Interview par Christophe Henning pour le journal La Croix du 5 octobre 2020.
La Croix : Sociologue, disciple de Marcel Mauss, vous êtes aussi initiateur du mouvement des « convivialistes » qui dénonce les errements de la société capitaliste. Comment avez-vous lu l’encyclique du pape François ?
Alain Caillé : C’est un beau texte qui peut parler à des non-catholiques, voire à des non-croyants, ce qui est mon cas. Je me sens tout à fait en harmonie. Certes, ce ne sont pas les références philosophiques ou économiques qu’il m’arrive de manier, mais le texte peut se lire hors de la tradition chrétienne.
Et le pape utilise un langage plus sociologique ou philosophique qu’ecclésial. Et il insiste sur sa collaboration avec le grand imam de l’université Al-Azhar, Ahmed Al Tayyeb, ce qui m’a réjoui.
Les premières pages de ce texte sont particulièrement sombres…
A. C. : Très noires en effet, mais très justes ! Pourquoi 300 intellectuels de 33 pays et de bords idéologiques différents se sont-ils retrouvés pour signer le second manifeste du convivialisme ? Parce qu’ils partagent tous un diagnostic extraordinairement pessimiste sur l’état du monde, et le pape François fait le même constat.
Vous retrouvez-vous dans l’analyse économique du pape ?
A. C. : Je partage totalement l’inspiration de cette encyclique : le pape dénonce la logique de la puissance économique qui écrase tout sur son passage, notamment les plus humbles. Il relativise de manière très pertinente le droit de propriété qui n’est pas un droit d’abuser socialement. Toutefois, je me demande s’il n’y a pas lieu d’aller plus loin, sur deux points qu’aborde le Manifeste convivialiste (1) : d’une part, éradiquer toutes les formes de misère – je ne parle pas de la pauvreté – implique nécessairement le principe inconditionnel d’un revenu minimum. D’autre part, à partir du moment où il y a une critique de l’abus de richesse, ne vaudrait-il pas la peine d’appeler à un taux de richesse maximal, imposé légalement ou auto-imposé ?
Après Laudato si’ à propos de l’environnement, le pape s’attaque-t-il à l’économie avec la même urgence ?
A. C. : Si le pape n’utilise pas le concept grec d’hubris, il dénonce le désir de toute-puissance, le sans-limite. Or, l’incarnation contemporaine de l’hubris, c’est quand même cette explosion absolument vertigineuse des inégalités. Sans condamner toute forme de richesse, il faut impérativement condamner l’ultra-richesse.
On n’est pas surpris de retrouver une préoccupation constante du pape pour les migrants…
A. C. : La question des migrants est centrale. Les sociétés constituées sont en train de voler en éclats. Les mouvements migratoires vont s’accentuer, pour des raisons climatiques ou politiques et à cause d’une logique économique incontrôlable et délétère. C’est le résultat d’une fragilisation de tous les cadres sociaux économiques, culturels et moraux. Ce que j’appelle une parcellisation du monde qui nous transforme tous en particules élémentaires.
Le pape invite à une fraternité ouverte, que cela signifie-t-il ?
A. C. : Il y a une tension entre une fraternité d’appartenance et la fraternité universelle. Toute l’encyclique défend à la fois les cadres sociaux hérités en disant qu’il n’y a pas de pire malheur que d’être privé de l’histoire de son appartenance. Et il y a l’appel à une fraternité ouverte, universelle, qui n’est pas une humanité abstraite avec un grand H où toutes les différences seraient estompées. Le pape nous encourage à une humanité diverse, à un universalisme pluriel, un pluriversalisme dans le langage du convivialisme. Mais comment faire tenir ensemble ces diversités ?
Le pape exhorterait-il à une conversion profonde de l’économie ?
A. C. : Notre seule chance de salut – et je parle de salut terrestre –, c’est un basculement radical de l’opinion publique mondiale qui, pour l’instant, est totalement ralliée à la philosophie politique dominante depuis quarante ans, à savoir le néolibéralisme. Celui-ci repose sur l’idée centrale que « l’appât du gain est une bonne chose ». Or si tout le rapport social repose sur l’avidité, il se profile un monde où la moitié de l’humanité risque de devenir économiquement inutile : c’est absolument catastrophique ! Il y a bien d’autres choses qui motivent les humains que le gain monétaire, bien d’autres types d’activités où chercher de la reconnaissance.
Ce qui passerait par exemple par des relations de gratuité ?
A. C. : Je suis très réservé sur la gratuité, ce qui renvoie à la discussion autour du don (2). Pour certains, comme Derrida ou Jean-Luc Marion, il n’y a don que s’il est radicalement désintéressé, sans aucune motivation. Je ne crois pas à cette formulation : je ne pense pas que le don puisse exister sans rien attendre en retour, à commencer par l’amitié de celui à qui l’on donne. Le don n’est pas gratuit, mais il y a de la gratuité dans le don.
Le pape rapproche « la fraternité » et « l’amitié sociale » dans le titre de l’encyclique…
A. C. : La fraternité est pour moi un terme trop connoté, et j’essaie de m’en passer. Beaucoup de mes amis veulent développer des « politiques de la fraternité » à partir d’une inspiration soit chrétienne, soit républicaine. Pourquoi pas ? L’autre piste, celle de « l’amitié sociale » me parle plus.