemment lorsqu’ils affirment que la situation actuelle confirme leurs convictions. Ce n’est que dans quelques mois ou années que l’on pourra faire le bilan. Enlevez une des pointes de ce carré gagnant et notre société peut s’écrouler. Faites-les travailler ensemble et elle résiste au pire. Une leçon essentielle à tirer de tout cela pour l’avenir est que, face à un drame massif, les bonnes volontés s’expriment avec vigueur.
Cette action conjointe de la société civile, de l’Etat, du marché et de la science, sur base d’adhésion volontaire, a d’ailleurs déjà largement fait ses preuves. C’est elle qui a permis, entre autres succès, la dépollution du Rhin [2] (autrefois l’un des fleuves les plus pollués au monde, aujourd’hui propre), la reconstruction de la couche d’ozone [3] ou encore la baisse radicale du paludisme [4].
Rajoutons un cinquième acteur, essentiel : les médias. Ils sont malheureusement habitués – et nous ont habitués – à s’appesantir sur la violence et l’égoïsme humains. Actuellement, c’est plutôt l’inverse qui nous est montré. Ceci illustre le « journalisme de solutions » [5], qui vise à contrebalancer l’habituel journalisme de problèmes. Souhaitons que cet équilibre perdure à l’avenir.
Actuellement, divers individus et groupes considèrent à juste titre que cette crise est l’occasion de changer radicalement d’orientation [6]. Pour ce faire, ils ont produit des listes de mesures urgentes à prendre pour la planète et pour la justice sociale ; d’autres groupes feront de même demain. L’intention est louable et les mesures généralement pertinentes. Cependant, pour éviter le risque du business as usual, ils utilisent l’activism as usual. En effet, les propositions relèvent d’une stratégie verticale, les parlements et les Etats étant censés édicter et faire appliquer des lois. Une pointe du carré de la gouvernance est supposée pouvoir régler tous les problèmes, le nécessaire partenariat avec les autres pointes étant à peine évoqué dans ces projections. Ceci est une illusion, comme l’a bien montré la crise des gilets jaunes, dont l’origine fut l’opposition à une mesure pro-environnementale, la taxe sur les carburants. Les promoteurs de ces mesures semblent méconnaître un concept essentiel : l’acceptabilité sociale, processus interactif qui relève des valeurs et croyances partagées [7], ce qui la distingue nettement d’une acceptation sociale par manipulation-soumission. Les meilleures mesures resteront lettre morte – ou pire encore, auront des effets contre-productifs – si elles ne trouvent pas un écho chez les personnes concernées. Pour ce faire, bienveillance, empathie, dialogue, sentiment d’interdépendance et persévérance sont nécessaires.
La situation actuelle nous invite à une double révolution des mentalités, concernant à la fois la finalité de notre vie sociale et l’anthropologie sous-jacente.
D’une part, il nous faut désormais considérer que la raison d’être de notre vie est le bien commun plutôt que l’intérêt personnel et la compétition généralisée. Depuis quelques années, s’est développée une nouvelle philosophie politique, le convivialisme, qui propose quatre principes fondateurs de la vie en société : les principes de commune humanité (par-delà les multiples différences qui nous caractérisent), de commune socialité (la plus grande richesse est celle de nos rapports sociaux), d’individuation (chacun doit pouvoir affirmer au mieux son individualité singulière) et d’opposition maîtrisée (les oppositions sont inévitables, voire source d’enrichissement) [8].
D’autre part, il nous faut réviser notre conception de l’être humain. L’idée selon laquelle nous sommes fondamentalement égoïstes et violents est une construction intellectuelle occidentale, non universelle, démentie par les connaissances scientifiques contemporaines [9]. L’être humain est prédisposé à la bonté. Ce qui bien évidemment ne signifie pas qu’il y est prédéterminé, programmé. Les influences sociales et le libre-arbitre complètent ce fondement biologique, pour le meilleur ou pour le pire. Les connaissances actuelles mises en avant par la psychologie positive nous montrent que des valeurs et attitudes telles que l’optimisme, l’espoir, la coopération, l’empathie, etc. ont du sens non seulement dans notre vie personnelle et dans nos relations, mais également au niveau social et politique, et peuvent ainsi contribuer au bien commun.
Ce qui ne signifie pas être naïf et se cacher la réalité des comportements égoïstes et violents. J’ai présenté ailleurs [10] la « pyramide régulatrice de John Braithwaite [11], qui se manifeste en trois étapes. La première attitude des régulateurs publics, agents de l’autorité, etc., devrait être de considérer a priori les individus comme vertueux. L’attitude est alors marquée par la confiance et la discussion. Ceci fonctionne efficacement la plupart du temps, comme l’ont montré diverses études. Mais si cette démarche échoue, il convient alors de regarder la personne comme un stratège égoïste ; la conduite à tenir est la menace visant à dissuader. Et si cette stratégie s’avère également inefficace, il s’agit d’être nettement plus radical par l’« incapacitation » (interdiction d’exercer, emprisonnement, etc.).
Poser la confiance en la bonté humaine comme fondement de politiques publiques n’est pas une rêverie irréaliste. Cela a déjà été réalisé. Dans son enfance, ce grand visionnaire qu’était Nelson Mandela a été élevé selon le principe de l’ubuntu, terme qui désigne l’essence même de l’être humain, marquée par la sensibilité à autrui. Il a fait de cette conviction une véritable stratégie politique, choisissant de tendre la main à ses pires ennemis, pour en faire des partenaires. Il a notamment écrit ceci : « Je n’ai jamais perdu l’espoir que cette grande transformation aurait lieu. (…) J’ai toujours su qu’au plus profond du cœur de l’homme résidaient la miséricorde et la générosité. (…) La bonté de l’homme est une flamme qu’on peut cacher mais qu’on ne peut jamais éteindre. » [12]
Cette conviction lui a permis de conduire l’Afrique du Sud vers la transition démocratique. Elle peut nous servir de guide pour la transition vers une société post-Covid-19.
Jacques Lecomte, 15 avril 2020, révisé le 5 mai 2020
Ce texte a été publié sur le site des chroniques optirealistes
[1] Amalvy, R. (2 avril 2020). Renault, Armor, Décathlon, BASF, mobilisation pour des visières de protection en 3D, L’usine nouvelle.
[2] Lecomte, J. (2016). Les entreprises humanistes, Les Arènes, chapitre 18.
[3] Idem.
[4] Lecomte, J. (2017). Le monde va beaucoup mieux que vous ne le croyez !, Paris, Les Arènes, chapitre 9.
[5] Voir entre autres : Association Reporters d’espoir : http://www.reportersdespoirs.org/ ; Site Sparknews : https://www.sparknews.com/ ; Site Positivr : https://positivr.fr/
[6] Voir par exemple : Collectif de 15 associations et syndicats (2020). Pétition pour un Jour d’Après écologique, féministe et social, https://www.oxfamfrance.org/communiques-de-presse/petition-pour-un-jour-dapres-ecologique-feministe-et-social/ . Bourg, D. et al. (2020). Propositions pour un retour sur Terre, https://lapenseeecologique.com/propositions-pour-un-retour-sur-terre/ .
[7] Gendron, C. (2014). Penser l’acceptabilité sociale : au-delà de l’intérêt, les valeurs, Communiquer, 11, 117-129.
[8] Internationale convivialiste (2020). Second manifeste convivialiste, Actes Sud.
[9] Lecomte, J. (2014). La bonté humaine, Odile Jacob.
[10] Lecomte, J. (2016). Les entreprises humanistes, Les Arènes, chapitre 12. Voir également Lecomte, J. (2014). Le convivialisme existe, je l’ai rencontré, Revue du MAUSS, 43, 99-114.
[11] Braithwaite, J. (2011). The essence of responsive regulation, University of British Columbia Law Review, 44 (3), 475-520. Braithwaite, J. (2002), Restorative justice & responsive regulation, Oxford University Press, Oxford.
[12] Mandela N. (2002). Un long chemin vers la liberté, Livre de Poche, p. 753.
Quatre forces oui mais alors que dire de la Nature, et notamment les non humains dont certains nous passent leur virus…
Ne serait-elle pas une force ignorée, oubliée, méprisée et à retrouver ?
Et où sont passées les régions et les villes bien plus en avance que bien des Etats vis-à-vis du déréglement climatique ?