Le fondateur de la « Revue du MAUSS » Alain Caillé, nous explique ce qu’est le « convivialisme », mouvement international qu’il a lancé et qui se donne pour objectif de lutter contre le néolibéralisme.
Propos recueillis pour Marianne par Kévin Boucaud-Victoire.
Publié le 10/03/2020 à 15:06 ici.
Sept ans après le premier ouvrage, l’internationale convivialiste (qui compte notamment Jean-Claude Michéa, Eva Illouz, Noam Chomsky, Ève Chiapello, Thomas Coutrot, Dany-Robert Dufour, Joëlle Zask, Gaël Giraud, David Graeber, etc.) revient avec son Second manifeste convivialiste, sous-titré « pour un monde post-néolibéral » (Actes sud). Les auteurs reviennent sur les quatre principes qui la fondent et qui empruntent au communisme, au socialisme, à l’anarchisme et au libéralisme politique, grandes idéologies de la modernité : « commune humanité », « commune socialité », « légitime individuation » et « opposition créatrice ». S’ajoutent dans ce nouvel ouvrage le « principe de commune naturalité » et un impératif, la « maîtrise de l’hubris », c’est-à-dire de la démesure, responsable notamment de la hausse des inégalités et de la crise écologique. Rencontre avec Alain Caillé, fondateur du mouvement.
Marianne : Pourquoi le néolibéralisme pose-t-il problème ?
Alain Caillé : Il existe de nombreux débats théoriques et historiques sur le néolibéralisme. En quoi consiste-t-il ? Quand apparaît-il ? On peut considérer que l’acte de naissance du néolibéralisme sous sa forme actuelle remonte à 1947. C’est cette année-là qu’une trentaine de personnalités réunies en Suisse en 1947 créent ce qui allait s’appeler la Société du Mont Pèlerin. Parmi elles, les économistes Friedrich Von Hayek et Milton Friedman, le philosophe des sciences Karl Popper, et bien d’autres noms connus, dont plusieurs futurs « prix Nobel » d’économie. Très vite soutenue par de grandes entreprises et de riches fondations, la Société du Mont Pèlerin, toujours très active aujourd’hui, va parvenir peu à peu à miner le consensus keynésien, plus ou moins social-démocrate de l’après-guerre, et à imposer une nouvelle vision dominante du monde et de ce qu’être humain veut dire. Cette nouvelle raison du monde triomphe dans les années 1980-90. Elle constitue l’idéologie du capitalisme rentier et spéculatif. Elle exerce désormais à l’échelle planétaire la maîtrise sur les idées et les cerveaux, de même que le capitalisme rentier et spéculatif est le maître de nos pratiques.
Disons, de manière idéal-typique, que ce nouveau dogme repose sur les six postulats suivants : 1. La société n’existe pas, il n’y a que des individus. 2. L’avidité, la soif du profit est une bonne chose. Greed is good. 3. Plus les riches s’enrichiront et mieux ce sera, car tous en profiteront par un effet de ruissellement. 4. Le seul mode de coordination souhaitable entre les sujets humains est le marché libre et sans entraves, y compris le marché financier et spéculatif, autorégulé. 5. Il n’y a pas de limites. Toujours plus, c’est nécessairement toujours mieux. 6. Il n’y a pas d’alternative.
Aucune de ces propositions n’a de véritable consistance théorique ou empirique. Et, pourtant, nous ne savons pas trop quoi leur opposer parce que nous sommes en manque d’une idéologie alternative. Or, il nous faut en trouver une au plus vite, car les effets conjugués du capitalisme rentier et du néolibéralisme sont désastreux. Leur postulat le plus important est sans doute que l’avidité est une bonne chose, greed is good. À partir de là, tout est permis : la destruction de toutes les régulations institutionnelles ou morales héritées, leur sacrifice à la rentabilité immédiate, la tolérance vis-à-vis de la corruption. Le résultat est une explosion sans précédent des inégalités qui mine à la racine le consensus démocratique, et le saccage écologique de la planète.
Tout ceci est si évident en fait, que j’ai presque scrupule à le rappeler. Il faut le faire toutefois car, curieusement, si nous le savons ou le sentons à peu près tous, très peu nombreux sont ceux qui osent le dire aussi directement (on n’ose pas dire que le roi est nu). Beaucoup nous disent que le vrai danger aujourd’hui, ce n’est pas le néolibéralisme mais le populisme. C’est ne pas voir que le second est l’effet du premier, son autre face. En 1944 le socio-économiste Karl Polanyi, publiait un livre qui allait devenir célèbre, La grande transformation. Son objectif était d’expliquer le triomphe des idéologies totalitaires par le fait que l’autonomisation du marché, la dissolution de la société dans l’économie, avait créé un monde totalement inhumain et intolérable. Il suffit d’actualiser son analyse pour comprendre ce qui est en train de se passer, qui est totalement terrifiant. Sans même parler du dérèglement climatique, nous sommes en droit de nous demander ce qu’il subsistera des idéaux (et ne parlons pas des réalités) démocratiques dans le monde d’ici cinq à dix ans. Le temps presse.
Le but du convivialisme est de fournir des atouts à ceux qui veulent jouer un autre jeu
Marianne : En quoi « l’art de bien vivre ensemble », est-il une solution ?
« L’art de vivre ensemble », ou plutôt « philosophie de l’art de vivre ensemble en s’opposant sans se massacrer » c’est une formulation qu’il m’arrive d’utiliser pour présenter le convivialisme en quelques mots, en ajoutant : « dans le souci premier de lutter contre l’aspiration à la toute-puissance, à la démesure, à ce que les anciens Grecs appelaient l’hubris« . Je ne sais pas si le convivialisme peut être une solution, encore moins la solution. Mais je crois que, sous ce nom-là, ou sous un autre (si un meilleur nom venait à être trouvé), la formulation doctrinale qu’il propose est en effet le préalable à toute alternative possible au néolibéralisme.
La question que vous posez en cache une autre, sous-jacente : avons-nous besoin d’une nouvelle élaboration doctrinale, de nous battre sur des idées ? Ma réponse est résolument oui. Les résistances au néolibéralisme, les initiatives qui tentent d’inventer un autre monde que celui qui repose sur l’avidité généralisée, sont innombrables. Mais elles restent presque totalement impuissantes parce qu’elles n’ont pas suffisamment conscience de ce qu’elles ont en commun, des valeurs qu’elles partagent. C’est ce commun de pensée (et d’actions), ce commun de valeurs que le Second manifeste convivialiste entend rendre explicite et visible.
Posons le problème autrement. Il ne serait pas difficile de montrer que tous les grands mouvements historiques, pour le meilleur ou pour le pire, se sont effectués au nom de quelques idées ou de quelques valeurs-clés. Qu’on pense, pour en rester à la modernité, aux Droits de l’homme, à l’idéal républicain, à la démocratie, au communisme, au fascisme ou au nazisme, etc.( j’ai bien dit : pour le meilleur ou pour le pire…). Bien sûr, si ces idées ne sont pas portées par des groupes sociaux dont elles servent les intérêts, réels ou fantasmés, elles restent inopérantes. Mais, réciproquement, des intérêts ou des actions qui ne sont pas perçus comme légitimes le restent tout autant. Si le néolibéralisme ne martelait pas les six postulats que j’ai présentés, le capitalisme rentier et spéculatif ne parviendrait pas (ou pas aussi facilement) à imposer partout dans le monde les seules politiques économiques et sociales qui passent pour efficaces, raisonnables et donc légitimes. Le problème étant qu’à certains égards elles le deviennent, en effet, ou semblent le devenir, puisque c’est le néolibéralisme qui impose la règle du jeu, et qu’on ne peut pas jouer contre le cours du jeu sans avoir quelques solides atouts dans sa main. Le but du convivialisme est de fournir des atouts à ceux qui veulent jouer un autre jeu.
Marianne : Qu’apporte ce nouveau manifeste par rapport au précédent ?
Énormément de choses, parmi lesquelles : 1. L’adjonction aux principes de commune humanité, commune socialité, légitime individuation et opposition créatrice, d’un principe de commune naturalité (qui permet d’insister sur l’urgence de l’engagement dans les défis environnementaux) et d’un impératif de lutte contre l’hubris ; 2. Une explicitation des liens entre idéal convivialiste et idéal démocratique. Cette explicitation est particulièrement nécessaire à une époque où, dans les pays riches, les jeunes croient de moins en moins en la démocratie ; 3. Une clarification de l’idée de pluriversalisme (universalisme pluriel) ; 4. Un détail important des mesures concrètes à envisager pour lutter contre le réchauffement et la mondialisation néolibérale, pour relocaliser et démarchandiser, pour instaurer un revenu universel plausible, un chiffrage des inégalités tolérables, etc. 5. Mais, surtout, suite à tout un travail de discussion sur ces enjeux, le second manifeste est réellement devenu international. Le fait qu’il soit signé par près de 300 personnalités intellectuelles de 33 pays différents (et d’idéologies ou d’écoles théoriques différentes) est, bien sûr, très insuffisant, mais c’est quand même le début de quelque chose de significatif.
Marianne : Pourquoi ne pas cibler le capitalisme dans sa totalité, comme le communisme, le socialisme et l’anarchisme, trois doctrines dont vous vous inspirez, et seulement sa forme néolibérale ?
Le capitalisme est une réalité économique, pas une idéologie politique au même titre que le communisme, le socialisme, l’anarchisme, ou le libéralisme, que vous ne mentionnez pas dans votre liste. Un des points de départ du convivialisme est la conviction que ces idéologies, les quatre grandes idéologies politiques modernes, ne sont plus à la hauteur de l’époque, et que c’est cette inadéquation qui nous laisse démunis intellectuellement. Postulant que les conflits premiers entre humains naissent de la rareté matérielle, proposant de les résoudre par une croissance économique indéfinie, elles n’ont rien à nous dire sur le rapport à l’environnement. Rien, non plus, sur les luttes de reconnaissance, sur les conflits identitaires, sur le multiculturalisme, etc. Quant au capitalisme, on peut être pour ou contre, plus ou moins, selon la définition qu’on s’en donne. L’urgence aujourd’hui est de rassembler tous ceux, infiniment nombreux, qui souffrent des dégâts occasionnés par le capitalisme rentier et spéculatif qui s’est imposé depuis trois ou quatre décennies.
Marianne : Vous appelez à un monde « post-croissance », mais pas à la décroissance. Pourquoi ?
Parce que, là aussi, on peut mettre des choses très variées sous le pavillon de la décroissance. Mon ami Serge Latouche, pape de la décroissance (qui avait signé le premier manifeste) se dit maintenant a-croissant, agnostique de la croissance. Cette formulation ouverte me va. Mais, en deux mots, la croissance du PIB peut d’autant moins être vue comme un remède à tous nos maux qu’elle ne peut pas se prolonger à l’infini sans détruire définitivement tous les équilibres écologiques planétaires et que, d’ailleurs, de plus en plus d’économistes annoncent une stagnation séculaire. Il nous faut donc apprendre à vivre mieux ensemble même si la croissance du PIB devait ne plus être au rendez-vous.
Marianne : Dans votre ouvrage vous évoquez trois type de jeunesse (en occident, dans les pays émergents et dans les pays pauvres) en lutte ou victimes du néolibéralisme. Vous avez fondé une internationale. Le convivialisme doit-il nécessairement être mondial ou peut-il s’appliquer à « un seul pays » ?
Oui, il sera mondial ou il ne sera pas. Le néolibéralisme est désormais mondial, on ne peut donc s’y opposer « dans un seul pays ». Regardez l’exemple de la Grèce. Tout pays qui semble vouloir refuser de jouer le jeu se verra immédiatement menacé de faillite immédiate, plongé dans l’impossibilité de payer ses fonctionnaires, les retraites, etc. Il y a là une des raisons pour lesquelles toutes les tentatives de refonder une gauche plurielle en limitant le débat à un seul pays sont largement vouées à l’échec et pour lesquelles le jeu politique ressemble de plus en plus à un théâtre d’ombres chinoises. Seul un puissant mouvement d’opinion à l’échelle mondiale peut faire changer la donne. Ça n’empêche pas, qu’à l’échelon national, on puisse mener des politiques plus ou moins intelligentes, qui amorcent effectivement des déviations de trajectoire. L’exemple du Portugal est ici tout à fait instructif.
Marianne : Ivan Illich, père du concept de « convivialité », voyait dans le « gigantisme » l’un des maux principaux de notre époque. Le convivialisme propose-t-il de rompre avec l’Etat-nation pour une échelle plus petite ?
Pour être honnête, je ne vois pas trop le rapport entre la question de l’État-nation et la critique du gigantisme par Ivan Illich. Le convivialisme plaide effectivement pour une politique de subsidiarité qui laisse toute sa place au local et aux petites initiatives. Mais, pour en rester à la question de la nation, je ne crois pas du tout pour ma part que l’idéal national soit mort. Ceux qui le disent font le jeu de l’extrême-droite. Mais il est clair qu’il n’est plus possible de le fonder sur les fictions d’hier, sur l’aspiration à ne faire vivre sur un même territoire que les personnes issues d’un même peuple ethnique (d’une même naissance, natio), pratiquant la même religion, ne parlant qu’une seule et même langue et ne participant que d’une seule et même culture. Nous sommes en Europe face à un problème dramatique. L’Europe, n’ayant aucune identité politique, se voue à l’impuissance face aux États-nations menaçants que sont la Russie, la Chine, les USA désormais, etc. Comme Jacques Julliard à Marianne, je crois que la seule issue réside dans l’instauration d’une République européenne, au minimum franco-allemande, mais si possible avec l’Espagne, l’Italie et d’autres pays, qui le voudraient et qui ne soient pas des paradis fiscaux. Nombre de convivialistes seraient favorables à un projet de ce type
Marianne : En sept ans, le convivialisme est principalement resté cantonné aux milieux intellectuels et médiatiques. Avez-vous espoir d’infuser les politiques et la société civile ?
Oui, j’ai bien sûr cet espoir, mais je ne mésestime pas la difficulté de la tâche. Quand vous dites que « le convivialisme est principalement resté cantonné aux milieux intellectuels et médiatiques », vous êtes presque trop gentil ou trop optimiste. Les milieux médiatiques n’ont rien relayé du tout (même Marianne ne s’en est fait que très timidement l‘écho, grâce à vous). C’est que nous n’entrons dans aucune des cases qui permettent aux journalistes de se repérer facilement. Et rien de ce que nous disons ne peut se condenser en une petite phrase qui fait le buzz. Et dans les milieux de la société civile (civique, plutôt) chacun est d’abord, légitimement, mobilisé par sa militance particulière. Tous les réseaux qui la composent se demandent comment échapper au choix entre Macron et Le Pen qui nous pend au nez. Tout le monde exhorte à l’union, mais chacun veut s’unir sous sa propre bannière. On n’avance pas. C’est que, avant de parler programme, union, choix de possibles candidats, etc., il faut se mettre d’accord en amont sur des valeurs et des principes communs, qui soient susceptibles de rallier une véritable majorité, bien au-delà des frontières de la gauche héritée. C’est ce qu’a réussi à faire le convivialisme en réunissant autour de ce Second manifeste des personnalités aussi diverses, voire opposées, que, par exemple et entre beaucoup d’autres, Jean-Philippe Acensi, Geneviève Azam, Belinda Cannone, Barbara Cassin, Noam Chomsky, Denis Clerc, Mireille Delmas-Marty, François Dubet, Dany-Robert Dufour, Jean-Pierre Dupuy, Jean-Baptiste de Foucauld, Stéphane de Freitas, Susan George, David Graeber, André Grimaldi, Roland Gori, Eva Illouz, Dominique Méda, Jean-Claude Michéa, Edgar Morin, Chantal Mouffe, Corine Pelluchon, Marshall Sahlins, Patrick Viveret,ou Jean Ziegler.
Mais nous n’avancerons de manière décisive que si (pour en rester à la France) nous parvenons à montrer aussi bien aux gilets jaunes, aux syndicalistes, au monde rural, aux habitants des cités qu’aux entrepreneurs et aux cadres supérieurs de bonne volonté citoyenne ce qu’ils ont à gagner concrètement à l’avènement d’une société convivialiste. Il existe une énorme demande politique latente qui aspire à cela. Je ne désespère pas que des militants politiques le comprennent. En attendant, l’urgence est que de nombreux lecteurs du Manifeste se reconnaissent en lui, se disent convivialistes (quelles que soient leurs autres affiliations) et le fassent savoir.