Dans ce recueil de textes publié en 2016, Jean Baubérot éclairait la question de la laïcité en rapport avec le convivialisme, et j’en reprenais l’esprit dans l’introduction.
Jean Baubérot : Convivialisme et laïcité
Une société convivialiste ne peut exister sans mettre en avant les deux finalités principales de la laïcité : la liberté de conscience individuelle et collective (incluant les religions et les convictions philosophiques non religieuses) et son corollaire, la non-discrimination pour raison de religion et de conviction. Cela signifie que la laïcité n’est nullement une « exception française ».
Trois propositions peuvent être faites.
1° Une « laïcité d’intelligence »
On peut appliquer de façon générale l’expression de Régis Debray concernant l’enseignement du fait religieux à l’école. En France, l’usage social dominant du terme de laïcité tend aujourd’hui à transformer la neutralité religieuse de moyen concernant l’Etat en finalité appliquée aux individus. Face à cette utilisation sommaire, des apports de connaissance sont indispensables. Loin du « présentisme » (F. Hartog), l’histoire de la laïcité et ses aspects juridiques ne peuvent être ignorés. Par ailleurs, il faut distinguer, grâce à la sociologie, la laïcité (dispositif d’organisation politique de la société) et la sécularisation (dynamique sociale) : la laïcité ne peut imposer autoritairement la sécularisation, elle permet la coexistence d’individus et groupes ayant des rapports différents à la sécularisation. La laïcité doit enfin être reliée aux problèmes sociaux (Jaurès). Cela en se méfiant de tout « cléricalisme » : personne n’est propriétaire d’une conception exclusive de la laïcité. Une laïcité d’intelligence est également une laïcité de débat où le rationnel l’emporte sur l’émotionnel. Elle doit combattre des contre-vérités manifestes.
2° Une laïcité d’« accommodement raisonnable »
Cette expression ne renvoie pas seulement à son application canadienne. La Commission Stasi avait relevé que la loi Ferry de 1882, en facilitant la tenue du catéchisme par l’absence de cours le jeudi, pratiquait déjà une forme d’accommodement raisonnable. Les deux termes sont importants : il s’agit, sans porter atteinte aux droits fondamentaux et sans désorganiser le fonctionnement des institutions, de lutter contre des discriminations indirectes. La refondation de la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité), créée par J. Chirac et supprimée par N. Sarkozy, irait dans ce sens. Le développement d’instances de médiations en serait le corolaire.
3° Une laïcité inclusive
Clarifier la distinction entre principes essentiels et aspects accessoires, entre ce qui est irréversible (le « contraindre ») et ce qui est réversible (le « convaincre »)… permettrait de faire place à l’interculturalité et de rassembler toutes les personnes refusant l’extrémisme violent. Une mesure consisterait à détacher du Ministère de l’intérieur le Bureau des cultes pour le rattacher au ministère de la Justice, afin de bien séparer lutte contre le terrorisme et rapports entre Etat et religions. Une laïcité inclusive ne peut, d’autre part, être cantonnée dans un cadre national : la Cour européenne des droits de l’homme, par exemple, contribue juridiquement à l’arbitrage de divergences. Elle doit être mieux mise en valeur.
Introduction (par Alain Caillé)
(…) Il faut donc aménager des espaces de cohabitation, de convivance, infiniment plus complexes qu’on ne pouvait l’imaginer à l’ère des démocraties nationales classiques. Dans ce cadre, la question de la laïcité prend une importance toute particulière. Inventée pour favoriser la convivance, elle est devenue pomme de discorde. Personne de sensé, pourtant, partageant le sens commun démocratique actuel, ne saurait contester ses deux principes constitutifs premiers : la liberté de conscience individuelle et collective (incluant les religions et les convictions philosophiques non religieuses), et son corollaire, la non-discrimination pour raison de religion et de conviction.
Après, tout est affaire d’application et de jugement. Jusqu’où l’affichage des convictions religieuses ou philosophiques doit-il être toléré, voire encouragé, dans l’espace public ? Dans quelle mesure doit-il être confiné dans l’espace privé ? À cette question il n’existe pas de réponses générales, valables ne varietur. La règle d’or convivialiste semble être la suivante : est légitime le régime politique qui tend à favoriser le maximum de pluralisme culturel qui soit compatible avec son propre maintien. Ou encore, qui permet la plus grande compatibilité possible entre droit à l’enracinement et droit au déracinement, entre égalité de droit des cultures et inégalités de fait. Ou encore, le régime politique qui accorde le droit de se manifester publiquement à toutes les traditions religieuses ou culturelles qui reconnaissent sa légitimité en tant qu’il autorise la manifestation de ce pluralisme. Un même comportement, par exemple le port du voile ou du tchador, pourra ainsi être interprété de manière bien différente selon les contextes. Comme le signe d’une légitime individuation ou, au contraire comme une attaque contre le principe même de la laïcité et contre la communauté politique respectueuse des différences. Il sera alors admis ou réprimé selon le sens qu’on lui conférera, dans une perspective d’accommodements raisonnables.
Bonjour cher Alain,
Texte très subtil.
Je me permets de m’attarder sur cette phrase qui me semble clef : « La règle d’or convivialiste semble être la suivante : est légitime le régime politique qui tend à favoriser le maximum de pluralisme culturel qui soit compatible avec son propre maintien. »
Cependant, un régime politique totalitaire pourrait très bien restreindre de manière drastique tout pluralisme qui pourrait nuire à son maintient. C’est globalement assez le cas pour les régimes théocratiques, dont la légitimité est fortement discutable.
Ne pourrions nous pas dire :
« La règle d’or convivialiste semble être la suivante : une société démocratique ne peut se concevoir que par un régime qui permet librement à son peuple de choisir ses activités culturelles et cultuelles, à condition que celles-ci ne nuisent pas ni à la cohésion de la démocratie ni au bien vivre ensemble»
Le débat qui nous anime ici n’est pas de traiter d’activités cultuelles statiques ou décroissantes non violentes, mais d’activités en croissance et violentes. Phénomène non spécifique à la France, et qui dans certains pays ont déjà réduit voire détruit le niveau démocratique, dans certains cas entraîné la guerre civile.
Et là nous pourrions éventuellement faire appel à la théorie du don de Mauss que vous avez enrichie : Demander – Donner -Recevoir – Rendre. Mécanique qui fonctionne à peu près bien si un déséquilibre ne se créé pas entre le receveur et le donneur. Or, là l’actualité nous donne l’illustration d’un déséquilibre flagrant qui n’est pas accepté par la population.
Je ne suis pas certain qu’il faille s’attarder sur la problématique de la laïcité à la française (ou autres), j’identifie peu de mouvements (non sectaires) qui s’en plaignent. Par contre, je crois qu’un régime démocratique légitime devrait avoir toute autorité pour fermer toute structure qui vise à la destruction des valeurs démocratiques. Par extension, devrions nous laisser des régimes non démocratiques organiser sur notre sol des activités y compris cultuelles dont les valeurs sont contraires à la démocratie ?
Un régime démocratique tient sa légitimité du peuple, qui à mon avis ne souhaite pas cotoyer des mouvements dont le but vise à la destruction des valeurs démocratiques et libérales. A partir du moment où une population est sécularisée et en majorité non croyante, un mouvement cultuel qui tiendrait des propos menaçants visant la majorité devrait-il être autorisé ? Accepter par exemple (les exemples sont multiples) qu’un discours mentionne la mort des infidèles, même si l’habitude a fini par ne plus y faire attention, est ce quelque chose de normal dans une démocratie ?
Si les représentants d’un régime démocratique acceptent un contrait d’armement en contrepartie d’activités anti-démocratiques sur son sol, n’est ce point de la corruption et de la trahison du vivre-ensemble. Quand des élus locaux acceptent des voix de nébuleuses aux idéaux non démocratiques, on pourrait aussi parler de corruption et de trahison. A charge pour le peuple de mettre de l’ordre dans tout cela, et de ne garder que des élus qui ne vont pas trahir le bien vivre ensemble.
Depuis des années, nous nous posons des questions sur la laïcité faute de courage politique depuis 25 ans en n’ayant pas fermé des mouvements dont la finalité est anti-démocratique.
Si une organisation d’extrême droite menace gravement l’ordre public et les valeurs démocratiques, on la dissout via le code de la sécurité intérieure. Si une organisation religieuse est de nature d’extrême droite (les parallélismes sont marqués, on peut facilement le démontrer) et menace gravement les valeurs démocratiques, ce qui est le cas pour certaines d’entre elles dans la situation actuelle, les principes de laïcité ne vont pas régler le problème. Nous nous épuisons à essayer de traiter par la laïcité des organisations qui ont un habit religieux mais dont la nature est totalitaire (et à mon sens de type d’extrême droite), utilisons déjà pour celles là tous les outils du code de la sécurité intérieure.
Si des textes similaires à ceux des principales religions étaient proposés à la publication aujourd’hui, je pense que certains passages seraient censurés par la loi. De fait, si des pratiquants diffusent dans leurs prêches des passages problématiques, ça devrait tomber sous le coup de la loi dans un pays démocratique. Il y a une trop grande tolérance vis à vis de l’intolérance religieuse.
La laïcité a pour but de gérer le fait religieux, mais n’est fonctionnel qu’avec des participants qui acceptent par principe les valeurs de la république et le vivre ensemble. Pour les autres courants, il y a le code de la sécurité intérieure. Depuis 40 ans, des courants religieux sectaires organisent un travail de sape des institutions sur un grand nombre de pays en vue de transformation des sociétés vers des systèmes théocratiques ; des intellectuels issus de pays les plus concernés ont tiré la sonnette d’alarme mais n’ont pas été entendus ici ni surtout soutenus (ceci est parfaitement documenté et mérite un examen de conscience).
Au football par exemple, il y a des règles pour organiser le jeu entre deux équipes (laïcité). En cas de non respect marqué des règles, l’arbitre sort le carton jaune voire le carton rouge (code de sécurité intérieure). Nous sommes ici dans le cadre d’un championnat où un certain nombre d’équipes ne sont pas prêtes à accepter les règles du jeu normal. Il faut d’abord exclure un certain nombre d’équipes (et leurs supporteurs des stades) avant de reprendre plus sereinement le championnat. Depuis 25 ans, à chaque série d’évènements graves sur le terrain nous essayons d’augmenter le nombre d’arbitres et d’agents de sécurité dans les gradins . Voire de modifier les règles du jeu puisque les équipes incriminées les dénoncent systématiquement comme discriminatoires sur la façon dont elles jouent et menacent ouvertement les arbitres. On se trompe de cible. Encore une fois, au risque de me répéter, regardons bien ce qui s’est passé dans certains championnats étrangers, où les équipes pratiquant le beau jeu et le fair-play ont été éradiquées. Pourquoi ce qui s’est passé dans d’autres championnats ne va pas se reproduire ici dans le notre surtout lorsqu’on voit que les mêmes franchises sont alignées ? Une pression s’exerce pour ne plus siffler les hors-jeu, pour ne plus siffler les actes d’anti-jeu, pour ne plus vérifier la longueur des crampons, pour laisser des supporters envahir le terrain s’ils contestent l’arbitrage, etc… Des entraineurs jamais responsables du comportement chroniquement violent de leurs joueurs, qualifiés de loups solitaires. Nous vivons dans un pays où certaines équipes auraient un passe droit pour pratiquer un jeu plus violent car leurs joueurs seraient « racialement » discriminés (thèse soutenue par de nombreux commentateurs sportifs), or ces mêmes joueurs pratiquaient le même jeu dans leurs pays d’origine.(matchs non suivis par nos commentateurs sportifs)..
La souveraineté nationale appartient au peuple, ceci inclut bien entendu l’organisation des cultes qui ne peuvent se soustraire (ni leurs pratiquants) au respect des principes et valeurs démocratiques. Nous avons nos règles du jeu issues d’une longue histoire et qui a fonctionné avec des pratiquants de toutes origines et croyances, ne les changeons pas. Changeons éventuellement certains commentateurs sportifs qui monopolisent beaucoup le micro et donnons des instructions fermes aux arbitres pour que les règles du jeu (approuvées par le peuple) soient strictement respectées. Nous n’avons pas à nous adapter aux règles du jeu d’autres championnats qui ne nous correspondent pas. Pour paraphraser Christopher Lasch, il y a une trahison des élites dans le non respect des règles du jeu (écrites et non écrites) voulues par le peuple et d’avoir laissé prospérer dans le pays des courants religieux sectaires, conduisant à une rupture de l’esprit progressiste. Si une modification des règles de laïcité devait avoir lieu cela ne pourrait se faire que par référendum, ce serait la moindre des choses.
Dernier point et qui fait echo au texte de Marc Humbert sur le Japon. Si certains commenateurs sportifs s’évertuent à attaquer les règles du jeu ici, le peuple peut très bien décider la remise à plat de l’ensemble des règles et complètement restructurer le championnat, à commencer par le code de la nationalité. La société japonaise, largement fermée aux étrangers, reste une société d’ordre, de cohésion et viable, même d’une certaine manière conviviale. Les valeurs libérales sont factuellement plus limitées en Asie qu’en Europe, y compris dans les pays à hauts revenus. C’est une menace qu’il faut avoir en tête, et également avoir hélas en tête que ce n’est pas ce qui serait le pire. Si les élites ne prennent pas la mesure du problème, les valeurs libérales vont clairement dégénérer en Europe.
Bonne journée,
Bertrand
Excellent rappel qui invite à la réflexion.
Une remarque toutefois : Détacher le Bureau des Cultes du Ministère de l’intérieur est une évidence.
Cependant, par définition même, le Bureau des Cultes devrait être géré par le ministère de la Culture, et non celui de la Justice.