Olympisme, convivialisme et anti-utilitarisme

Et si la passion qu’ont suscitée les Jeux Olympiques et Paralympiques venait de ce qu’ils portent au plus haut point les valeurs convivialistes et anti-utilitaristes ! C’est l’hypothèse que défend ce texte écrit à la fin des J.O. Il a été publié en avant-première sur le site du Labo de l’ESS.

Difficile de ne pas dire quelques mots à propos des jeux olympiques de Paris qui se sont achevées hier (selon mon espace-temps personnel). Je les ai regardés d’autant plus longuement et attentivement qu’atteint par un zona je me suis retrouvé dans l’incapacité totale de lire ou d’écrire quoi que ce soit de « sérieux » pendant cette période. Je ne me sentais à peu près bien qu’assis dans mon canapé, devant la télévision. Tout le monde a été frappé, sidéré, émerveillé presque, par la liesse, l’état de jubilation dans lequel se sont retrouvés tous les athlètes tant lors de la cérémonie d’ouverture que dans celle de clôture et lors des différentes épreuves. Une liesse entretenue et démultipliée par celle des spectateurs, et inversement. Est-ce dû à la qualité de l’organisation, à l’inventivité des metteurs en scène (en Seine), à la beauté de Paris même sous une pluie battante ? Toujours est-il qu’un tel niveau d’émotion n’avait semble-t-il jamais été atteint.

Qu’est-ce qui a fait la magie de ces jeux, au-delà des facteurs que je viens de mentionner ? La réponse n’est pas mystérieuse, au moins pour ceux qui sont sensibles au propos développé dans ce livre[1], qu’ils l’aient lu ou – bien plus vraisemblablement -, qu’ils y aient accédé en suivant leur propre cheminement. Jamais on n’a vu une telle célébration des valeurs anti-utilitaristes, autrement dit de ce qui fait valeur aux yeux de la grande majorité des humains. Pourquoi consacrer des années de sa vie à essayer de sauter deux ou trois centimètres plus haut ou plus loin, à courir deux ou trois dixièmes ou centièmes de seconde plus vite, à rechercher le rebond parfait au basket ou la glisse sans égale en natation ? Bien sûr, pour certains c’est, aussi ou d’abord, un gagne-pain. Pour tous, c’est un moyen d’accéder à la notoriété et, dans certains cas, à la gloire. Mais ce n’est pas cela qui suscite l’enthousiasme des spectateurs. Ce n’est pas l’effort mais la réussite possible au prix de tant d’efforts. C’est le partage de la passion en acte qui anime l’athlète. Cette passion que nous recherchons tous : nous vouer pleinement à l’accomplissement d’une activité qui fasse sens uniquement par elle-même en mobilisant tout l’être, à commencer par le corps. Une activité pleinement anti-utilitariste, donc. Les économistes ici parleraient de « motivations intrinsèques ». Aristote voyait dans l’accomplissement de ce qui fait sens par soi-même, indépendamment de toute autre considération, ce qu’il appelait le souverain bien, autrement dit le bonheur suprême (même si, pour sa part, il la voyait comme une qualité de l’âme et non du corps). Si la passion sportive mobilise des milliards de téléspectateurs c’est parce qu’elle est plus immédiatement visible et partageable par tous que la passion pour l’art, la littérature, ou la science. Que la passion amoureuse, peut-être Mais elle est de même nature. La recherche du geste parfait n’est pas différente de celle d’une forme de beauté, du mot juste ou de l’équation qui vient synthétiser tout un ensemble de recherches.

Plus anti-utilitariste encore que la passion des athlètes à la recherche du geste parfait, a été celle des 40 000 bénévoles, enthousiastes, chaleureux, accueillants, sans qui ces jeux n’auraient pas pu se dérouler. Eux, à coup sûr, ne peuvent pas être taxés d’avoir agi par quête de la gloire ou d’un bénéfice narcissique. Non, ils ont voulu simplement permettre qu’un évènement dont ils sentaient l’importance planétaire, sont possible. Leur seul but a été de faire en sorte que d’autres qu’eux, athlètes ou spectateurs, puissent éprouver des émotions exceptionnellement fortes et inédites. La même chose pourrait être dite des forces de l’ordre et des agents des transports en commun, exemplaires pour cette occasion. 

Bien sûr, on pourra mettre l’accent sur la rivalité entre les sportifs et entre les nations, et la dénoncer. Chacun est là en effet pour affirmer et faire reconnaitre sa valeur personnelle. C’est à un millième de seconde près parfois, comme dans la finale du cent mètres (dont je ne comprends guère pour ma part pourquoi elle est considérée comme l’épreuve-reine), que se joue le basculement de la joie attendue en une tristesse inconsolable. C’est pour ce millième de seconde qu’à jamais Noah Lyles aura eu plus de valeur ce jour-là que Kishane Thompson. Et ne parlons pas du malheur des quatrièmes, si près du but mais privés de médaille et voués à se faire une raison en espérant faire mieux la prochaine fois. Les spectateurs s’identifient à ces joies ou à ces déceptions. Grâce aux neurones-miroirs, qui activent dans le cerveau les mêmes zones que celles de l’athlète observé, ils s’identifient d’abord en tant que personne regardant une autre personne faire ce qu’elle même aimerait faire. Et cette identification est d’autant plus forte que le spectateur pratique le même sport et en connait tous les arcanes.

Mais l’identification se produit aussi chez les supporters avec les joueurs dont on partage la même nationalité et à ce titre. Si c’est un Français ou une Française qui gagne, alors c’est la valeur de la France qui en est rehaussée et donc aussi la mienne si je suis français. On a vu dans toutes les épreuves l’incroyable ferveur des supporters français, le jaillissement des « Allez les bleus » ou le surgissement d’une Marseillaise entonnée par des milliers ou des dizaines de milliers de voix. De l’aveu de tous les athlètes ce soutien a été pour eux essentiel, sauf quand il les a stressés par peur de décevoir une telle attente.

Rivalité, nationalisme, ce serait donc là des valeurs anti-utilitaristes ? Regardons-y de plus près. Ce qui émeut le plus dans toutes ces épreuves c’est l’amitié et le respect crées par cette rivalité. On passe en un instant de la fameuse formule d’Aristote, « Ô mes amis, il n’y a pas d’amis », à celle de Nietzsche, « Ô mes ennemis, il n’y a pas d’ennemis ». Ce sont les embrassades entre coureuses épuisées ou l’enlacement entre boxeurs qui ont pourtant tout tenté pour se faire le plus mal possible. L’apothéose de cette transmutation de la rivalité en amitié a certainement été la finale du saut à la perche. Déjà l‘actuel champion du monde Armand Duplantis avait été choyé et encouragé par celui qu’il allait supplanter, son idole, Renaud Lavillenie, devenu depuis un de ses intimes. Mais lorsqu’il s’est élancé pour battre son propre record du monde en essayant de passer des 6,10 mètres qu’il avait déjà atteints à 6,25 mètres, ses rivaux, complices, amis et admirateurs, l’Américain Sam Kendricks et le Grec Emmanouil Karalis, tout le stade, le monde entier étaient là pour l’encourager. Où l’on voit que la rivalité, bien maîtrisée, ne sert pas seulement à créer de l’amitié, elle est aussi un moyen d’accéder à un état de grâce. De dépasser la dynamique du don de soi (« je vais tout donner ») qui fabrique de l’estime de soi et de l’amitié, pour entrer dans le registre de la donation, celui de la vie même qui est à elle-même sa propre finalité.  Les compétiteurs au bout du compte ne luttent pas tant les uns contre les autres que contre et avec leur jeu ou leur sport. C’est à eux qu’on tente de faire rendre grâce en réalisant le geste le plus beau ou le plus imprévisible possible. La perfection de la course d’Armand Duplantis, la facilité apparente avec laquelle il s’est élevé au-dessus des 6,25 mètres resteront à jamais dans la mémoire de ceux qui y ont assisté, comme une parfaite illustration de la beauté. Comme l’écrivait le poète Keats dans Endymion, « A thing of beauty is a joy forever” (une chose belle est une joie à jamais).

Quant à l’amour du drapeau, je ne l’ai à aucun moment senti basculer dans le nationalisme ou le chauvinisme. Il est vrai que les commentateurs ont passé leur temps à comptabiliser le nombre de médailles gagnées par la France pour évaluer son rang, sa valeur, dans la hiérarchie mondiale (elle est finalement cinquième, derrière les Etats-Unis, la Chine, le Japon et l’Australie).  Mais plus que ce classement, vu de France ce qui a été frappant, émouvant pour ce pays si divisé qui, quelques semaines auparavant, avait failli porter au pouvoir un parti dont nombre d’électeurs se déclarent racistes, aura été d’assister à l’éclosion d’une nation sportive française tout autant noire qu’arabe ou métisse que blanche. Et de voir tous ces athlètes, quelle que soit leur couleur de peau, dire vouloir gagner des médailles pour la France, et être aimés ainsi. Que le racisme a semblé alors loin et comme suranné !

L’hymne fétiche des Jeux, Imagine de John Lennon, laisse entendre que ce qui serait souhaitable ce serait un monde sans pays (Imagine there is no country), autrement dit sans nations, sans frontières. Ce n’est pas du tout ce à quoi nous avons assisté et c’est tant mieux. Ce qui s’est rendu visible, au contraire, c’est la multiplicité et la diversité, la bigarrure du monde, et l’attachement de tous à leur différence et à leur singularité. C’est par elles aussi que chacun revendiquait une part ou une forme de valeur spécifique et inaliénable. Chacun dans les tribunes agitait un petit drapeau, mais sans aucune animosité envers le voisin qui brandissait celui de l’adversaire. Dans cette ambiance générale, étonnamment festive et joyeuse, bon enfant, le partage d’une motivation commune, la victoire, créait de la complicité plus que de l’hostilité même si les vœux portaient sur des équipes ou des athlètes opposés.

Mais d’où est venue cette ambiance si particulière, qu’est-ce qui l’a alimentée ? J’ai insisté jusqu’à présent sur le rôle central de la dimension anti-utilitariste dans le succès de ces Jeux. Mais pour rendre compte de l’ambiance dans laquelle ils se sont déroulés, j’ai beau faire, je ne réussis pas à trouver une autre formulation que celle-ci : ils ont porté à leur plus haut niveau d’expression et de visibilité les valeurs convivialistes [2]. Que ce soit à l‘occasion de la cérémonie d’ouverture ou à celle de la clôture, le défilé des athlètes de plus de deux cents pays a représenté la mise en scène la plus évidente de notre commune humanité. C’est comme si, soudain, durant une quinzaine magique, le monde entier avait été là, réuni sous nos yeux, enfin pacifié et joyeux. Ce seul fait a comme exacerbé le sentiment de commune socialité, le plaisir d’être ensemble, de vibrer, de résonner ensemble, si palpable dans les stades et les tribunes. Cette joie d’être ensemble s’exerçait sous la forme d’une célébration de la légitime individuation des athlètes ou des équipes. Tous espéraient vois leur champion favori aller au bout de lui-même et réaliser enfin sa valeur propre. Le principe même du sport, son idée régulatrice en quelque sorte, est la rivalité. Mais, nous l’avons vu, il ne s’agit pas d’une rivalité qui serait à elle-même sa propre fin. Elle ne prend sens que dans le registre d’une opposition créatrice, créatrice d’amitié, de fraternité, de beauté et de grâce. Une opposition créatrice qui, à son tour, alimente l’aspiration à la commune humanité et à la commune socialité, dans un cercle vertueux sans cesse renouvelé.

Ces JO pourtant, pourra-t-on demander, ne sont-ils pas l’occasion et le règne de la démesure ? De l’hubris ?  Quel sens y a-t-il à vouloir être le plus rapide, le plus fort, le plus haut de tous les temps ?  D’un certain point de vue, aucun. Rien n’est plus insignifiant. Mais d’un autre point de vue, rien n’est plus précieux.  Il entre bien en jeu une part d’hubris chez les athlètes qui bombent le torse ou qui montrent leur nom à la terre entière (ils n’ont pas tous une éducation protestante ou confucéenne). Mais il n’est pas non plus de meilleur antidote contre l’hubris que le sport qui est fait largement autant de défaites et d’épreuves que de victoires.

Au terme de cette quinzaine on se prend à rêver que le monde entier fonctionne en permanence dans le registre des Olympiades, autrement dit que chacun, dans son domaine ou son registre propre, rivalise pour accomplir au mieux ce qu’il a à faire (à supposer, bien sûr, qu’il le sache et l’ait trouvé) dans l’espoir de faire advenir le plus de commune humanité, de commune socialité et de vie (de beauté et de grâce) possible. Propos bien idéaliste ?  Peut-être.  Prenons-le en tout cas comme un idéal régulateur. Ces Jeux Olympiques nous en auront fait entrevoir la possibilité.

P.S. Absent de chez moi durant la période des Jeux Paralympiques je n’ai pu les regarder que par bribes. Mais ce qui saute aux yeux c’est que, plus encore que les JO « normaux », ils illustrent de manière particulièrement spectaculaire et émouvante la puissance du sentiment de commune humanité, au-delà de tous les handicaps, et la force de l’aspiration à la légitime individuation. Elle doit être atteinte contre vents et marées.


[1] Ce texte a été rédigé à destination d’un livre à paraître chez Actes Sud sous le titre « Avez-vous de la valeur ?

[2] En quelques mots : le convivialisme est la philosophie morale et politique de l’art de vivre ensemble en s’opposant sans se massacrer qui prétend dépasser, tout en les conservant (aufheben), les grandes idéologies de la modernité, libéralisme, socialisme, anarchisme et communisme. Partagées par des auteurs d’origines idéologiques très diverses, voire opposées, elle repose sur cinq principes : commune humanité, commune socialité, commune naturalité, légitime individuation, opposition constructive. Ces cinq principes sont subordonnés à un impératif catégorique de maîtrise de l’aspiration à la toute-puissance (hubris)

3 Replies to “Olympisme, convivialisme et anti-utilitarisme”

  1. Oui le temps semble s’être suspendu durant ces jeux, le retour du jadis, de l’aoriste. Comment faire déborder cet instant et le faire imprégner l’ensemble de nos activités au-delà des parenthèses qui le circonscrivent ? Merci pour votre lecture de cet évènement, je n’avais malheureusement rien perçu de ce que vous décrivez.
    Bien convivialement votre,
    Olivier

  2. La finale du 100m est l’épreuve reine cher Alain, car elle réalise à chaque fois le mythe d’Icare, le toujours plus vite au lieu du toujours plus haut. Mister Hubris se tient là bien caché avec son adorateur Elon Musk !
    Toujours plus… Michel Adam

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