Le problème de l’extrême droite au Brésil

C’est avec plaisir et intérêt que j’ai lu l’article d’Alain Caillé, « L’extrême-droite partout. Pourquoi ? » C’est remarquable la façon dont il réussit à articuler différentes dimensions et aspects d’un phénomène si complexe. Les idées de parcellitarisme et de contre-contre mouvement me semblent constituer des principes généraux pour un cadre théorique qui oriente l’analyse des cas particuliers.

Ainsi, je me suis mise à l’exercice d’analyser brièvement le cas brésilien qui, par sa complexité, pourrait contribuer à la réflexion. De fait, quand je discute avec des Français il apparaît toujours que le cas français est très différent du brésilien.

Je ne reviendrai pas sur les points qui convergent avec l’analyse générale d’A. Caillé, je présenterai juste les aspects de la réalité brésilienne qui me semblent singuliers.

  • La gauche brésilienne est certes tombée dans le piège du parcellitarisme mais elle n’a pas laissé tomber la question de l’inégalité. C’est pourquoi, les gouvernements de gauche du Parti des Travailleurs (Lula et Dilma) ont été si durement attaqués. Les grands médias qui appartiennent tous à des familles richissimes et qui ont soutenu la dictature militaire (1964-1985), pour des raisons semblables, a mené une campagne féroce contre toutes les politiques sociales mises en place. Ce qui paraît une évidence dans une culture égalitariste comme la française, par exemple, que les femmes de ménage puissent avoir un contrat régulier avec les droits du travail assurés a provoqué un véritable scandale dans les couches plus aisées. De même que l’augmentation automatique du Smic selon l’augmentation réelle de l’inflation. Cela relève du caractère esclavagiste sur lequel le Brésil a été fondé et qui perdure. La liste serait longue et elle pourrait être complétée par la politique économique (par exemple, le contrôle des richesses venues du pétrole brésilien pour assurer des services publics dans le domaine de la santé et de l’éducation) et par la politique étrangère (par exemple, l’indépendance vis-à-vis des Etats-Unis et le rapprochement avec l’Afrique, l’Inde, etc.).
  • La droite brésilienne, et je ne parle pas encore de l’extrême droite, n’a donc pas accepté de ne pas être élue aux élections présidentielles pendant 4 élections de suite et de devoir assister à la poursuite des politiques sociales de gauche. C’est à ce moment là (l’élection de Dilma pour un deuxième mandat en 2014) que la droite « normale » avec son candidat vaincu (du Parti ultralibéral, le PSDB), a commencé à basculer vers l’anti-démocratie en mettant les résultats électoraux sous suspicion de fraude. À partir de là, elle commence à soutenir des coups putschistes tels que la destitution de Dilma pour un faux crime (aujourd’hui entièrement réfuté) et la mise en prison de Lula pour crimes de corruption aujourd’hui entièrement annulés. Le discours adopté pour soutenir ces coups était celui de la lutte anti-corruption. Le même que celui utilisé par la droite pour justifier le coup d’Etat militaire de 1964 (contre le président de gauche Goulart) et qui, en 1954, avait poussé au suicide Getúlio Vargas, le premier président à apporter des mesures constitutionnelles pour le droit des travailleurs. Or, les dits crimes de corruption tels que l’achat de voix au Congrès pour faire passer des lois, ce que le gouvernement du PT a effectivement fait, avaient déjà été pratiqués par Fernando Henrique Cardoso (du PSDB) pour faire passer la loi qui devait permettre sa réélection en 1998, (interdite avant par la Constitution) et rien ne lui est jamais arrivé. La liste serait encore longue…
  • L’extrême droite brésilienne s’est montrée sans gêne et de façon spectaculaire lors de la session parlementaire qui a voté pour la destitution de Dilma. Le député fédéral Bolsonaro a dédié son vote au plus grand tortionnaire de la dictature, le commandant Ustra, qui avait dirigé les séances de torture sur Dilma quand elle était une jeune étudiante prisonnière politique. Discours prononcé et diffusé à un niveau national sans qu’aucune restriction, remarque ou, encore moins, punition ne s’ensuive. Le contraste avec ce qui vient de se passer avec le discours raciste du député du Front National en France dit long sur l’abîme qui sépare les deux pays. Or, pour combattre le PT, la droite « normale » ultralibérale n’a pas hésité à soutenir Bolsonaro depuis son élection en 2018 jusqu’à présent. Ainsi, il faut penser l’extrême droite brésilienne comme une force qui, en grande partie, se soutient et s’alimente de la force des très riches – agrobusiness, industrie des armes, banquiers et financiers… Ce n’est que maintenant, lors des élections d’octobre dernier, qu’une partie, mais seulement une petite partie, s’est alliée au front démocratique mené par Lula face à l’autoritarisme et aux dérives fascistes de Bolsonaro. Encore aujourd’hui, les manifs bolsonaristes qui défendent l’idée de fraude des résultats électoraux à la façon Trump, se sont révélées financées par des entrepreneurs et grands commerçants, d’après les investigations en cours. Tout cela pour « combattre le communisme », comme ils disent et crient haut et fort lors des rassemblements[1].
  • Les raisons de l’adhésion aux valeurs prônées par le discours bolsonariste rentrent dans le cadre à la fois général et précis que ton article construit : insécurité et panique économique face au chaos engendré par le dérèglement (désencastrement) ultralibéral et panique identitaire face à la gauche émancipatrice (droit à l’avortement, par exemple) et identitariste (mariage homosexuel, par exemple), ce que le bolsonarisme désigne « marxisme culturel ». C’est dans ce domaine que l’église évangélique joue un rôle fondamental, en attribuant les « dérives communistes » à rien de moins que « l’œuvre du démon ». Cependant, en matière de valeurs affichées, il y a deux aspects à souligner. Premièrement, il est impossible de croire à la sincérité de Bolsonaro et de son entourage, y compris celle des leaders de l’église évangélique. Leur discours sur l’honnêteté et la force du « bien » relève de la pure manipulation du « troupeau » une fois qu’ils sont liés directement aux milices et que l’extorsion d’argent qu’ils pratiquent auprès des masses pauvres ne laisse pas de doute. Quant aux forces économiques qui les soutiennent, celles des hyper-riches, de l’extrême droite et de la droite « normale », il est clair qu’ils se fichent complètement des valeurs conservatrices et moralisatrices.
  • La question du conservatisme est le deuxième aspect à traiter concernant les valeurs affichées de l’extrême droite brésilienne. Des analyses récentes entreprises par des auteurs brésiliens montrent que, en fait, le bolsonarisme se caractérise plutôt comme une révolution d’extrême droite qui cherche à produire une rupture radicale avec des valeurs traditionnelles brésiliennes. Cette rupture touche à plusieurs domaines – légal, comme exemple, la libération de l’achat et du port d’armes pour n’importe quel individu ; institutionnel, comme exemple, la tentative de fermeture des cours suprêmes de justice ; religieux puisque la tradition brésilienne a toujours été d’être un pays fondamentalement catholique et que l’église évangélique s’est imposée avec sa théologie de la réussite[2] ; culturel, comme exemple, le négationnisme scientifique lors du mouvement anti-vaccin ; ou l’anti-intellectualisme que tu avais déjà relevé et qui se concrétise ici par la destruction des organismes de financement de la recherche, de l’art et de la culture. Enfin, il y aurait une rupture même dans le domaine esthétique. Ainsi, cette nouvelle esthétique apporte des éléments totalement étrangers à la culture traditionnelle brésilienne comme le genre de musique et les vêtements devenus à la mode et qui montrent ce qu’on pourrait ironiquement appeler un « devenir cowboy »…

Voilà donc l’exercice d’analyse ramassée que la réflexion portée par l’article d’A. Caillé m’a incitée à faire. J’espère avoir ainsi contribué au large chantier de recherche que le phénomène inquiétant de l’extrême droite nous ouvre. Je pense que d’autres cas dans les différents pays mériteraient d’être traités dans leur spécificité et je suis convaincue que l’article d’A. Caillé éveillera les esprits qui pourraient le faire.


[1] J’ai vu hier une vidéo qui circule sur les réseaux où un homme parle avec micro aux manifestants bolsonaristes. Je résume ses propos : « Ne restez pas tranquilles chez vous à regarder Netflix ; si Lula prend le pouvoir, il va supprimer Netflix. Sachez que vous allez perdre aussi vos maisons ; Lula a dit que les maisons au-delà de 60 mètres carrés vont devoir être partagées avec d’autres familles. De même que les salles de bains : il ne peut pas en avoir deux ou alors il va falloir les partager. C’est ça le communisme. Et Lula va le mettre en place si vous arrêtez de manifester. »

[2] C’est-à-dire, réussir par tous les moyens est une preuve d’élection divine.

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