Les polémiques politiques, éthiques, philosophiques, littéraires, artistiques sont-elles plus violentes aujourd’hui qu’il y a un siècle ou deux ?
Laissons les historiens en débattre. Ce qui est sûr en tout cas c’est que depuis la fin de la deuxième guerre mondiale elles le deviennent chaque année davantage dans les pays occidentaux, en principe tempérés. Le règne des medias et l’omniprésence d’Internet y sont évidemment pour beaucoup. La démultiplication des canaux d’expression, l’accès qui y est désormais ouvert à chacun hors de toute censure ou de toute régulation, l’instantanéité des échanges qui incite à donner immédiatement libre cours à l’expression spontanée des sentiments sans laisser un moment à la réflexion, l’accélération du temps qui fait que chacun en manque, l’obligation qui en résulte de présenter toute idée ou toute information le plus brièvement possible – le tweet étant l’incarnation par excellence de cette norme – , tout ceci contribue à réduire les débats publics à la circulation des « petites phrases ».
C’est par les petites phrases supposées devoir faire mouche et toucher le public-cible au cœur, par une simple formule destinée à marquer les esprits qu’il faut tenter d’exister médiatiquement. Hors de la petite phrase, point de salut. Autrement dit, aucune visibilité.
De ce principe Donald Trump est chaque jour l’illustration vivante. Tout propos, aussi complexe soit-il, doit pouvoir se condenser en une petite phrase – ou, au mieux, dans le quart d’heure d’un tedx. Sous l’empire de la petite phrase les idées n’apparaissent plus comme les moments d’un discours construit et cohérent mais comme de simples parcelles discursives, qui valent, en quelques mots, pour le discours tout entier. D’un essai qui vient de paraître, on ne retiendra que la petite phrase qui le résume et qui dispensera de le lire.
Dévoiement de la critique critique
Tout cela est bien connu et évident. Ce qui l’est moins, peut-être, c’est que la petite phrase n’est pas seulement censée valoir pour le tout du discours et de la pensée, elle fonctionne également, et plus encore, comme si elle représentait à elle seule le tout de son auteur, l’essence profonde de sa personne. Elle apparaît comme sa signature – à la manière d’un tag en quelque sorte – et comme l’expression la plus transparente de sa personnalité profonde.
La question, dès lors, n’est plus de savoir ce que telle ou telle idée, tel ou tel concept, telle ou telle analyse aident à penser, mais ce qu’ils révèlent ou sont censés révéler de leur auteur. Est-il bon, est-il mauvais ? Est-il des nôtres ou des autres ? Vient-il conforter ce que nous pensons – ou plutôt ce que nous ressentons – , ou, au contraire, risque-t-il de l’invalider ? Ami ou ennemi ? Honorable ou immonde ? Dans un tel régime discursif aucune pensée complexe n’est audible et recevable. La petite phrase ne se propose pas de faire penser, elle vise à susciter l’amour ou l’admiration d’un clan en condensant en quelques mots la haine qu’il voue à un autre ou à d’autres clans.
Soyons girardiens, au moins un moment. Dans la rivalité mimétique de tous contre tous, il faut, pour exister médiatiquement, désigner un ou plusieurs adversaires dont on dénoncera l’impureté et dont on exigera la mise à mort symbolique. La règle du jeu est de se montrer toujours plus critique, plus que critique, critique critique , de jouer le rôle de celui à qui on ne la fait pas et qui sait dévoiler derrière les propos de l’adversaire les non-dits répugnants, les désirs « nauséabonds », forcément nauséabonds, les tropismes rétrogrades ou les provocations spectaculaires-mercantiles obscènes. Plus critique que moi, tu meurs. En un mot, dans le régime discursif de la petite phrase tout fonctionne à la recherche de boucs émissaires.
Il n’y a rien à comprendre, – car chercher à comprendre reviendrait d’emblée à justifier – , il y a à dénoncer. Qui ne dénonce pas n’est pas des nôtres et doit être à son tour dénoncé. Les règles de ce jeu de la dénonciation généralisée sont désormais clairement établies : à l’accusation de populisme ou de communautarisme, tombée d’en haut, répond l’opprobre jeté sur les élites médiatiques, financières, morales ou politiques soupçonnées de complots contre le peuple. Hors de ce référentiel, aucun propos n’est recevable. Ce qui n’est pas localisable dans ce système de coordonnées n’est tout simplement pas identifiable.
De cet emballement de la critique critique généralisée, toujours plus haineuse et viscérale, médiatisation et numérisation ne sont pas seules responsables. Ou, plutôt, elles vont de pair avec la dislocation de toutes les échelles spatio-temporelles héritées qu’induit la globalisation néolibérale. Le plus lointain devient le plus proche, ici est ailleurs, ailleurs est aussi ici, passé et avenir se dissolvent dans le présent, voire dans la pure instantanéité. Ce brouillage des coordonnées du temps et de l’espace engendre l’incertitude sur les repères de la solidarité. De qui sommes-nous solidaires ? Envers qui doit s’exercer en priorité notre loyauté ? De qui sommes-nous en droit d’attendre une aide ? Qui sont nos frères, et qui nos ennemis ? Qui le sait ?
C’est cette incertitude qui génère l’espèce d’affolement qu’on sent à l’œuvre derrière le prurit de la dénonciation universelle – devant quel Tribunal ? – et qui l’alimente. Plus que jamais, tout se dissout dans l’air, les idées les plus établies, les valeurs les plus chères, les institutions les plus solides. Personne ne sait plus vraiment à quel saint se vouer. Gauche et Droite volent en éclats, les Eglises se décomposent, les nations aussi, et tout le monde est déboussolé.
Même si cet état de sidération et d’impuissance rageuse s’est aggravé depuis la parution du Manifeste convivialiste en 2013 il n’a rien de surprenant pour les convivialistes puisque leur point de départ était précisément le constat que les grandes idéologies de la modernité, libéralisme, socialisme, communisme, anarchisme, ne sont plus à hauteur de l’époque, qu’elles ne nous permettent plus de donner sens au présent et à l’avenir. Il est urgent de tenter d’en retrouver à partir des lambeaux de sens qui subsistent et des nouveaux qu’il faut inventer.
Le fait que ceux qui se reconnaissent dans le convivialisme proviennent d’horizons idéologiques assez divers, opposés parfois, et qu’ils aient pu se mettre d’accord sur des principes fondamentaux partagés sans s’invectiver ou se soupçonner et se taxer des pires intentions, est évidemment très encourageant. Mais il faut aller beaucoup plus loin que ce qui a déjà été fait pour que le convivialisme puisse servir effectivement de boussole utile, nationalement ou internationalement. Pour cela il est nécessaire d’élargir le cercle de la discussion bien au-delà des quelques dizaines d’intellectuels qui l’ont menée jusqu’ici sur la base d’une interconnaissance qui a beaucoup facilité les choses.
Comment éviter que cette discussion élargie ne retombe dans les ornières du soupçon et de la dénonciation systématiques – ces machineries qui alimentent les passions tristes de la haine et de l’impuissance ? Existe-t-il une éthique de la discussion convivialiste qui puisse faire office de garde-fous ? Une éthique de la discussion inspirée des quatre principes centraux du convivialisme – commune humanité, commune socialité, légitime individuation, maîtrise des oppositions ? Sans doute, mais encore faut-il l’expliciter. Tentons d’en dégager quelques éléments.
L’idée même d’une éthique de la discussion
L’idée même d’une éthique de la discussion est due, on le sait, aux philosophes allemands Karl-Otto Appel et Jürgen Habermas qui y ont vu, au moins pour un temps, le moyen de trouver un fondement rationnel discursif aux normes sociales. Seraient universalisables les normes sur lesquelles se seraient mis d’accord des interlocuteurs de bonne foi, aussi opposés soient-ils au départ, placés dans une situation de discussion idéale, c’est-à-dire non faussée (distorted) par des passions irrépressibles ou des intérêts anti-sociaux.
L’ambition de cette éthique habermassienne de la discussion est sans doute excessive. Rien ne prouve qu’il soit possible de définir des normes universalisables sans référence à des valeurs ultimes et de mettre un terme rationnel, aussi discursif soit-il, à ce que Max Weber appelait « la guerre des dieux ». Sans compter qu’on a parfois l’impression que les interlocuteurs idéaux de Apel et Habermas, bien loin de l’humanité ordinaire, sont supposés devoir avoir en tête toute l’histoire de la philosophie morale et politique pour être admis à la table des débats. Etre, en somme, des philosophes allemands. Plutôt qu’une éthique de la discussion rationnelle c’est d’une éthique de la discussion décente dont nous avons besoin pour le convivialisme.
L’idée rectrice en est donnée par une formule de Marcel Mauss reprise dans le Manifeste convivialiste à titre d’explicitation du principe de maîtrise des oppositions. À la fin de son célèbre Essai sur le don Mauss écrit : « Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin rendre […] C’est ainsi que le clan, la tribu, les peuples ont su – et c’est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir – s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres » (1966 (1924), p 278).
« Savoir s’opposer sans se massacrer ». La formule prend tout son sens si on s’arrête pour commencer sur sa première partie. Il faut savoir s’opposer, donc, il faut s’opposer. On est loin ici de l’aspiration au consensus qui anime l’éthique de la discussion habermassiennne. Ce n’est pas seulement que l’opposition entre les humains est inévitable. Inévitable puisque les intérêts et les points de vue divergent nécessairement entre les aînés et les cadets, les jeunes et les moins jeunes, les hommes et les femmes, les puissants et les faibles, etc.
Au-delà de ce constat factuel, l’idée qui transparaît derrière l’affirmation que les hommes « doivent savoir s’opposer » est que l’opposition, n’est pas seulement inévitable, elle est également souhaitable. C’est elle qui en alimentant les « désaccords féconds » est créatrice de vie et de sens. C’est à travers elle que se fait jour une diversité qui vaut pour elle-même. Ce n’est pas à dire, néanmoins, que toute opposition soit désirable et légitime. Seule l’est celle qui s’inscrit dans la visée d’une alliance avec ceux qui s’inscrivent dans une dynamique du donner, recevoir et rendre, et non du prendre-refuser-garder. Une alliance de vie et de créativité. Ou, pour le dire autrement, est désirable et légitime toute forme de collectivité sociale qui favorise la plus grande diversité en son sein qui soit compatible avec son propre maintien et développement. Son développement en vue de la plus grande créativité (d’autres parleraient de capabilités) de tous. Est recevable et admissible dans la discussion tout propos qui s’inspire de cette règle.
Cette dynamique du donner, recevoir et rendre est inspirée par un pari de confiance. Un pari risqué, assurément. Nul ne peut ignorer en effet que nombre des partenaires à la discussion, derrière l’affichage de grands principes et des proclamations vertueuses, masquent des intérêts peu avouables. Purement narcissiques, souvent, mais aussi, fréquemment, des intérêts matériels ou de pouvoir. C’est là le b-a ba de la critique, qu’on ne saurait ignorer. Plus encore : souvent la critique, qu’elle soit d’inspiration marxiste, freudienne, ou autre, repose sur l’hypothèse que ces intérêts sont inconscients et que le sujets se mentent à eux-mêmes. C’est leur faire trop peu d’honneur. Très souvent les calculs d’intérêt sont beaucoup plus conscients que la critique ne le postule, et l’hypocrisie, la tromperie et le désir de nuire beaucoup plus délibérés.
Le principe de charité dialogique
Néanmoins le pari convivialiste, celui qui doit inspirer une éthique de la discussion pragmatique, est que, jusqu’à preuve du contraire, tous les participants au débat doivent être supposés : 1°) de bonne foi ; 2°) intelligents : 3°) soucieux du bien commun. Pour le dire autrement, la règle qui doit présider à l’écoute et à la lecture des propos de ceux avec qui on est en désaccord est d’appliquer le principe de charité. Autrement dit, entre plusieurs lectures possibles d’un texte ou d’un propos, d’en choisir la plus favorable à l’adversaire, de privilégier systématiquement celle qui le fait apparaître le plus intelligent et le plus moral possible. En un mot, un(e) convivialiste se réjouira de l’intelligence et de la dignité de ses opposants plus qu’il ne les craindra.
Le respect de cette simple règle, apparemment anodine, éviterait la plupart des procès d’intention et des fausses querelles, en trompe-l’œil, qui polluent le débat public. Elle implique de s’interdire l’usage de tout qualificatif blessant et dépréciatif – sans compter les noms d’oiseau- et de toute imputation d’immoralité foncière de l’adversaire. Autrement dit, la reductio ad hitlerum ou ad stalinum, les imputations a priori et quasi mécaniques de fascisme, de racisme, d’antisémitisme, de populisme, de complotisme, de communautarisme, de laïcardisme, de nationalisme, de cosmopolitisme apatride, de droitisme, de gauchisme, de bondieusisme, voire de bourdieusisme, etc., ne sont pas de mise. Sauf preuve du contraire, un simple soupçon ne suffit pas à disqualifier les adversaires. Et on doit s’interdire d’exprimer ce soupçon publiquement aussi longtemps qu’il n’est pas plus que solidement étayé.
Le recours au principe de charité dialogique – l’hypothèse que l’adversaire est profondément intelligent, honnête et respectable – n’a pas seulement une fonction diplomatique. Et même pas principalement. Il serait en réalité totalement contreproductif s’il s’agissait de se voiler la face pour ne pas avoir à affronter les ennemis véritables et à condamner des positions effectivement inacceptables. Il ne serait alors que couardise et pusillanimité. Non, sa principale utilité est de s’obliger à être encore plus intelligent, honnête et respectable que ceux que l’on entend critiquer, et de ne pas se dispenser d’avoir à en apporter la preuve.
Complexité
Mais si ceux à qui on s’oppose sont réputés profondément intelligents, honnêtes et respectables, pourquoi s’opposer à eux ? Ce ne peut être que parce que nous nous inspirons de valeurs ultimes inconciliables, ou/et parce qu’il nous semble qu’ils n’ont pas pris la pleine mesure de la complexité des problèmes. Même dans le cas de discussions entre personnes se réclamant du convivialisme il n’est pas possible d’écarter la première hypothèse puisque, si l’accord sur les quatre principes centraux du convivialisme vaut a priori accord sur les valeurs ultimes, il n’empêche pas que le dialogue entre ceux qui privilégient, respectivement, le principe de commune humanité, de commune socialité, de légitime individuation ou d’opposition maîtrisée puisse vite tourner lui aussi au dialogue de sourds. Ou encore le débat ne peut qu’être délicat entre ceux qui viennent au convivialisme dans le sillage d’une des quatre grandes idéologies organisées à partir d’un des quatre principes centraux, le communisme, le socialisme, l’anarchisme ou le libéralisme.
Disons-le un peu différemment. Dans la majorité des débats une des grandes sources de malentendus et d’incompréhension vient du fait que les protagonistes diffèrent – souvent sans le savoir – sur l’identité du sujet légitime, ou le plus légitime au nom duquel ils parlent et dont ils se font les porte-parole. Tous se soucient du bien commun, et sont en cela respectables, mais tous ne le localisent pas de la même manière. À qui doit être accordé en priorité le respect et la reconnaissance ? Lequel des sujets possibles doit-il être la source du droit ? Est-ce l’individu, considéré en tant que tel, celui qui ne (se) donne qu’à lui-même, et, peut-être, à la société des individus ? Est-ce la personne, qui (se) donne à ses proches dans le cadre d’une communauté d’interconnaissance personnalisé, et en reçoit ? Est-ce le citoyen, ou le croyant, le membre d’une grande communauté politique ou/et religieuse, qui se donne à elle et en reçoit ? Est-ce, enfin, l’être humain générique ?
Chacun de ces points de vue – ou de ces points de départ – est a priori légitime, pour autant qu’il n’ignore pas que les autres le sont également. Raison pour laquelle il n’y a lieu d’invectiver personne a priori. Selon le point de vue adopté on raisonnera à une échelle différente, et comme les échelles spatio-temporelles héritées se disloquent ou se déforment à une vitesse vertigineuse aujourd’hui, on l’a vu, il y a ample matière à dissensus. La difficulté, en effet, est de savoir comment combiner et articuler concrètement les quatre principes du convivialisme (ou les quatre grandes idéologies modernes, ou les quatre types de sujet de droit privilégié). Ils ne se complètent pas plus spontanément, harmonieusement et aisément que la liberté, l’égalité ou la fraternité, par exemple. Le but d’une discussion convivialiste est de parvenir à se mettre d’accord sur la meilleure combinaison possible – ou la moins mauvaise – dans un contexte et une conjoncture donnés, en sachant que tout le monde est déboussolé par la perte des repères hérités.
Et son contraire…
Arrivés à ce stade un doute, pourtant, ne peut manquer de surgir. L‘éthique de la discussion convivialiste dont nous avons tenté d’esquisser les grands traits, n’est-elle pas, malgré notre insistance sur les divergences possibles et sur la valeur des oppositions, en fin de compte beaucoup trop consensualiste ? Voire gentillette. Ne fait-elle pas, en quelque sorte, comme si tout le monde était beau et gentil ? Pour éviter ce risque, il faut maintenant préciser qui n’a pas titre à entrer dans le cercle de la discussion convivialiste, ou à y rester, et pourquoi. Et ça fait finalement beaucoup de monde.
Ne peuvent être dits convivialistes ceux qui ne respectent pas le principe de charité discursive, qui ne comprenant pas la pluralité des points de départ légitimes, qui remplacent les arguments par l’insulte, par les propos ad hominem, et qui croient voir toujours et à tout instant des ennemis à éradiquer. Plus sûre manière de manquer les ennemis véritables. Pas convivialistes non plus, bien sûr, ceux qui sont pris en flagrant délit de mensonge, de narcissisme invétéré, de recherche d’un intérêt personnel malvenu, ou qui n’hésitent pas à dire une chose et son contraire. Pas convivialistes enfin, surtout sans doute, ceux qui ne comprennent pas la nécessité de préserver et de développer les formes d’unité sociale qui permettent la manifestation de la plus grande diversité possible qui ne remette pas en cause l’unité qui permet la diversité (qui permet l’unité….etc.).
Mais tout ceci peut peut-être se formuler à partir de la seconde partie de la phrase de Mauss que nous avons placée au centre de cette réflexion. « Il faut savoir s’opposer sans se massacrer », écrit donc Mauss, mais pour ajouter aussitôt : « Et se donner sans se sacrifier ». La lecture la plus évidente et la plus immédiatement juste de ce second membre de phrase consiste à y voir une critique de l’incantation à un altruisme qui se retourne aisément en son contraire. À se sacrifier pour une cause, on se croit vite autorisé à sacrifier ceux qui n’y croient pas, ou pas assez.
N’oublions pas que Mauss écrit l’Essai sur le don la même année que son Appréciation sociologique du bolchévisme, et précisément pour critiquer l’ardeur à faire le bonheur des autres contre leur gré. Mais allons un peu au-delà du contenu explicite de la formule de Mauss. Appliqué au convivialisme, « se donner sans se sacrifier » veut dire que les convivialistes sont pleinement engagés dans ce qu’ils font et croient, qu’ils s’y adonnent totalement, mais qu’ ils ne sont pas pour autant prisonniers de leur engagement. Pas prêts à tout lui sacrifier, au point de ne pas voir que d’autres sont tout aussi légitimement engagés dans d’autres causes. Ils sont d’autant plus engagés qu’ils savent pouvoir se dégager. C’est cette faculté de se dégager qui fait tout le prix de leur engagement. Sont étrangers à l’esprit du convivialisme ceux que l’incapacité à se dégager conduit au fanatisme.
Conclusion
Le convivialisme pouvait sembler trop gentillet et consensuel. En réalité, il a beaucoup d’ennemis potentiels, on le voit. Et son modérantisme confine au radicalisme le plus intransigeant. Un radicalisme effectif, pas un radicalisme de pacotille ou de matamore.
une déclinaison particulière, dans le mouvement Emmaüs, du convivialisme perçu comme l’universalisme de la Fraternité:
En fait nous avons oublié la fraternité. Dès lors, la liberté et l’égalité ont perdu tout leur sens et, livrées à elles-mêmes, ont produit des sociétés soit totalement libérales où les inégalités sont insupportables, soit égalitaires où les individus sont privés de liberté. Abbé Pierre, Fraternité
Maintenant la Fraternité
En des temps si troublés où l’humanité fait face à une catastrophe liée à la pandémie virale, nous avons, nous Emmaüs France et nous Emmaüs International, un devoir universel à faire valoir et une parole à prolonger.
En 1945 un monde exsangue tentait d’établir une paix précaire après la barbarie nazie, après la barbarie de la seconde explosion nucléaire, après la barbarie d’une seconde guerre mondiale. Trois années plus tard était proclamée la « Déclaration Universelle des Droits Humains » que ratifieront bientôt la quasi-totalité des états. C’est bien, entre autres horreurs, la déresponsabilisation et l’indifférence du monde devant le génocide des juifs qu’avaient en tête ses rédacteurs, lorsqu’ils considérèrent, dans le préambule de la Déclaration, « la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme qui ont conduit à des actes de barbarie ». Sans de telles horreurs, une telle Déclaration Universelle aurait-elle seulement vu le jour?
Dès son article IV, avec son abolition, l’esclavage devient le premier interdit universalisable. Dans un monde qui, depuis deux siècles, avait vu émerger la valeur de l’individu comme personne libre et autonome, apparaissait cependant la proclamation d’une forme d’hétéronomie première, condition nécessaire de l’émergence possible d’une personne libre et autonome.
Relisons l’article premier de la Déclaration universelle des droits humains. Article premier en ce qu’il conditionne les vingt-neuf autres suivants. « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Il fonde, par ce premier devoir de chacun, la possibilité même de tous les droits énumérés dans les articles à suivre. Il n’est de possible humanité qu’en l’être-pour-autrui. Et de toute la Déclaration, ce devoir de Fraternité n’est lié qu’à un unique autre devoir ; il apparait à l’article 29: « L’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible… »
Où l’on voit que la Fraternité consacre la liberté, la liberté première, oui mais celle d’autrui. Il s’agit bien d’une responsabilité première universellement constitutive de la subjectivation d’un être humain en ce qu’il est assujetti à l’autre et aux autres. Hétéronomie positive, dette immémoriale de répondre d’Autrui, au cœur de la construction de notre autonomie, et cependant constitutive de notre propre liberté.
A Emmaüs nous prétendons participer d’un accueil inconditionnel, faire l’expérience pratique de notre devoir de Fraternité. Il y va d’un impératif catégorique, moral autant que politique : loi précédent toute loi. Déjà Benjamin Constant, en 1806 : « Toute loi qui porte atteinte à ce penchant qui commande à l’homme de donner refuge à quiconque lui demande asile n’est pas une loi. » La faiblesse de « ce penchant qui commande à l’homme » en fait déjà la force de son humanité. Un être vulnérable répond d’un autre être vulnérable qui lui est étranger. A cet Etranger, au nom de son humanité, je dois Hospitalité. Hospitalité première, sans règles, nous dit Jacques Derrida (De L’Hospitalité) , parce que toutes les règles de l’hospitalité sont autant de restrictions apportées à l’Hospitalité. Inconditionnelle Hospitalité et Hospitalité illimitée. Hospitalité qui se donne déjà à lire dans ce que l’on désigne maladroitement comme règle de l’accueil des communautés Emmaüs, et qui ne signifie que comme accueil sans règles : « Nul ne sera accueilli en fonction d’autre chose que sa qualité d’homme dans le temps présent, quels que soient ses origines, son passé, ses convictions ». Accueil inconditionnel. Hospitalité qui appelle déjà mon désintéressement, déjà autrement qu’être parce qu’être- pour-un-autre-que soi-même. C’est ce sens qui nous invite, chacun, à se vivre soi-même comme un autre : apprendre à se vivre soi-même comme un étranger et non étranger à soi-même. Je suis l’étranger de cet Etranger que j’accueille, sa différence n’est que le reflet de ma différence. Sa différence appelle ma non-indifférence. Notre devoir de répondre à et de la personne qui nous demande asile : « Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays » (art 14 de la Déclaration). Accueil inconditionnel : valeur qui nous oblige.
Communautés Emmaüs ouvertes, leur utopie est bien liée à l’universalisation des valeurs qu’elles partagent comme expériences. Communautés d’in-suffisants, de minorités, qui œuvrent par leur solidarité partagée, elles dénoncent la suffisance des privilégiés : suffisance de l’être dans son autosuffisance, certes, mais encore suffisance des nantis ou des majorités dans la privatisation de la loi à leur profit. Le combat d’Emmaüs est encore celui qui l’oppose à une conception utilitariste de la justice : l’objet des solidarités à Emmaüs est bien la justice comme Equité. La raison de son combat est bien la raison du plus faible, afin que nul ne soit jamais sacrifié au bonheur du plus grand nombre. Conception non méritocratique de la justice : des rémunérations inégales des talents, du travail, de l’effort ne devraient pas sanctionner le mérite des individus ; elles ne se justifieraient que dans la capacité d’œuvrer au meilleur de leur compétence, et dans la seule limite d’améliorer en priorité la situation des moins favorisés.
Communautés de solidarités au profit d’autres qu’elles-mêmes, elles tentent de promouvoir une économie du don contre les ravages de la raison économique dominante : l’institution généralisée de la concurrence et de la compétition.
Si donc la communauté Emmaüs et les communautés Emmaüs commencent toujours par la visée éthique, souci de l’Autre dans l’accueil de cet Autre, leur combat se situe bien dans un monde où elles tendent à réconcilier éthique et politique ; cet au-delà de la justice qu’est la visée éthique à l’égard d’Autrui s’inscrivant dans une lutte tendue vers tous les autres qui déjà crient justice. Inquiétude morale redoublée : au fait que nous ne sommes jamais quittes de notre responsabilité pour Autrui vient s’ajouter l’insatisfaction quant aux limites de notre combat, tant « la justice est toujours révision de la justice et attente d’une justice meilleure. » (E. Levinas) Condamnés à l’intranquillité, nous sommes écartelés dans l’obligation qui nous incombe de soulager immédiatement la souffrance d’un Autre dans le temps même où il nous faut combattre l’injustice de ses causes.
C’est de l’in-condition humaine qu’il est ici question. Si l’on peut concevoir une nature humaine, espèce humaine, dans l’être de l’homme, c’est dans la relation à son lointain et son prochain que naît l’être humain, déjà autrement qu’être.
Accueillir l’Autre, pour Emmaüs, invite à une conception et une conviction que nous voudrions universelle de l’humain comme être pour Autrui. Accueillir l’Autre, c’est mettre en pratique et universaliser notre devoir de Fraternité, premier des droits de l’homme. A travers le désintéressement , la dignité de la personne humaine s’exprime tant dans son être éthique –capable de répondre d’Autrui- que dans son être politique lorsqu’il œuvre pour la justice due à d’autres que cet Autre.
En ces temps si troublés, comment ne pas inviter chacun.une, chaque communauté, chaque état à se rappeler, dès maintenant et non après la catastrophe, au devoir de Fraternité : il nous oblige.
Jean-François de La Monneraye
Le convivialisme serait tellement plus évident dans une société post-monétaire!… Je me permets donc de vous signaler la parution d’un livre sur le sujet:
Deux auteurs aux parcours différents, l’un du côté social, l’autre du côté de l’entreprise, arrivent à la même conclusion : pour que l’humanité survive dans de bonnes conditions, il est temps de passer à un stade post-monétaire.
Pourquoi ? Comment ? C’est dans « Description du monde de demain – Un monde sans monnaie ni troc ni échange : une civilisation de l’accès », par Jean-François Aupetitgendre et Marc Chinal.
De nombreux sujets sont abordés (à retrouver dans le sommaire ici : https://www.editions-rjtp.com/notre_catalogue.htm#ddmdd ) comme la dette, les monnaies locales, la décroissance, les notions d’usus, fructus, abusus, la démocratie réelle directe, les utopies, la nature humaine, la notion de travail, les transitions possibles, etc.
Le paragraphe sur le « dévoiement de la critique critique » est un réflexion que je me suis faite maintes fois, son rendu écrit est remarquable. Il faudrait encore l’épurer pour le rendre encore plus assimilable et convivial.