Dufour Dany-Robert, Sadique époque. Comment en sommes-nous arrivés là ? Le Cherche Midi, 2025, 492 p, 22 €.
Si l’auteur (convivialiste) de ce livre étonnant a raison – et il y a malheureusement beaucoup de raisons de croire qu’il n’a pas tort -, alors l’humanité n’est pas très bien partie. A moins qu’elle ne soit en train de toucher à son terme. La thèse principale défendue peut se dire simplement. Sous le règne du Marché total c’est la face d’ombre des Lumières qui est en train de l’emporter sur sa face claire, celle qui promettait l’émancipation, la sortie de l’état de minorité, la démocratie et le Progrès pour tous. Cette face d’ombre, deux auteurs l’avaient déjà explorée et exprimée. Mandeville, sur qui Dany-Robert Dufour a écrit de nombreuses pages, très instructives, qui soutenait dès 1714, dans sa Fable des abeilles, que la société pour être heureuse doit reposer sur le vice et non sur la vertu. Et Sade auquel il consacre ici une étude très fouillée et convaincante, et dont il résume le système de pensée en 5 thèses : 1. La Nature jouit par la destruction absolue. 2. Produit de la Nature, je dois satisfaire à toutes ces exigences par le meurtre. 3. Aucune loi morale ni aucune religion ne vaut. 4. La science doit être mise au service de cet objectif de destruction. 5. Il faut en finir avec le genre humain et donc, aussi, avec la différence des sexes. Ce qui fait la force de cette lecture c’est qu’elle montre bien, contrairement aux idées reçues sur Sade, que ce dernier n’est pas intéressé par la chose sexuelle en tant que telle. Le sadisme n’est pas un érotisme. Pour Sade le sexe ne vaut in fine que dans la mesure où il accompagne un travail de destruction de toute subjectivité, de découpage des corps en morceaux, de coprophilie, et, à travers eux, une visée d’annihilation de l‘espèce humaine haïe. Avec Sade on a l’expression la plus parfaite de Thanatos, des pulsions destructrices dont Freud redoutait qu’elles ne fassent éclater le mince vernis de civilisation qui les contenait. Et c’est bien, ce qui est en train de se produire selon D-R. Dufour. Là où beaucoup pointent la montée du « brutalisme », il montre qu’il conviendrait plutôt de parler d’une explosion de sadisme, et, puisqu’il est aussi question de Freud, de régression au stade sadique-anal. Corrélativement, ce qui monte c’est la perte revendiquée de l’empathie, et l’indifférence, l’apathie (revendiquée par Sade) face aux crimes.
Ainsi résumée en quelques mots la thèse peut paraître fragile. Comment passe -t-on des écrits de deux auteurs, Sade et Mandeville, à un diagnostic sur le monde actuel ? Il manque parfois des médiations. Certains points restent trop vagues. On pourrait croire par moments que la science, par exemple, est tout entière annexée par Dufour au camp du mal sadien. Mais la mise en lumière de la fascination exercée par Sade sur certains de nos meilleurs auteurs (Foucault ou Lacan à sa manière notamment) l’analyse très précise et documentée du match toujours d’actualité entre deux pervers dénués d’empathie, Musk et Trump, achèvent de nous convaincre que, oui, notre époque est en effet de plus en plus mandevillo-sadienne. Et que les dirigeants pervers ont bien pris le pas sur les dirigeants névrosés d’hier. Ce n’est pas une bonne nouvelle. Ce qui est clair, c’est que nous ne sous sortirons pas de cette très mauvaise passe sans réinventer et réussir à imposer, à l’échelle mondial maintenant, une nouvelle loi morale. Le convivialisme ? C’est plus facile à dire qu’à faire.

