L’échec de l’agriculture et ses remèdes

Notre ami convivialiste Pierrick Berthou, agriculteur à la ferme de Poulfang, dans le Finistère, a alerté dans une tribune publiée par Marianne sur la situation dramatique des agriculteurs. Leur nombre décroît et ceux qui restent vivent très mal de leur travail. Il ne leur revient, montre-t-il, qu’une petite part de la dépense consacrée par les consommateurs à leur alimentation en raison d’un accaparement réalisé par la distribution et l’agro-industrie. Il propose une solution qui parait simple : doubler le prix payé aux agriculteurs. Nous reproduisons ci-après le texte de cette tribune puis des éléments du débat engagé à son propos par les convivialistes sur la liste discussion.

« L’agriculture productiviste est un échec total et dévore tellement de subventions publiques »

Par Pierrick Berthou   Tribune publié par Marianne le 25/06/2025

6,50 euros, retenez bien ce chiffre ! Le grand rendez-vous qu’est le salon de l’Agriculture a fermé ses portes le 3 mars 2025 avec un sentiment de mal-être. Les paysans sont rentrés dans leurs fermes, ont repris le travail dans les champs et auprès de leurs animaux. Depuis, aucune, ou si peu, expression de la colère agricole. Faut-il penser que tout serait rentré dans l’ordre ?

Depuis octobre 2023, les manifestations, violentes avec des centaines de milliers d’euros de dégâts, se sont succédé. Tout cela suivi de débats, d’engagements, de belles paroles, le cœur sur la main. Après tous ces débordements et événements, le débat a été́ tronqué. En effet, nos représentants agricoles ont orienté et focalisé le débat sur les normes Franco-Européennes qui seraient l’origine des déboires des paysans. Or, c’est absolument faux ! Certes, un bon coup de balai est nécessaire dans ce fatras de normes inutiles et superfétatoires. Cependant, refuser les normes, c’est mettre le pied sur la route de l’incertitude. Les normes servent la qualité et la sécurité́, voilà, leurs rôles. Il ne doit y avoir que la qualité, un point c’est tout, il ne faut pas transiger. Déplacer les problèmes de paysans uniquement sur les normes, c’est mentir aux paysans. Ceux-là̀ qui sont l’essence même de la fameuse souveraineté́ alimentairetellement dévoyée. Et, c’est mentir aux consommateurs.

« Il n’y a pas de revenu pour les paysans »

Le problème de l’agriculture, c’est le revenu des paysans, il ne faut pas voir que l’arbre – les normes – qui cache la forêt : l’absence de revenu des paysans. Dans une étude datant de 2020, M. Philippe Boyer, économiste, détaillait le partage de la valeur pour 100 euros de produits alimentaires déposés dans un caddie. Il en résultait que le paysan recevait 6,5 euros sur 100 euros !

Quand Didier Gadéa, secrétaire général du M.O.D.E.F, maraîcher et viticulteur déclare : « Lorsque je vends une bouteille de vin 0,66 euro, je la retrouve à quelques kilomètres de chez moi à…10 euros ! » En définitive, il ne dit pas autre chose que M. Boyer. Faut-il considérer cette redistribution comme normale ? Juste ? Équitable ? Trop peut-être ? Le budget consommation de la France est d’environ de 1 600 milliards d’euros par an soit 50%-55% du PIB (INSEE).

Le budget alimentation, représentant 15,9% du budget consommation, serait à peu près de 254 milliards d’euros (INSEE). La part qui retourne aux paysans, 6,5%, est de moins de 16 milliards (INSEE). Cela veut bien dire que dans la filière producteurs – agro-industriels – distributeurs, le producteur reçoit 6,5% de la chaine de valeur (et cette part continue de baisser année après année), alors que les deux autres se partagent 93,5% de la valeur. Les trois acteurs de la filière sont partenaires et manifestement certains le sont plus que d’autres !

Avec de tels chiffres, il n’est pas étonnant que 80% des paysans gagnent moins que le S.M.I.C brut (1801,80€ / mois-INSEE) dont 30% moins que le R.S.A (642,52€/mois-MSA) ? En fait, il ne peut pas en être autrement, et sans les subsides de la P.A.C. le bilan serait désastreux. Peut-on être fier d’un résultat aussi lamentable ? Comment affirmer que l’Agriculture française est la meilleure du monde et en même temps traiter ses paysans comme des gueux ? Le problème de l’Agriculture, ce n’est ni les normes, ni les écolos, ni le loup, ni la météo, c’est l’absence de revenu ! Nous pouvons tourner la situation dans tous les sens, nous arriverons toujours au même constat : il n’y a pas de revenu pour les paysans, le problème est là, et, il est là depuis plus de 50 ans. En 2025, nous sommes en dessous de 380 000 fermes et néanmoins les paysans sont de plus en plus mal rémunérés. Dans 10-15 ans, il ne restera peut-être que 100 000 ou 120 000 fermes. Elles ne nous nourriront pas, elles ne le font déjà plus (notre alimentation est actuellement importée à plus de 50%).

Quant à la loi E.G.A.L.I.M, évoquée en 2017, elle devait prendre en considération les coûts de productions des agriculteurs afin de définir un prix de vente. Elle n’est pas appliquée et ne le sera pas, sinon à minima. Les industriels et les distributeurs ont pris leurs dispositions pour contourner la loi E.G.A.L.I.M. Voilà, une loi morte avant d’être née !

Redistribuer la chaîne de valeur

Pour relancer notre agriculture, il conviendrait de doubler les prix payés aux paysans, sans augmenter le prix payé par le consommateur. Il s’agit avant tout de mieux répartir, entre les producteurs, les agro-industriels et les distributeurs, la chaîne de valeur. Nous voyons que les actions possibles sont largement réalisables. À titre d’exemple, dans les pays du Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie, Égypte et même la Turquie) les prix payés aux producteurs pour la viande bovine est de l’ordre de 10-12 euros le kilo soit 2 fois à 2,5 fois plus élevé qu’en France, avec un prix magasin compris entre 20 et 30 euros le kilo comme en France. Donc, il y a du potentiel pour agir. En doublant le prix payé aux producteurs nous assurerons un revenu aux paysans et nous assurerons, dans le même temps, la transmission des exploitations agricoles. Doubler le prix payé aux paysans implique de passer la part de l’alimentation qui revient aux paysans de 16 milliards d’euros à 32 milliards voire 35 milliards d’euros. Ce qui revient à dire que la part que se partageraient les agro-industriels et les distributeurs passerait de 239 milliards à 220 milliards. En fin de compte, il leur resterait encore un joli magot à se partager.

NB la référence de Marianne est

https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/l-agriculture-productiviste-est-un-echec-total-et-devore-tellement-de-subventions-publiques

Discussion

Marc Humbert approuve la dénonciation de la situation matérielle très difficile de ¾ des agriculteurs.

Toutefois il lui semble que trouver une ou des solutions n’est pas simple parce que

1) Il y a de très grandes inégalités de situation pour l’ensemble et selon les productions

2) l’Agriculture française, la consommation alimentaire française est fortement insérée dans le système européen et mondial et donc la dépense du consommateur et les revenus des agriculteurs sont forcément déconnectés.

1) Les inégalités

Les inégalités de revenus entre les ménages agricoles sont beaucoup plus grandes qu’au sein de l’ensemble des ménages de la population française. En outre l’agriculture ne se pratique plus de manière générale en ménage et le conjoint non agriculteur est souvent celui qui contribue le plus au revenu du ménage. Le taux de pauvreté est plus élevé qu’ailleurs (16% contre 14%).


Si le nombre d’agriculteurs diminue comme l’indique P Berthou, c’est qu’en même temps il y a croissance de la taille moyenne des exploitations : de 15,8 ha à la naissance de la PAC en 1963, elle est aujourd’hui de 61 ha. Pour faire simple « les gros agriculteurs rachètent les terres des petits et dans le cadre du syndicat dominant FNSEA gère l’agriculture avec le gouvernement en demandant des subventions pour éviter que les petits disparaissent ». Pour l’essentiel la PAC (Européenne) est versée à l’hectare et donc bénéficie aux plus gros. Si les agriculteurs pauvres sont plus pauvres que les Français pauvres, les 10% des agriculteurs les plus riches gagnent plus de 44 600 euros par an, plus que la même tranche de la population totale.

En outre les inégalités sont fortes entre les types de production comme le rappelle l’Insee et l’agreste : le taux de pauvreté est plus fort pour les maraîchers (24,9 %), les éleveurs ovins et caprins (23,6 %) ou les éleveurs de bovins à viande (21,5 %). A l’inverse, le taux de pauvreté est beaucoup plus bas dans les rangs des viticulteurs (11,5 %), dans les grandes cultures, comme les céréales, les betteraves et les pommes de terre.

2) l’agriculture française est insérée dans la mondialisation

La consommation alimentaire française ne se fait pas sur la production alimentaire française Le Haut Conseil pour le climat relève en 2024 que la France importe 20 % de son alimentation. 53% de la viande ovine, 42% de poulet, 40% du beurre, 37% des fruits tempérés, 37%de sucre, 36% de fromages, 33% de légumes…

Son commerce extérieur est légèrement excédentaire, mais cela veut dire les agriculteurs – en moyenne- vivent beaucoup de ce qui est acheté à l’étranger, que ce soit les producteurs de porc ou de lait, ou de blé etc… Et surtout les viticulteurs, le vin et les spiritueux permettant d’assurer l’excédent commercial quoique nous importions 25% du vin consommé en France.

Peut-être faudrait-il conclut Marc Humbert se poser la question de la souveraineté alimentaire de la France

Jean-Claude Devèze alerte sur cette question de la souveraineté alimentaire qui ne doit pas être selon lui un chacun pour soi. En effet il nous rappelle que beaucoup de pays, certains en guerre, d’autres victimes d’incidents climatiques, d’autres en raison de conditions naturelles permanentes au moins depuis quelque temps ont de grandes difficultés à nourrir leur population. Leur subsistance repose donc largement sur les importations voire sur l’aide alimentaire des Etats-Unis, de l’Europe, de la France. Bref la souvernaineté alimentaire est une lunette trop étroite.
Il y a un véritable problème géopolitique et il rappelle par exemple que les besoins alimentaires des pays du nord de l’Afrique et du Moyen Orient sont couverts à 40% par des importations ou aides, ce qui pose en plus des questions sur les déficits budgétaires de ces pays vu les subventions pour le prix du pain…Leurs fournisseurs peuvent employer cette dépendance pour exercer une domination géopolitique.

Robert Spizzichino souligne que la discussion éclaire sur notre modèle agro-alimentaire actuel, et les appels à sa refondation ne manquent pas. Alors pourquoi on ne le fait pas?

Nous sommes bloqués par la PAC même réformée en  2017, étroitement contrôlée par les lobbies, s’est révélée décevante. Sur les inégalités pas d’avancée et pas d’avancées non plus sur le bien-être animal, l’agriculture biologique ou la souveraineté alimentaire. Pas de réorientation des systèmes de production vers le local, les circuits courts, et la proximité. Pas d’avancées sur les coûts cachés de l’alimentation, alors que ce budget représente entre 15 et 25% du budget des ménages. Les coûts cachés sur la santé et l’environnement à court et à moyen terme sont énormes , mais volontairement ignorés. 

Enfin, le système productif agricole est passé sous l’emprise du capitalisme financier mondialisé qui cherche à contrôler la chaîne de valeur de l’alimentation et à en tirer profit.  De plus en plus d’agriculteurs sont à la merci de sociétés foncières internationales et sont exploitants pour le compte de sociétés financières d’exploitation. Ce qui est une option assumée par la part majoritaire du syndicalisme agricole.

Est-ce à dire qu’on ne peut rien faire? Non, car les revendications citoyennes pour une alimentation saine et durable existent dans toutes les catégories de population, y compris celles qui subissent les effets de la malbouffe. Le succès des expériences en matière d’agriculture urbaine et de sécurité sociale alimentaire ainsi que la multiplication des tiers-lieux dédiés le montre bien. 

Il faudrait avec tous les mouvements citoyens et les syndicats qui ont entrepris des actions et des plaidoyers sur ce sujet s’unissent pour lancer un débat civique national d’ampleur en France, débat qui pourrait être relayé dans d’autres pays européens . C’est loin d’être impossible, il faut l’énergie permettant de lancer le mouvement 

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