Interview par Catherine Calvet, publiée le 21 mai 2020 dans Libération.
Dans un «Second Manifeste», signé notamment par Bruno Latour, Noam Chomsky ou Edgar Morin, les convivialistes proposent une alternative à gauche pour ceux qui ne se retrouvent ni dans le néolibéralisme macronien ni dans le nationalisme fascisant, explique le sociologue, fondateur du mouvement.
Avec le Second Manifeste convivialiste. Pour un monde post-néolibéral, publié par Actes Sud avant le confinement, c’est le retour de l’Internationale convivialiste, sept ans après son premier manifeste. Cette nouvelle Internationale, fondée par le sociologue Alain Caillé, est soutenue par de nombreux intellectuels, dont Edgar Morin, Noam Chomsky, Bruno Latour, Wendy Brown, Hartmut Rosa, Fabienne Brugère, Philippe Descola et Chantal Mouffe. Cette seconde intervention offre des propositions pour un monde d’après qui résonnent d’autant plus pendant cette crise mondiale. Le premier manifeste, sorti en 2013, insistait sur notre interdépendance à l’échelle de la planète, le second remet fortement en question le néolibéralisme.
Comment définir «le convivialisme» ?
Il faut l’aborder comme une idée pouvant succéder à d’autres religions séculières, comme le communisme, le socialisme, le républicanisme ou l’anarchisme. Le convivialisme reprend un peu de toutes ces différentes idéologies. Le premier manifeste le définissait par le partage de quatre principes : commune humanité, commune socialité, légitime individuation, opposition créatrice. Devant l’ampleur de la crise environnementale, nous avons ajouté le principe de «commune naturalité». Chacun de ces principes reprend des éléments aux quatre grandes idéologies de la modernité. L’idée de commune humanité inspirait le communisme, celle de commune socialité le socialisme, l’anarchisme recherchait la légitime individuation, et le libéralisme politique reconnaissait l’opposition créatrice.
Précisons que le néolibéralisme est une dénaturation totale du libéralisme historique, celui qui a permis d’en finir avec l’absolutisme. Il subsiste bien sûr des débats sur la relation entre «libéralisme» et «néolibéralisme». Pour certains, le premier mène forcément au second. Je ne le crois pas. C’est en tout cas grâce à l’acceptation du débat, de l’opposition créatrice, que nous avons réussi à rassembler des signataires qui vont de la gauche de la gauche jusqu’au centre droit.
Est-ce que la crise sanitaire actuelle ne conforte pas cette idée de limiter l’hubris de nos sociétés de consommation ?
Cette pandémie est aussi le résultat, en effet, de l’hubris, de notre désir de toute-puissance et de la démesure propres à notre civilisation. Elle doit nous amener à réfléchir sur la nécessité et les moyens de limiter cette hubris. Mais il ne faut surtout pas utiliser un biais culpabilisateur ou moralisateur pour remettre en question notre mode de fonctionnement, il faut proposer un véritable projet politique qui mobilise.
Comment une gouvernance convivialiste gérerait-elle la crise actuelle ?
Une gouvernance vraiment convivialiste serait probablement le fait de femmes et d’hommes plus soucieux du bien commun que le personnel politique actuel. L’idée de service public s’est beaucoup perdue ces dernières décennies chez nos élites démocratiques. Les convivialistes restaureraient une éthique du débat démocratique, absolument vitale. C’est aussi cela, et d’abord cela peut-être, qui a fait défaut dans la gestion de cette crise. On a vu une espèce d’opacité et d’absence de débats, d’imprévision généralisée. Tout un ensemble de choses qu’on ne peut pas résumer en une phrase mais qui constitue un climat général brouillé et confus.
Le convivialisme pour plus de démocratie ?
Quand le premier manifeste est sorti au début des années 2010, il semblait évident que le convivialisme se réclamait de la démocratie. Aujourd’hui, il convient de le préciser. Une grande partie de la jeunesse ne vibre plus forcément pour l’idéal démocratique. Et celui-ci se réduit comme peau de chagrin sur la planète entière. Il nous fallait donc souligner à quel point l’idéal démocratique reste fondamental, mais aussi et surtout comment il faut l’approfondir et l’actualiser. Cet idéal doit aujourd’hui s’ouvrir à beaucoup plus de participation et s’accompagner d’un universalisme pluriel, d’un «pluriversalisme».
Le premier manifeste avait été signé par 64 personnalités majoritairement françaises et toutes francophones. Le second manifeste rassemble, lui, près de 300 signataires de 33 pays différents.
Le convivialisme n’a de sens véritable qu’à une échelle internationale, comme la plupart des projets politiques aujourd’hui. Une gouvernance convivialiste mondiale n’est pas à l’ordre du jour, mais je pense qu’il faut favoriser toutes les initiatives locales ou nationales qui vont dans ce sens dans le monde. Nous avons reçu l’adhésion de l’actuel président de l’Association internationale de sociologie, association majoritairement anglophone, qui vient de faire connaître les idées convivialistes en 17 langues. Le convivialisme sera mondial ou ne sera pas. Tout en étant aussi local, régional et national.
A quand un programme convivialiste aux élections ?
Il va falloir que d’une façon ou d’une autre le convivialisme intervienne enfin dans le jeu de la politique. Nous n’irons pas très loin, en effet, si nous restons entre intellectuels. Il nous faut devenir pertinents dans le champ politique institué. De la même façon que nous avons rassemblé des signataires allant de la gauche de la gauche au centre droit pour le second manifeste, de même nous devons devenir audibles par toute une partie de la population qui ne se reconnaît ni dans le néolibéralisme macronien ni dans le nationalisme fascisant, et qui manque dramatiquement d’expression et de représentation politiques.
Une telle alliance historique avait été réalisée à la fin de la Seconde Guerre mondiale par le Conseil national de la Résistance, avec le programme des Jours heureux, qui fédérait des communistes jusqu’aux gaullistes. Je pense que nous sommes dans un cas de figure assez comparable, car cette longue crise sanitaire risque de déboucher sur une crise économique vertigineuse. Il faut donc de toute urgence imaginer un nouveau régime social et politique. Mais pour avancer dans cette direction, nous avons besoin de la nommer.
Pour l’instant, je ne vois pas autre chose sur le marché que «le convivialisme». Ce nom, parce qu’il n’appartient à personne, peut servir de pavillon commun aux rassemblements qui se cherchent. Nos idées progressent et sont de plus en plus reprises dans le discours politique (cf. l’interview de Julien Bayou, patron d’EE-LV, le 2 mai dans Libération).
Beaucoup d’idées progressistes ont reculé, dites-vous, entre les années 70 et 2020. Alors quel sera le monde d’après ? Un monde post-néolibéral ?
Ce recul a été mondial. C’est sur ce constat aussi que nous pouvons rassembler des gens d’horizons très divers et de toutes nationalités. Je parle de diversité parce que je pense que même les chefs d’entreprise pas trop mal en point souffrent de ce choc néolibéral. Le monde post-néolibéral sera celui de la transition écologique, ce qui n’est pas encore suffisamment pris au sérieux. Il sera aussi celui d’une nouvelle fiscalité. Ne serait-ce que revenir au régime fiscal des Etats-Unis entre les années 60 et 70 – pays pas particulièrement communiste ! – représenterait un progrès d’une importance considérable. Le taux d’imposition marginal sur les très hauts revenus y était encore de 70 %. Une telle fiscalité devrait être combinée à une taxation effective des profits des entreprises localisées dans les paradis fiscaux. De telles mesures fiscales rapporteraient en France de l’ordre de 50 milliards d’euros par an. Il y aurait largement là de quoi renflouer des services publics comme l’hôpital et de financer un revenu universel, et pas seulement pour les plus pauvres, mais aussi pour mettre les agriculteurs ou les petits commerçants à l’abri des spéculations du marché. Et faut-il renoncer à la croissance ? Les convivialistes ne prônent ni la croissance ni la décroissance, mais «l’a-croissance». De même que l’agnosticisme refuse de se prononcer sur certaines croyances, les a-croissants refusent de diaboliser ou de fétichiser la croissance Mais ils refusent que le débat politique se limite à un affrontement entre ceux qui prétendent avoir la meilleure recette pour gagner un ou deux dixièmes de point de PIB.
Demandons-nous plutôt comment vivre mieux même si la croissance n’était plus là. La question est devenue particulièrement urgente, non ?
j’avais un jour eu un échange avec Alain Caillé, dans lequel je regrettais un peu le côté trop parisien des convivialistes ; alors, pour ne pas faire dans l’anti-parisianisme primaire – ce serait particulièrement mal venu dans mon cas, puisque je suis né et est vécu jusqu’en 1998 à Paris – j’aimerais bien avoir, si cela existe, la liste de ceux et celles qui se réclament du mouvement convivialiste à Montpellier : on pourrait essayer de voir si, comme je le crains un peu, nous ne sommes pas tous de « vieux croûtons » et éventuellement échanger un peu
Dominique Schalchli
coordinateur du collectif local du pacte du pouvoir de vivre
le convivialisme une lumière dans l’obscurité.
Comment faire naître l’incarnation de nos idées?
Macron est parti de rien et a rassemblé des personnes nouvelles en politique. Phénomène allucinant qui a vite révélé ces vides.
Mais cela veut dire que les Convivialistes peuvent aussi très très vite grandir et prendre le pouvoir. Il y a de la place. Et un souffle derrière nous qui pousse. J’y crois.