Présentation (extrait) de la Revue du Mauss n°57
par Alain Caillé, Philippe Chanial et François Gauthier
Le convivialisme se présente comme une philosophie politique appelée à prendre le relais des grandes idéologies de la modernité — libéralisme, socialisme, anarchisme, communisme. Celles-ci ne parviennent plus à nous éclairer ni sur l’état présent du monde ni sur ce à quoi il pourrait ou devrait ressembler demain, ne serait-ce que parce qu’elles n’ont absolument pas su anticiper la crise environnementale et le réchauffement climatique. Le convivialisme commence à rencontrer un certain écho. Le Second Manifeste convivialiste (Actes Sud, février 2020) a déjà été traduit en six langues. Mais jusqu’à présent le convivialisme souffre d’un défaut rédhibitoire par rapport à ses devanciers, qui explique que son audience ne dépasse pas le succès d’estime : il ne « parle » pas assez. Et il ne parle pas assez parce qu’il ne laisse pas assez miroiter un avenir radieux, ou au moins plus heureux pour le plus grand nombre, qui vaille la peine qu’on se batte, voire qu’on se sacrifie pour le faire advenir. Ce que savaient faire au contraire ses devanciers. Le libéralisme laissait espérer le règne de l’autonomie, la fin de la soumission à l’autorité ou au despotisme. Le socialisme promettait l’égalité, au moins une certaine égalité grâce à l’intervention régulatrice de l’État. L’anarchisme surenchérissait sur le libéralisme en y ajoutant l’espoir de l’autosuffisance économique, de l’autogestion ; et le communisme surenchérissait sur le socialisme en ajoutant la fraternité à l’égalité. Le convivialisme hérite de toutes ces promesses et tente de les combiner en les « dépassant » (aufheben). Mais ce « dépassement » reste encore largement conceptuel, de principe. Il faut maintenant lui donner de la chair, du souffle, de la vie, de la visibilité. C’est le sens de la commande que nous avons passée aux auteurs de ce numéro :
Annoncer un monde convivial pour demain peut sembler à la fois excessivement timide et désespérément ambitieux. Excessivement timide par rapport à ce que nous promettaient les religions séculières d’hier. Toutes nous faisaient attendre des lendemains qui allaient chanter. On raserait gratis, on en finirait avec toute forme de domination ou d’exploitation de l’homme par l’homme. Ou, au minimum, chacun verrait ses conditions de vie matérielles assurées, sa santé protégée, son éducation suffisamment garantie pour pouvoir devenir un citoyen à part entière, actif et respecté à ce titre. Ces grandes espérances ont fait long feu. Aujourd’hui, pour tout un ensemble de raisons (écologiques, économiques, épidémiologiques, sociales, morales) sur lesquelles il n’est pas nécessaire de s’appesantir, c’est plutôt la désespérance et des lendemains qui déchantent qui se profilent à l’horizon. De coup, seulement dire que le monde de demain pourrait être plus convivial, moins violent, moins injuste, plus sécure, paraît presque relever d’un pari fou, désespérément et déraisonnablement ambitieux.
Mais c’est aussi s’inscrire dans le sillage du Second Manifeste convivialiste dont il est possible de résumer ainsi l’idée centrale : oui, malgré les progrès inouïs de la science et des techniques, les prévisions les plus sombres sur notre avenir ont malheureusement une forte probabilité de se réaliser (et l’épidémie de coronavirus n’incite pas à être plus optimiste). Notre seule chance d’échapper à un destin particulièrement funeste est de faire naître le plus rapidement possible une société post-néolibérale ou, si l’on préfère, post-croissantiste. Le Second Manifeste convivialiste fixe certains de ses traits possibles, écologiques, politiques, sociaux et économiques. Mais il est évident que la société conviviale n’a aucune chance de naître si ne se déclenche pas un basculement planétaire de l’opinion publique de tous les pays, une sorte de tsunami axiologique d’ampleur mondiale. Aussitôt énoncée, cette condition ne peut que sembler totalement décourageante : comment espérer, même une seconde, faire vaciller le pouvoir des Poutine, Xi Ji Ping, Bolsonaro, Sissi, Modi, Duterte, Erdogan, Trump[1] et Wall Street, pour n’en citer que quelques-uns ? Rappelons-nous, pourtant, la force de l’idéal républicain, qui a su venir à bout des monarchies absolutistes, la puissance des idéaux socialistes ou communistes (pour le meilleur ou pour le pire), ou fascistes (résolument pour le pire, cette fois). Et, avant ces religions séculières, bien sûr, l’énergie fantastique libérée par le christianisme, l’hindouisme, l’islam ou le bouddhisme. C’est une énergie comparable qu’il faut maintenant tenter de mobiliser.
Mais, dira-t-on, cette montée en puissance des grandes religions universelles ou des quasi-religions séculières a pris beaucoup de temps, des siècles, et il y a urgence, urgence absolue. C’est vrai mais notre temps est celui de l’accélération ininterrompue. Les idées circulent et les passions se déchaînent à une vitesse inimaginable il y a encore quelques années. Souvent pour le pire. Pourquoi ne pourrait-ce pas être pour le meilleur ?
Le Second Manifeste convivialiste a présenté une analyse raisonnée et raisonnable de la situation dans laquelle nous nous trouvons et d’un avenir souhaitable possible. C’est un travail de synthèse théorique nécessaire. Mais il est très loin, en tant que tel, de pouvoir parler au plus grand nombre et de déchaîner des passions. Or, nous allons avoir grand besoin de passions y compris celles de se dévouer, voire de mourir pour préserver un monde viable. Pour cela, le travail conceptuel est notoirement insuffisant. Le plus urgent maintenant est de montrer à chacun, ou presque, ce qu’il aurait à gagner à basculer dans un monde convivialiste post-néolibéral (émancipé de la seule “réalitéˮ marchande) et post-croissantiste. Un monde dans lequel, au moins dans les pays les plus riches, il s’agira de vivre mieux avec moins ou pas plus de richesses matérielles, moins ou pas plus d’argent pour les classes aisées ou moyennes supérieures.
L’objectif premier est de recueillir des récits d’un monde d’après dans lequel on pourrait convaincre un ouvrier italien, un paysan espagnol, un agriculteur du Sénégal, un habitant d’une favela de Rio ou d’un slum de Bombay, un employé égyptien, un médecin irakien, un étudiant chinois mais aussi un chef d’entreprise français ou japonais, etc. qu’il se trouverait bien d’y vivre.
Un autre monde
Au vu de la teneur de cette commande on ne s’étonnera pas que ce numéro s’ouvre sur une note quelque peu utopique. C’est ainsi qu’Alain Caillé imagine qu’en 2030[2] l’humanité ayant enfin pris conscience que le principal problème qu’elle a à résoudre est de savoir ce qu’elle désire véritablement, que c’est cette incertitude sur la nature de son désir qui la pousse à la démesure, à l’hubris, se décide enfin à l’affronter. Et à y répondre. Aussitôt, dit le conte, « la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre dans le monde entier. Très vite chacun eut à cœur d’arborer le symbole de la nouvelle pensée du monde et d’œuvrer à sa réalisation. Un grand nombre des très riches, qui n’attendaient que ça, s’y rallia rapidement. Tout aussi vite, céder à la corruption apparut infamant. Il fallut un peu plus de temps pour que les soldats des armées en conflit et les membres des gangs criminels commencent à les déserter, mais dès que le mouvement fut amorcé, il alla crescendo et rien ne put l’arrêter. C’est qu’il y avait tant à faire par ailleurs : inventer un monde de prospérité conviviale sans croissance systématique du PIB, et panser tous les malheurs du monde hérités des siècles passés. Enfin, cela va sans dire, à travers le monde, hommes et femmes de toutes couleurs et de toutes religions, se marièrent ou s’unirent. Et ils eurent beaucoup d’enfants. Mais pas trop. »
C’est en 2036, quant à lui, que se projette Hervé Chaygneaud-Dupuy. Cette année-là, suite au « grand tournement » survenu dans les années 2020 en réaction à la pandémie, l’humanité se penche sur son passé récent, celui où a pris corps « l’Inode », le contraire de l’exode. Décidé par personne, mais par tous, par une forme d’intelligence collective « qui résulte de l’ajustement réciproque et de la capitalisation des avancées de chacun », la stigmergie, l’abandon des grandes villes pour chercher à tout prix à vivre de manière plus conviviale, « progressivement cet Inode est allé beaucoup plus loin que ses initiateurs n’avaient imaginé parce que c’est devenu un système autogénéré, alimenté par les inodiens eux-mêmes : la proxindustrie, le bioartisanat mutualisé, la compta territoriale, les spots [les systèmes productifs organiques de territoire], tout ce foisonnement d’initiatives a bien montré que nous ne revivions pas “le retour à la terre” des années 1970, mais l’atterrissage dont parlait Bruno Latour, à la fois local et global ». Et on a commencé à vivre heureux à Barbezieux et Jarnac, Issoire et Ambert.
Mais on ne pourra évidemment pas être heureux à Barbezieux, Jarnac, Issoire, Ambert, ou n’importe où ailleurs dans le monde, sans une (ré)conciliation profonde entre hommes et femmes[3]. D’où l’importance d’articuler convivialisme et féminisme comme le montre si bien ici Elena Pulcini qui, sur ce sujet particulièrement délicat – et souvent explosif, il faut bien le reconnaître –, est sans doute une des philosophes qui développe les analyses les plus fines. Quel féminisme ? demandera-t-on peut-être, tant il en est de nombreux. Peu importe ici. Ce qui importe c’est de reconnaître « la convergence du convivialisme avec ce qui est peut-être le cœur battant du féminisme, à savoir la critique du sujet moderne : un sujet cartésien souverain, autosuffisant et égocentrique, qui se définit en opposition à une altérité dévalorisée et hiérarchiquement inférieure (que ce soit le corps ou la nature, les émotions ou le féminin) ». Ce que développe l’écoféminisme. Avec Me Too et toutes les répliques qui ont suivi, l’émancipation féminine est clairement en marche. Au risque d’une « violence masculine qui semble prête à exploser à nouveau puisque alimentée par le ressentiment envers l’émancipation des femmes et par l’attachement granitique aux images archaïques du féminin ». « Le projet d’une société convivialiste, conclut E. Pulcini, exige donc l’élaboration de stratégies non seulement pour garantir les droits et la justice, mais aussi pour agir sur la vie affective. Il faut commencer par prendre conscience des pièges qui se cachent dans l’imaginaire et les passions. » Et, puisqu’il s’agit de construire « un art de vivre ensemble », elle suggère « d’introduire dans le projet convivialiste un vie Principe, sur lequel fonder la volonté des hommes et des femmes de coopérer dans le soin (…)
[1] Cet espoir-là, au moins s’est réalisé. De justesse mais réalisé quand même.
[2] Ce texte a été rédigé en 2016. Vu d’aujourd’hui, 2021, 2030 semble un peu précipité peut-être. Allez, disons 2035…
[3] Qui ne passe pas par le déni de leurs différences car comment pourraient-ils se réconcilier et s’entendre s’ils ne différaient pas ?
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N°57 | Demain un monde convivialiste. Il ressemblerait à quoi ?
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SOMMAIRE du numéro 57
Avertissement (A. Caillé)
Présentation (A. Caillé, Ph. Chanial, F. Gauthier)
PREMIERE PARTIE – THEMA
Un autre monde
Alain Caillé – Il sera une fois… le désir convivial
Hervé Chaygneaud-Dupuy – Et si… nous vivions heureux à Ambert, à Issoire ou à Barbezieux ?
Elena Pulcini – Féminisme et convivialisme
Gus Massiah – Les premiers pas convivialistes
François Gauthier – Réguler l’hubris. Quelle hubris ?
Florent Trocquenet-Lopez – Un éclair dans la nuit du monde
Un autre imaginaire
Geneviève Azam – La convivialité pour réanimer le monde
Dominique Méda – Une société post-croissance est-elle possible ?
Julien Dessibourg – Convivialisme et métaphysique(s) de la nature
François Prouteau – Un alterhumanisme pour l’Anthropocène
Marc Humbert – Vers un Convivialisme mondial
Michel Adam – Schéma
Un autre localisme
Michel Adam – Le monde de la Considération
Augustin Berque – La Recouvrance
Fabrice Flipo – Le convivialisme, en pratique
Paulo Henrique Martins – Le convivialisme à l’épreuve de la question territoriale. Nouveaux espaces, nouveaux
temps
Une autre économie
Thomas Coutrot – Imaginer l’entreprise convivialiste
Hugues Sibille – L’économie sociale et le convivialisme
Jean-Edouard Grésy et Emma Teixier – Les habits neufs du manager
Marc de Basquiat – Incontournable revenu universel
Christian Arnsperger, Solève Morvant-Roux, Jean-Michel Servet et André Tiran – La création
monétaire, outil fondamental du convivialisme
Bruno Théret – Instituer une monnaie fiscale pour réduire le temps de travail et valoriser l’activité citoyenne
Une autre démocratie
Roger Sue – Le convivialisme est-il un associationnisme ?
Patrick Viveret – Pour une démocratie convivialiste
Bernard Perret – Pour réhabiliter la raison démocratique, instituer des scènes de débat
Sébastien Claeys et Florent Trocquenet-Lopez – Démocratiser nos institutions. Pour un réveil de la création
politique
Jaimes Torres Guillén – Convivialisme et Convivencialidad : un dialogue à partir du Mexique et médié pour
Ivan Illich
Renaud Vignes – Une économie d’acteurs capables pour dépasser l’anomie technocapitaliste
Florian Villain – Quand la propriété excède le propriétaire. Faire sa part au commun
DEUXIEME PARTIE – RICOCHETS
François Bordes – Rue passante
Jean-Paul Rogues – Leurres
François Dubet – L’école française : l’épuisement d’un modèle
Philippe Chanial – « You can make it if you try ! » Ou comment en finir avec l’« hubris méritocratique »
Jean-Michel Servet – Le mandat de la Banque centrale européenne est un leurre
Alain Caillé – Créons un Parlement citoyen mondial et ses répliques locales et régionales
TROISIEME PARTIE – VARIA
David Graeber et David Wengrow – Cachées, à la vue de tous, les origines autochtones de la démocratie dans
les Amériques
Francesco Fistteti – Les matrices socialistes de l’Essai sur le don de Marcel Mauss
Sarah Demichel – La convivialité, instrument du bien-vivre ensemble dans les quartiers populaires ?
Cédric Calvignac et Franck Cochoy – Le don de masques au secours de l’État et du marché, Une
redistribution solidaire aux effets ambivalents
Valérie Glansdorff et Henri Raynal – Entretien avec Henri Raynal
La dictature c’est : Tais-toi!
La démocratie c’est : Causes toujours!
Le convivialisme, comme dans une auberge espagnole, pourrait être: Contribues!
Bien entendu, cela sous-entend que ma contribution puisse être métabolisée, que le groupe apprenne à s’enrichir de ma contribution. Cela s’appelle la maturité en coopération ou bien encore le savoir-faire en intelligence collective!