Œcuménisme et convivialisme

Nous reproduisons ici une conférence de Dany-Robert Dufour donnée en décembre 2021 au Collège des Bernardins à Paris

Antoine Arjakovsky vient de me faire présent de son imposant essai de métaphysique œcuménique ― je l’en remercie vivement, je vais le lire attentivement et, en attente de l’avoir lu, je ne peux ici que réagir à son exposé en reprenant ce mot central, « œcuménisme ». Je le ferai en revenant à son sens premier, « universel », pour essayer de dire ce que cela peut signifier aujourd’hui. 

Ce qui m’obligera à en passer par un bref exposé des idées dites convivialistes dans la mesure où elles me semblent parfaitement correspondre à une éthique œcuménique (laïque et moderne). Après quoi, je bifurquerai, comme Antoine me l’a demandé, vers une courte présentation de mes propres travaux.


C’est en effet une éthique œcuménique que nous cherchons. Nous, qui ? Quelques centaines d’intellectuels de par le monde, venus d’horizons très divers, qui ont publié en 2020 le Second manifeste convivialiste pour proposer des principes de reconstruction des institutions et des rapports sociaux afin d’obvier au cours funeste dans lequel le monde se trouve engagé. On ne peut guère faire plus universel (œcuménique) puisque le sociologue Alain Caillé, animateur de ce mouvement, explique volontiers que l’objectif est de mobiliser la « quasi-totalité de la population » autour de quelques principes forts[1].

Le convivialisme se présente en effet comme une philosophie politique, mais aussi comme une éthique qui posent les cinq principes suivants : commune naturalité, commune humanité, commune socialité, légitime individuation, opposition créatrice. Ces cinq principes sont subordonnés à l’impératif absolu de maîtrise de l’hubris, la démesure.

1. Le principe de commune naturalité affirme que les humains ne vivent pas en extériorité par rapport à une Nature, dont ils devraient se rendre « maîtres et possesseurs ». Comme tous les êtres vivants, ils en font partie et sont en interdépendance avec elle. Ils ont la responsabilité d’en prendre soin. À ne pas la respecter, c’est leur survie éthique et physique qu’ils mettent en péril.

2. Le principe de commune humanité affirme que, par-delà les différences de couleur de peau, de nationalité, de langue, de culture, de religion ou de richesse, de sexe ou d’orientation sexuelle, il n’y a qu’une seule humanité, qui doit être respectée en la personne de chacun de ses membres. À noter que ce principe de commune humanité serait pulvérisé dès lors qu’une humanité augmentée verrait le jour, puisque celle qui ne le sera pas paraîtra ipso facto comme diminuée ― le risque, c’est une nouvelle scission dans l’humanité, après celle du nazisme (mon voisin Franck Damour a très bien parlé de ces questions dans ses travaux sur le posthumanisme).

3. Le principe de commune socialité affirme que les êtres humains sont des êtres sociaux pour qui la plus grande richesse est celle des rapports concrets qu’ils entretiennent entre eux dans le cadre d’associations, de sociétés ou de communautés de taille et de nature variables.

4. Le principe d’individuation affirme la nécessité, pour chacun, de se développer au mieux son individualité singulière en déployant ses capacités, sa puissance d’être et d’agir, sans nuire à celle des autres, dans la perspective d’une égale liberté. À la différence de l’égoïsme qui débouche sur le chacun pour soi et la lutte de tous contre tous, le principe d’individuation affirment la singularité de chacun dans le respect de son interdépendance avec les autres et avec la nature.

5. Le principe d’opposition créatrice : affirme que chacun a vocation à manifester son individualité singulière, car il est normal que les humains s’opposent. Mais il ne leur est légitime de le faire qu’aussi longtemps que cela ne met pas en danger le cadre de commune humanité, de commune socialité et de commune naturalité qui rend la rivalité féconde et non destructrice. La politique bonne est donc celle qui permet aux êtres humains de se différencier en faisant servir la rivalité au bien commun. La même chose est vraie de l’éthique.

Ajoutons à cela l’impératif de maîtrise de l’hubris. La condition première pour que rivalité et émulation servent au bien commun est qu’elles échappent au désir de toute-puissance, à la démesure, à l’hubris (et a fortiori à la pléonexie, ce désir de posséder toujours plus sur lequel je vais bientôt revenir[2]). Ce principe de maîtrise de l’hubris est en réalité un méta-principe. Il traverse les cinq autres principes et doit servir de régulateur et de garde-fous. Car chaque principe, poussé à son extrême et non tempéré par les autres, risque de s’inverser en son contraire : l’amour de la Nature ou celle de l’humanité en haine des hommes ; la commune socialité en nationalisme plus ou moins racial ; l’individuation en un égoïsme indifférent aux autres ; l’opposition créatrice en combat des egos.

Pour le dire autrement, le lien social se présente, comme une médaille, sous deux faces, avec un avers et un revers. Côté face, le lien social est fondé sur la réciprocité, et côté pile, le lien asocial est fondé sur la prédation (du lat. Praeda, vol, butin, rapine, prise, préhension, saisir, prendre…). Il existe donc une part aimable et une part maudite dans le lien social (dans l’antiquité, on parlait par ex. de « Divinité prædātrix » pour désigner celle qui prend, qui dérobe, qui ravit quelque chose).


Pour expliquer cela, permettez-moi de faire référence à l’anthropologue Marcel Mauss. Il a montré dans son livre principal Essai sur le Don, Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, paru en 1924, que, dans les sociétés traditionnelles, le lien social reposait sur des relations de réciprocité qu’il résume par cette formule « Donner-recevoir-rendre ».

Mais pourquoi est-ce qu’il faut rendre ? Parce que les hommes des sociétés traditionnelles seraient disons sympathiques ? Pas du tout. Parce que, ce que l’un donne, il le perd au profit de l’autre. Du coup, cet autre se trouve obligé de rendre puisque c’est la seule voie pour empêcher la vengeance de celui qui a donné et perdu et donc empêcher le déchaînement de la violence comme par exemple dans les vendettas. Il faut donc que le gagnant rende au perdant un équivalent lors d’un échange ultérieur ― c’est le principe du donner/ recevoir/ rendre, cycle fondateur de « l’échange symbolique »[3]. Il était dit ainsi parce qu’il mêlait un ensemble de dimensions ― identitaires, affectives, relationnelles, communautaires, sociales, tribales, claniques, hiérarchiques, symboliques… ― et ne se réduisait aucunement à la valeur économique des objets donnés et rendus. Il participait d’un « fait social total » et mettait en jeu tout un esprit que Mauss, reprenant l’usage maori (polynésie), appelait le hau. Un hau que personne ne peut garder par-devers lui, qui doit donc circuler pour, après un certain temps, revenir à son point d’origine. Ainsi, dans l’échange symbolique, les individus échangeaient quelque chose d’eux-mêmes, dépassant largement leurs personnes et leurs intérêts immédiats.

On ne saisit bien Marcel Mauss que si on comprend que cet échange symbolique s’oppose à un échange diabolique exprimable ainsi  : « prendre-refuser-garder »[4]. Prendre pour constituer de la richesse au détriment de cet autre. Mauss le sait si bien qu’il donne l’exemple de ce qui se passe chez les Inuits qu’on appelait encore à son époque les eskimo. Dans Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimo, il écrit :

« Dans le Labrador, le Groenland et les régions centrales, c’est une règle générale qu’une famille ne doit pas posséder plus d’une quantité limitée de richesses. Dans tout le Groenland, quand les ressources d’une maison dépassent le niveau qui est considéré comme normal, les riches doivent obligatoirement prêter aux pauvres. (…) Cette horreur de la pléonexie est aussi très développée dans les régions centrales. Il se marque plus spécialement par des échanges rituels de présents, lors de fêtes (…). La plupart des villages de cette région possèdent des sortes de chefs (…). Mais la communauté reste jalouse de leur pouvoir ; et le chef ne reste chef, ou plutôt le riche ne reste riche et influent qu’à condition de distribuer périodiquement ses biens. La bienveillance seule de son groupe lui permet cette accumulation et c’est par la dissipation qu’il la conquiert (cette bienveillance). Ainsi, alternativement, il jouit de sa fortune et il l’expie ; et l’expiation est condition de la jouissance. L’ethnologue Edward Nelson nous parle même de chefs qui ont été assassinés, parce qu’ils étaient trop riches. D’ailleurs, à ces échanges, à cette redistribution est attribuée une efficacité mystique : ils sont nécessaires pour que la chasse soit fructueuse : sans générosité, pas de chance »[5].


Tout donne à penser que cette socialité primaire existait aussi à l’autre bout du monde (par exemple, dans le pacifique avec le kula) et aussi dans nos régions européennes. Mais à un moment donné, il s’est passé quelque chose puisque nos sociétés occidentales se sont plutôt construites sur le cycle diabolique, « prendre-refuser-garder ». Voyez par exemple ce qui se passait dans la Cité grecque antique, dès la fin de la période archaïque et au tout début de la période classique, vers – 550, où les textes montrent qu’a été identifiée alors une tendance profonde de l’âme humaine : vouloir plus que sa part, toute la part. Il suffit de vous référer aux travaux du grand helléniste Jean-Pierre Vernant. Dans Les Origines de la pensée grecque (paru en 1962), il indique qu’à ce moment, on se rend compte (ce qui coïncide avec les débuts de la philosophie) que :

« La richesse remplace toutes les valeurs […] car elle peut tout procurer […]. C’est alors l’argent qui compte, l’argent qui fait l’homme. Or, contrairement à toutes les autres “puissances”, la richesse ne comporte aucune limite : rien en elle qui puisse marquer son terme, la borner, l’accomplir. L’essence de la richesse, c’est la démesure ; elle est la figure même que prend l’húbris dans le monde. Aux formules de Solon passées en proverbe, “Pas de terme à la richesse” […], font écho les paroles du poète Theognis : “Ceux qui ont aujourd’hui le plus convoitent le double. La richesse, ta chrèmata, devient chez l’homme folie, aphrosunè […].” À la racine de la richesse, on découvre donc une nature viciée, une volonté déviée et mauvaise, une pleonexia : désir d’avoir plus que les autres, plus que sa part, toute la part[6]. »

Aristote appelait cela la chrématistique. La chrématistique, c’est le fait que, dans la Cité grecque, le riche a réussi à contourner le fait de devoir, selon des cycles réguliers, expier sa richesse (c’est-à-dire la rendre, la restituer, toute ou partie) et qu’il a réussi à ne pas se faire assassiner comme cela se passait ailleurs (au Groenland, par exemple).

Du coup, la société en Occident s’est trouvée organisée en deux classes : ceux qu’on a appelé les hommes libres (les eleútherous), et les esclaves et autres artisans (les banausoi). Avec un partage du travail entre les hommes libres, les Maîtres, et les hommes non-libres, les esclaves. Les hommes libres se sont dédiés au politique et aux arts libéraux (la grammaire, la dialectique, la rhétorique, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique) et les esclaves ont été assignés au travail physique répétitif des arts mécaniques en vue de pourvoir à l’entretien des Maîtres. Ce système a été reconduit au sortir de l’Antiquité et de l’entrée dans le Moyen-âge (avec les seigneurs et les serfs), puis avec la noblesse et le tiers état jusqu’à la Révolution. De même, il y a eu reconduction de cette partition au moment de la colonisation des peuples indigènes. Enfin, il y a eu reconduction de cette séparation au moment de l’entrée dans le capitalisme industriel au début du 18e siècle. On retrouve en effet dans le capitalisme des esclaves d’un nouveau type (l’esclavage dit salarié) dont la force de travail est utilisée par les maîtres, les propriétaires des moyens de production.

C’est pour cette raison que je vous disais que le lien social est à penser comme une médaille. Côté face, le lien social est fondé sur le donner/ recevoir/ rendre, c’est-à-dire sur la réciprocité, et côté pile, le lien asocial est fondé sur le « prendre-refuser-garder », c’est-à-dire la prédation où il est question de prendre, de dérober, de ravir quelque chose à quelqu’un.


Il est intéressant à cet égard de rapprocher Mauss de son contemporain Freud. Parce que ce dernier n’a pas eu besoin d’aller dans des pays lointains pour repérer cette part maudite des échanges humains. Il n’a eu qu’à plonger dans les profondeurs de la psyché des hommes et des femmes qui, allongés sur son divan, pouvaient tout dire sans être jugés (ce qui est une situation rare). Dans ces conditions, ils ont pu avouer la volonté de prendre à l’autre qui, toujours ou parfois, les habitait. Ce que Freud a perçu à la même époque que Mauss, c’est ceci, cette part maudite ― écoutez bien :

« L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus [« l’homme est un loup pour l’homme »] : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’Histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? (…) Dans certaines circonstances (…) quand par exemple les forces morales qui s’opposaient à ses manifestations et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, et démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce »[7].


Il se trouve que ce second aspect est parfaitement illustré dans les films que Fritz Lang a consacré à cette figure de la prédation sociale qu’il appelé le Dr. Mabuse et qu’il a mis en scène dans quatre films sidérants entre 1922 et 1960, faisant partie de mon panthéon cinématographique et je ne suis pas le seul. La grande trouvaille de Lang est d’avoir fait de Mabuse une fonction sociale (ou asociale) disséminée et assumable par divers individus qui fonctionnent à la subjugation pour parvenir à leurs fins : la prédation. J’ai parlé plus haut des divinités prædātrīcis qui ravissent ― eh bien, Mabuse ravit, au double sens du terme : il ravit l’autre à lui-même (en le subjuguant) et il lui ravit quelque chose.

Pourquoi ai-je été voir du côté du cinéma ? Parce que ce champ de la prédation et la manipulation est finalement peu étudié. Pourquoi n’existe-t-il pas au sein des universités des équipes de recherches multidisciplinaires consacrées aux manipulations de masse qui, d’ailleurs, ont pris une ampleur sans précédent car on dispose aujourd’hui de quantité de techniques qui permettent d’influencer l’autre sans qu’il s’en aperçoive ? Les Américains appellent ça le spin c’est-à-dire la manipulation de l’opinion publique par des spécialistes, les spin doctors, en vue de lui faire subrepticement adopter d’autres idées que les siennes, accepter des produits nouveaux ou acclamer des leaders hier inconnus.

C’est donc ce continent noir que j’ai cherché à faire apparaître en reprenant la figure du Dr. Mabuse (au nom hautement évocateur) si bien vue par Fritz Lang, en faisant s’échapper ledit Dr. Mabuse des films de Fritz Lang et en le lâchant dans l’Histoire humaine. C’est le cœur de mon dernier livre : je fais parler les Mabuse de l’Histoire, en première personne, pour qu’ils expliquent comment ils ont utilisé tous les dispositifs symboliques, je dis bien tous, y compris les dispositifs théologico-politiques afin de domestiquer la multitude, de tenir en respect les individus et les utiliser à leurs fins en leur prenant quelque chose, jusqu’à leur être.

C’est donc cela que j’ai voulu montrer dans mon dernier livre, ce qui met mal à l’aise certains lecteurs puisque je les confronte à un discours cynique, qui n’est pas du tout le mien, un discours d’une intelligence retorse fort inquiétante et d’une grande brutalité. Un discours que beaucoup de lecteurs préfèrent ne pas vouloir voir, mais que je donne à dessein à entendre d’une façon directe.

Où ce discours mène-t-il ? Eh bien, vous le saurez en lisant mon livre. Il s’appelle Le Dr. Mabuse et ses doubles, L’art d’abuser autrui[8]. Je peux simplement vous dire que si l’esprit convivialiste (qui peut s’exprimer de bien des façons) ne gagnait pas, alors nous irions vers le pire : la fin de la commune naturalité, la fin de la commune humanité, la fin de la commune socialité, la fin du respect des individualités, la fin de l’émulation créatrice.

Nous sommes, hélas, bien partis en ce mauvais sens.


Pourquoi ? Parce que c’est l’échange diabolique qui est en train de l’emporter sur l’échange symbolique. Au cas où vous le sauriez pas, je dois vous dire que je suis un athée qui a écrit (c’était mon premier livre, il y a trente ans) un essai intitulé Les mystères de la trinité[9]. Je pense en effet que la forme trinitaire, à l’œuvre dans le « Donner-recevoir-rendre » de Mauss, constitue le fondement possible des échanges avec le positionnement de deux actants par rapport à ce que Mauss appelait, je l’ai dit, le hau et que vous, me semble-t-il, vous appelez le Très-Haut, qui renvoie à un ensemble de valeurs qui dépasse de toute part les protagonistes et garantit leurs échanges.

De même, il n’y aurait pas d’échanges discursifs si les individus en dialogue ne s’inscrivaient dans un cadre énonciatif trinitaire fixe. Lorsque j’ouvre la bouche, c’est en effet pour dire « je » à un « tu » à propos de « il ». À deux, « je » et « tu », nous pouvons donc représenter, c’est-à-dire rendre présent, n’importe quel objet absent, « il », passé, actuel ou futur, réel ou imaginaire. On peut le dire autrement : pour que deux soient bien co-présents l’un à l’autre, il faut qu’ils aient rejeté l’absence (par exemple la mort qui hante les vivants) hors de leur champ. Il apparaît donc que, lorsque nous parlons, nous mettons en œuvre, sans nécessairement le savoir, un théorème trinitaire que je vais énoncer ainsi : Pour que « je » et « tu » soient ici, co-présents l’un à l’autre, il faut et il suffit qu’un tiers, « il », soit , figurant l’absence. N’est-ce pas un peu ce que vous dites lorsque vous prononcez ce nom « Yahvé », mot qui dérive d’une racine hébraïque signifiant littéralement « Il est » ou « Il fait être » ? C’est vous dire combien je pense cette trinité énonciative, immédiatement à l’œuvre dans l’acte de parole le plus spontané, comme constitutive d’un véritable prodige. Cette capacité de représenter, de symboliser m’apparaît comme notre bien le plus précieux. Or, ce cadre peut être aisément défait par les spin doctors actuels, habiles à subvertir le dispositif énonciatif trinitaire afin que ce ne soit plus « je » qui parle à « tu », mais que ce soit le « tu » pervers parle à la place de « je »[10].

Je voudrais pour finir vous dire que vous devriez peut-être vous autoriser à parler à nouveau du diable car je crains qu’il ne soit massivement de retour, en train de pervertir, voire de défaire ces cadres trinitaires qui permettent les échanges entre les hommes. Je ne sais si vous le faites, mais moi, avec mes Mabuse, je peux vous dire que je ne m’en prive pas.

Voilà : je peux m’arrêter ici puisque je vous ai dit l’essentiel : je suis un athée misant sur un nouvel œcuménisme (le convivialisme) et invoquant la trinité pour conjurer le diable.


[1]           Parmi les penseurs qui se reconnaissent dans le convivialisme, outre Alain Caillé qui coordonne (très convivialement) ce mouvement, on trouve notamment les noms de Jean-Philippe Acensi, Geneviève Azam, Belinda Cannone, Barbara Cassin, Noam Chomsky, Denis Clerc, Thomas Coutrot, Mireille Delmas-Marty, François Dubet, Jean-Pierre Dupuy, Jean-Baptiste de Foucauld, Stéphane de Freitas, Susan George, David Graeber, André Grimaldi, Roland Gori, Bruno Latour, Eva Illouz, Dominique Méda, Jean-Claude Michéa, Edgar Morin, Chantal Mouffe, Corine Pelluchon, Marshall Sahlins, Patrick Viveret, Jean Ziegler et le mien.

[2]           J’y ai consacré un livre : Dany-Robert Dufour, Pléonexie – [Dict : « Vouloir posséder toujours plus »], Lormont, Le Bord de l’eau, 2015.

[3]           Marcel Mauss, Essai sur le don : Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [1923] PUF, Paris 1973.

[4]            C’est là la formule inverse de l’échange symbolique proposée par Alain Caillé, grand spécialiste de Mauss, dans Anthropologie du Don, Desclée de Brouwer, Paris, 2000, cf. p. 263.

[5]           Marcel Mauss, « Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimo. Étude de morphologie sociale » [1904], in Sociologie et Anthropologie [1950], PUF, Paris, 1991, p. 467.

[6]           Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, PUF, Paris, 1962, p. 80 et sq.

[7]           Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture (1929), PUF, Paris 1998, pp. 53-54.

[8]           Dany-Robert Dufour, Le Dr. Mabuse et ses doubles, L’art d’abuser autrui, Actes Sud, Paris, 2021.

[9]           Dany-Robert Dufour, Les mystères de la trinité, Gallimard, Paris, 1989.

[10]          Question excellemment travaillée par l’analyste de discours Marilia Amorim dans Petit traité de la bêtise contemporaine suivi de Comment redevenir intelligent, Érès, Toulouse, 2012.

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