Si on parle couramment de pandémie du coronavirus en ce début avril 2020, il est bon de rappeler que l’OMS n’a mentionné la qualification de pandémie que le 11 mars, c’est à dire très tardivement, se plaignant de l’inaction (des gouvernements) : « Nous sommes extrêmement préoccupés tant par le niveau alarmant et par la sévérité de la propagation que par le niveau d’inaction. Nous avons donc décidé de considérer que le Covid-19 peut être qualifié de pandémique ».
Au passage, on regrettera qu’une organisation comme l’OMS, si stratégique pour la santé mondiale, ait peu de moyens et un financement des Etats devenu au fil du temps de plus en plus faible et substitué par des acteurs privés.
Face à une épidémie virale grave, sans vaccin ni traitement, les pouvoirs publics ont globalement trois stratégies potentielles : 1/ empêcher toute diffusion du virus, 2/ assumer l’immunité collective sans confinement, et 3/ viser une immunité collective plus lente via des mesures coercitives de confinement.
La première stratégie largement vue dans des pays asiatiques est de tuer dans l’oeuf tout foyer naissant quitte à employer des mesures puissantes et coercitives. Cette stratégie est la seule possible face à une épidémie de type Ebola dont le taux de létalité est extrême (entre 50 et 90% de décès). La capacité d’isoler les premiers foyers ayant échoué en Europe, nous sommes de facto dans la deuxième ou troisième stratégie qui consiste à opter pour l’immunisation de masse.
La deuxième stratégie est celle assumée publiquement par la Suède, avec peu de mesures coercitives, en mettant à l’écart les populations dites à risque et laissant le restant de la population s’infecter, limitant la probabilité de survenance de « 2ème vague » et également une moindre désorganisation de l’économie.
En Europe, la plupart des pays ont largement été pris de court et sans véritable stratégie structurée. Les mesures sont prises au fur et à mesure de l’avancée du virus, de la gestion des pénuries et des dispositifs médicaux en place qu’il faut réadapter dans l’urgence. De fait, l’essentiel des pays européens ont opté pour la troisième stratégie, à savoir une immunisation collective mais freinée par des mesures coercitives de confinement plus ou moins fortes et longues pour que les dispositifs médicaux soient en capacité de traiter tous les cas sévères. Cette stratégie a en particulier l’inconvénient d’avoir un impact récessif majeur sur l’économie.
On peut comprendre sur un plan humain ou éthique qu’on freine voire stoppe l’économie pour permettre la prise en charge de tous les malades du covid-19. Cependant, il est aussi essentiel dans la période actuelle de prendre en compte l’ensemble des décès dû à la crise sanitaire, maintenant doublée d’une crise économique et sociale. A savoir : les décès directs du coronavirus, les décès indirects du fait de l’indisponibilité des dispositifs médicaux, et enfin ceux résultant de la détérioration sévère en cours et à venir des déterminants sociaux de la santé qui affectera plus ou moins gravement la santé physique et mentale des citoyens (selon les catégories sociales).On observe déjà dans les communiqués officiels une forte surmortalité saisonnière. C’est toute la difficulté pour les pouvoirs publics de jongler en même temps avec toutes ces courbes qui interagissent, et de gérer des opinions publiques pour le moment plus sensibles aux décès directs visibles du coronavirus.
Une stratégie française ?
Dans ce cadre, la « stratégie française » paraît difficilement lisible. On passera sur le changement ubuesque à la tête du ministère de la santé mi-février avant le tsunami. Une absence de projections de l’impact potentiel de la part de l’exécutif vers le grand public, une communication sur les mesures barrières individuelles tardive et floue, des assertions sur le plan médical parfois inexactes (l’Académie de médecine s’étant récemment désolidarisée de certains messages). On fera aussi remarquer que le gouvernement annonce des mesures plus contraignantes contre l’épidémie en conseil des ministres le 29 février qui a en même temps été l’occasion d’acter l’utilisation du 49.3 sur la réforme des retraites. Des élections municipales autorisées (1er tour le 15 mars après un passage au stade 3 épidémique le 14 mars), focalisant les collectivités locales sur leur organisation (et pas sur l’anticipation de la crise à venir, puis finalement stoppées au milieu du gué. De sorte que la population française a été mal préparée, les signaux envoyés et reçus contradictoires. Le premier conseil scientifique (on s’interrogera sur son utilité) nommé par le Président de la République constate cet échec le 16 mars :
- « Devant l’échec manifeste des recommandations de distanciation sociale, le Conseil scientifique est amené à faire de nouvelles recommandations. »
- « le comportement d’une partie des citoyens français après les deux annonces politiques faites (président de la République le 12 mars et le Premier ministre le 14 mars) sur les mesures de distanciation sociale comprenant la fermeture des bars et des lieux de vie sociale ne s’est pas suffisamment modifié. »
- « Le Conseil scientifique COVID-19 constate cet état de fait qui témoigne de la non-perception d’une partie de la population de la gravité de la situation
La suite on la connait : des mesures strictes de confinement appliquées sur l’ensemble du territoire. Une économie très fortement impactée. Et lorsque le confinement sera partiellement ou entièrement levé, la question de l’immunisation collective restera entière (sauf traitement miracle ou arrêt saisonnier du virus), sans compter que le confinement massif a des effets secondaires iatrogènes.
Nous pourrions nous dire qu’il n’y avait pas d’autre solution, pas d’alternative. On regrettera bien entendu l’impréparation de l’exécutif français. Lorsque le premier ministre martèle « qu’aucun système de santé au monde n’a été construit pour faire face à ce que nous vivons », c’est d’une part une assertion gratuite pour ne pas dire fausse, et on lui fera remarquer d’autre part que le livre blanc de la défense en 2013 précisait que pour des risques notamment de type pandémique « C’est pour l’État une obligation que d’y faire face ». L’armée française a t-elle été préparée à ce que nous vivons ?
D’ici à quelques mois ou peut être une année, nous serons plus à même de faire un bilan pays par pays du bilan sanitaire et économique et de la manière dont chaque pays a préparé puis géré la crise.
L’approche suédoise
Sans anticiper les stratégies gagnantes, ou plutôt les moins perdantes, un pays suscite de l’intérêt, la Suède. La stratégie officiellement assumée est celle de l’immunisation collective et pilotée par des scientifiques. La position de la Suède est souvent caricaturée à l’étranger, considérant que le pays est inconscient. Une revue de la littérature sur le site du Ministère de la Santé ou d’autres sites institutionnels suédois, montre qu’un très grand nombre de recommandations sont faites aux Suédois mais en général de manière non coercitive. Point de préfet Lallement aux propos outrageants à Stockholm. Les déplacements se sont fortement réduits, un très grand nombre de Suédois a opté pour le télétravail, les personnes dites à risques prennent leurs précautions, etc…
Si on suit les courbes de nouveaux cas, de décès, on observe une augmentation régulière en Suède mais pas pour le moment d’explosion, il semble que le système tienne bon jusqu’à présent. Il faut encore rester prudent. Des dispositions plus fortes sont régulièrement recommandées, et il est possible que le gouvernement suédois durcisse certaines mesures en fonction de la gravité de la crise. Les Suédois aussi sont inquiets, leur pays aura un nombre non marginal de décès du coronavirus, de même que leur économie sera durement touchée. Toutefois il est possible que la Suède amortisse mieux les chocs en misant sur la confiance en sa population. Une fois l’immunisation de groupe atteinte, ce qui est le but clairement annoncé, et probablement plus rapidement qu’ailleurs, sans déstabilisation majeure de la société, la Suède pourrait mieux rebondir que d’autres.
En matière de santé publique, la Suède se distingue en Europe par un fort pourcentage de dépenses de santé en prévention institutionnelle, c’est tout le contraire de la France qui est parmi les plus mauvais élèves de l’OCDE. Il s’ensuit des taux de certaines maladies chroniques plus faibles qu’en France (ce qui est un avantage pour les co-morbidités face au coronavirus) et une espérance de vie en bonne santé bien supérieure. Cette promotion de la santé permet également une meilleure imprégnation des notions de base en santé publique et des bons gestes à adopter, ce qui devient rapidement un avantage en période pandémique. Le candidat Emmanuel Macron avait dans son programme promis que la prévention serait son objectif n°1 en santé, après trois années d’exercice du pouvoir le bilan n’est pas au niveau de l’ambition affichée. La période exceptionnelle de confinement n’aura même pas été mise à profit pour faire de la promotion de la santé de masse.
Une gestion plus convivialiste ?
Pour le moment, il est difficile de comparer finement les bilans intermédiaires de chaque pays en particulier en Europe, les moyens de dépistage n’ont pas la même ampleur et les statistiques n’étant pas normalisées. On ne sait pas quel est le pourcentage de chaque population infectée à ce jour, ce qui est déterminant pour savoir ce qui reste à subir. On appréciera quand même la manière dont la Suède a géré le début de la pandémie du coronavirus, avec sang-froid, des discours scientifique et politiques plus clairs que dans notre hexagone, une population bien plus responsabilisée individuellement et moins culpabilisée, une stratégie assumée même si elle est souvent critiquée. La singularité de la stratégie suédoise entraine également une pression à la fois nationale et internationale très forte, une position qui demande donc beaucoup de sang-froid. Il est plus confortable d’avoir tort avec la meute que raison tout seul, mentalité qui favorise les risques systémiques que ce soit sur le plan économique ou même sanitaire.
Vu la situation dramatique actuelle, les conditions de travail très dures des professionnels hospitaliers et des centres médicaux-sociaux un peu partout dans le monde, il est peut-être osé de considérer la gestion suédoise comme plus convivialiste. Pourtant, c’est notamment en période de grave crise qu’on peut voir la solidité et la qualité d’un système de gouvernance, la façon dont les citoyens sont traités par les pouvoirs en place. De plus, comme le mouvement convivialiste l’a bien montré une société est faite de fortes interdépendances, qui peuvent s’altérer ou se rompre partiellement en cas de défaillance de certains pans de la société : la Suède en ce sens ménage mieux sa capacité de résilience. Enfin, les Suédois pourraient voir comment leur investissement majeur en prévention institutionnelle en santé leur sera aussi utile en période pandémique.
Le 5 mars, la France réquisitionnait à Lyon 4 millions de masques fabriqués par une société suédoise destinés aux marchés italien et espagnol, entrainant une très forte tension diplomatique. Plutôt que d’opérer ce braquage, il eut été préférable de s’approprier la leçon démocratique suédoise.
Mise en garde pour les semaines à venir
Le covid-19 est très virulent et donc sa capacité de propagation rapide. Le nombre de cas infectés peut être multiplié par 2 ou plus en 3 jours sans mesures particulières. Dans le cas de la Suède, le nombre de cas infectés va continuer sa progression de manière bien plus forte qu’ailleurs. Il est tout à fait possible que d’ici la fin avril ou début mai, la situation en Suède soit très tendue s’attirant un nombre très important de critiques, nationales et internationales. Cependant, dès lors que la Suède aura passé le cap des 50% de la population infectée, le plus dur sera passé, ce qui ne serait a priori pas le cas pour les autres pays ayant opté pour des stratégies de confinement drastiques. Encore une fois, la stratégie audacieuse de la Suède ne pourra être jugée qu’à posteriori (dans 6 ou 12 mois) quand on fera le décompte total du nombre de décès (et pas uniquement du Covid-19) et le bilan économique sur chaque pays. Il est aussi important de reconnaître que la stratégie suédoise n’est probablement adaptable que pour des pays ayant pendant de nombreuses années fortement investi dans la prévention institutionnelle en santé d’une part et avec un bon système de gouvernance d’autre part. Enfin, disposer de cas singuliers en matière de stratégie de santé publique nous permettra une fois la crise passée de juger du comportement différencié de politiques publiques et d’en tirer des leçons ; la bio-diversité des politiques selon les Etats est une source de réflexion et de recherche d’alternatives crédibles. Si la Suède gagne son pari, nous apprendrons de leur exemple ; si nous les forçons à rentrer dans le rang de la pensée unique, nous n’aurons plus de comparaison possible pour les prochaines crises.
Bertrand Livinec, analyste en santé publique