Philippe VELLILA
Á l’heure de la mondialisation malheureuse, du grand déclassement et de la suprématie numérique, les défenseurs des libertés sont à la peine. En 1992, pour la première fois dans l’Histoire, on dénombrait plus de démocraties que de régimes autoritaires. Après avoir atteint un pic au tournant du siècle, puis stagné pendant une dizaine d’années, le nombre de pays démocratiques ne cesse de baisser. Aujourd’hui, il n’y aurait plus que 29 « démocraties complètes » fondées sur l’élection libre des dirigeants et des contre-pouvoirs significatifs[1]. Les régimes populistes appartiennent à une autre catégorie, celle des démocraties électorales. Les pouvoirs publics y sont élus par le peuple, mais la démocratie s’arrête là, en l’absence d’une justice indépendante, d’une presse libre, d’associations et de syndicats autonomes. D’Amsterdam à Rome, de Budapest à Paris, de Berlin à Washington, les partis populistes emportent l’adhésion d’électeurs avec un discours ressassé ad nauseam : les élites ont trahi le peuple en abandonnant le sentiment national, en ouvrant les portes à l’immigration, en cédant aux minorités raciales, religieuses et sexuelles. Cette approche partielle et partisane de la réalité politique occulte la face sombre, les escroqueries du populisme. Les nouveaux maîtres du Monde prospèrent sur la croissance des inégalités, l’obsession identitaire et les fake news. Une fois au pouvoir, ils ne règlent aucun problème, mais s’attèlent à leur grande œuvre : le démantèlement des libertés. La démagogie aidant, ils sont en train de gagner la bataille culturelle. Et la bataille politique.
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Escroquerie à tous les étages
Le populisme combine conservatisme culturel et ultra-libéralisme économique, défense des intérêts des puissants et lutte contre les ennemis de l’intérieur, ces élites intellectuelles à l’origine de tous les malheurs du Monde. Ce corps de doctrine est né à la fin d’un XXème siècle terrible. Une fois les totalitarismes vaincus, la révolution conservatrice a imposé l’individualisme et l’utilitarisme dans la sphère économique et au-delà. Depuis, les démagogues, grands professionnels de l’escroquerie intellectuelle, tiennent le haut du pavé.
La conquête
Le populisme vient de loin. Il y a près d’un demi-siècle, la révolution conservatrice posait les fondements d’un grand bouleversement.
« There is no alternative »
L’expression attribuée à Margaret Tchatcher fera fortune. La Dame de fer exprimait sans détours son adhésion à un individualisme forcené : « La société n’existe pas. Il y a des hommes et des femmes, il y a des familles, et aucun gouvernement ne peut faire quoi que ce soit, si ce n’est à travers les gens. » Dès son élection en 1979, Margaret Thatcher n’eut de cesse de réduire à la portion congrue le secteur public, le droit du travail, la protection sociale, et bien d’autres obstacles au développement de la libre entreprise, à la satisfaction de l’Homo Economicus. Elle n’y alla pas de main morte : privatisation des grandes entreprises publiques (British Airways, British Telecom…) ; remise en cause de la progressivité de l’impôt et diminution des prestations sociales ; lutte sans merci contre les syndicats. Cette politique aboutira à la réduction des déficits, à la croissance de la productivité, au prix d’une forte augmentation de la précarité, de la pauvreté, et du chômage dont le taux passa de 5,4 % en 1979, à 11,8 % en 1983, avant de redescendre à 7,2 % en 1989 à la fin de son mandat. Le thatchérisme a une dimension qui dépasse l’économie. C’est aussi, et peut-être avant tout, un retour aux valeurs « victoriennes » du travail, de l’effort, de l’ordre, du « aide-toi toi-même » (self help). L’individu toujours ! En dix ans, la guerre contre les pauvres changea la Grande Bretagne. La société britannique existait encore, mais ce n’était plus la même. L’État-providence discrédité cédait la place à la libre entreprise mythifiée. Margaret Thatcher deviendra une référence obligée pour tous les populistes.
Son homologue d’outre-Atlantique, Ronald Reagan, élu un an après elle, ne fit pas non plus dans la nuance. Il licencia les grévistes du contrôle aérien pour mettre à bas le pouvoir des syndicats. Il bloqua le salaire minimum à 3,35 dollars de l’heure et supprima de nombreuses aides sociales. Les années Reagan virent le nombre de homeless exploser. La précarité absolue atteint même des handicapés et des malades mentaux jetés à la rue après la fermeture d’établissements spécialisés. Mais l’ancien gouverneur de Californie en était persuadé : « L’État n’est pas la solution à nos problèmes. Il est le problème… ». Au service de la réussite individuelle, les reaganomics avaient le mérite de la cohérence en combinant réduction drastique des dépenses publiques, dérégulation, baisse massive des impôts pour les entreprises et les ménages les plus aisés. La théorie du ruissellement était sans cesse invoquée : l’augmentation des revenus des plus riches réinjectée dans l’économie encouragerait l’investissement et l’emploi, et in fine, bénéficierait à tous. Mais le ruissellement ne s’est jamais produit. Aux États-Unis, en termes de pouvoir d’achat, le salaire ouvrier n’a pratiquement plus progressé depuis cinquante ans, et le revenu des classes moyennes des deux dernières générations n’a guère augmenté. Les membres des classes supérieures ont été les grands gagnants de la révolution conservatrice. En 1983, on comptait 66 000 Américains super-riches (avec une fortune égale ou supérieure à 10 millions de dollars). Ils étaient dix fois plus nombreux en 2019 : 693 000. Sur la longue période, de 1950 à 2017, la part des 1% les plus aisés dans la richesse nationale privée est passée de 25 % à près de 40 %.
Ronald Reagan, grand communicant devant l’Éternel, relança la guerre froide en désignant l’Union soviétique et ses alliés comme l’ « Empire du mal ». Son Initiative de défense stratégique (la guerre des étoiles) eut le double avantage de renforcer le lobby militaro-industriel tout en donnant à la politique étrangère américaine une dimension messianique. La leçon fut retenue par les néo-conservateurs, qui, au tournant du siècle, entrèrent en force dans l’administration Bush junior afin d’imposer la mission dont ils rêvaient pour l’« Empire bienveillant » : défaire toutes les tyrannies et imposer la démocratie. Vaste programme. L’aventure s’acheva piteusement avec la deuxième guerre en Irak (2003-2011) qui déstabilisa toute la région, agrandit l’arc chiite au profit de l’Iran, mit à mal l’Onu, l’Otan, et divisa l’Europe. Ce bilan désastreux ne troubla nullement les praticiens du choc des civilisations[2]. L’escroquerie continua à fonctionner. L’heure des populismes était venue.
En Europe et ailleurs
Dès 2008 en Italie, Silvio Berlusconi, roi du télépopulisme, imposa l’alliance de toutes les droites, l’apologie du capitalisme débridé, la défense des valeurs traditionnelles. Chef du gouvernement, homme le plus riche d’Italie et propriétaire du premier groupe de communication privé, le Cavaliere réussit l’exploit de se faire passer pour le défenseur des faibles[3]. Il ne ménagea pas sa peine pour dédramatiser sa politique, la défaire des scories de la vieille extrême droite, la parer des atours d’un nouvel humanisme mêlant libéralisme économique et protection des honnêtes gens. Sur le Vieux continent, les partis populistes suivirent son exemple[4]. Ils abandonnèrent – du moins officiellement – leur animosité à l’égard des Juifs, au profit, si l’on ose dire, d’une hostilité à l’islam. En rejetant l’antisémitisme, les partis populistes se dédouanent de leur passé. Le discours anti-islam élargit leur audience qui n’est plus limitée aux couches populaires effrayées par l’immigration. Les classes moyennes et supérieures, inquiètes des atteintes portées à leur identité culturelle, ne restent pas indifférentes à cette petite musique. D’autant que les partis populistes savent moduler leurs critiques à l’égard de l’Union européenne. Ils vont parfois plus loin sur le terrain de la modernité. Dans plusieurs pays, des partis populistes comptaient ou comptent encore dans leur direction des membres éminents de la communauté LGBT : Pim Fortuyn aux Pays-Bas, Jörg Haider en Autriche, ou Florian Philippot du temps où il était le numéro deux du FN. Dans un registre voisin, l’exercice de l’autorité partisane par des femmes menant une vie très libre comme Marine Le Pen, Giorgia Meloni, ou Alice Waidel, confirmerait une ouverture d’esprit qu’on ne soupçonnait pas. Ce ravalement de façade de l’extrême droite estompe leur apologie de la famille traditionnelle, leur hostilité à la procréation assistée et parfois même à l’interruption volontaire de grossesse. Mais – ni vu, ni connu, je t’embrouille -, aux yeux du public, les partis populistes ont procédé à leur aggiornamento. Jolie manœuvre qui permet de gagner les élections et autorise des rapprochements avec la droite classique.
En 2025, au sein de l’Union européenne, les partis populistes sont à la tête de deux gouvernements, participent à des coalitions gouvernementales dans trois autres ou jouent un rôle significatif dans l’opposition[5]. En Hongrie, Viktor Orbán, avec son parti, le Fidesz, dirige le pays depuis 2010. Le préfigurateur de la « démocratie illibérale » affiche sa volonté de défendre les racines chrétiennes de l’Europe en luttant contre l’immigration. Sa répression de l’opposition, les contrôles qu’il impose au système judiciaire et à la presse alimentent régulièrement ses conflits avec les institutions européennes. En Italie, Giorgia Meloni, cheffe du parti post-fasciste Fratelli d’Italia, est à la tête du gouvernement depuis sa victoire aux élections de 2022. Elle conduit une coalition formée avec La Lega, autre parti d’extrême-droite dirigé par Mateo Salvini, et Forza Italia de l’insubmersible Silvio Berlusconi (jusqu’à son décès en juin 2023). Élue sur un programme critique à l’égard de l’Union européenne, elle a dû en rabattre, l’économie de la péninsule étant dépendante des règles et des subventions de Bruxelles. Sa lutte contre l’immigration clandestine a été couronnée de succès… avec des arrivées détournées sur l’Espagne et la Grèce. En matière culturelle, elle n’entend rien céder et impose, dans l’audiovisuel public notamment, ses valeurs conservatrices sans être trop regardante sur les moyens utilisés. Aux Pays-Bas, le Parti pour la liberté (PVV) du très médiatique Geert Wilders a remporté les élections de novembre 2023 avec 23,5 % des voix. Au terme de longues négociations, le PVV est entré dans le gouvernement dirigé par un Premier ministre de centre-droit. Geert Wilders s’est fait connaître, en sus de sa chevelure peroxydée, par son opposition radicale à l’islam comparé au nazisme. Il va jusqu’à proposer l’interdiction du Coran, « nouveau Mein Kampf ». En Finlande, le Parti des Vrais Finlandais, avec plus de 20 % des suffrages aux élections de juin 2023, à obtenu le poste de premier vice-Premier ministre et plusieurs portefeuilles dans un gouvernement dirigé, lui aussi, par un politicien de centre-droit. Le PVF se présente comme un « parti ouvrier sans le socialisme » qui entend défendre les valeurs identitaires au sein des classes laborieuses. En Slovaquie, le Smer-SD est de retour au pouvoir dans un gouvernement comportant des ministres pro-russes. Le Smer-SD a été exclu de l’Internationale socialiste en raison de ses positions favorables au Kremlin et défavorables à l’État de droit. Le Parti des Démocrates de Suède apporte au gouvernement de son pays un soutien sans participation. Il se définit comme un parti nationaliste aux valeurs conservatrices. En 2024, le candidat pro-russe Călin Georgescu a bien faillir devenir président de la Roumanie, mais son élection a été invalidée par la Cour suprême. Cela n’a pas empêché le candidat d’extrême droite, George Simion, d’emporter plus de 40% des voix au premier tour de la nouvelle élection intervenue en 2025, et d’être ainsi, à l’heure où ces lignes sont écrites, le grand favori pour le second tour. Au titre des formations populistes (encore) dans l’opposition, on citera le Rassemblement National de Marine Le Pen qui réalise des scores supérieurs à 30 % (31,37 % aux élections européennes de juin 2024). Le RN, aux portes du pouvoir, adoucit son discours eurosceptique et met en avant sa défense des Juifs et d’Israël qui parachève sa stratégie réussie de dédiabolisation. L’Alternative pour l’Allemagne (20,8 % aux élections du 23 février 2023) n’entend pas faire les mêmes concessions. L’AfD reste fidèle aux positions traditionnelles de l’extrême droite qui ne l’empêchent pas de progresser dans une Allemagne en récession. En Espagne, Vox connaît parfois des reculs au niveau national mais consolide son ancrage territorial lors des scrutins locaux. L’instabilité gouvernementale et l’indépendantisme catalan renforcent l’impact de ses positions centralistes, conservatrices et hostiles à l’Union européenne. Dans plusieurs collectivités territoriales, Vox a formé des alliances avec le Partido Popular (PP), parti de gouvernement de la droite postfranquiste. De cet inventaire rapide et non exhaustif, on retiendra une relative diversité des partis populistes en Europe. Mais leurs divergences, réelles ou feintes, ne peuvent masquer leur commune appartenance. Eurosceptiques ou europhobes, ils sont xénophobes dans tous les cas et défendent une conception réactionnaire de la vie en société et de la culture.
En dehors de l’Union européenne, les populistes ont aussi le vent en poupe. En Russie, depuis 1999, Vladimir Poutine se situe dans la grande tradition qui depuis l’Empire des tsars jusqu’au communisme s’oppose à la démocratie. Son pouvoir autoritaire s’appuyant sur des oligarques corrompus et une armée omniprésente est proche des populistes européens qui se réfèrent souvent au nationalisme du maître du Kremlin. Depuis Moscou, Vladimir Poutine dirige un réseau mondial de propagande pro-russe faisant la part belle à l’idéologie populiste. La chaîne Russia Today (RT), notamment, est présente en Europe, en Asie, en Amérique, en Afrique et en Australie. Les services du Kremlin soutiennent des attaques de hackers et répandent des fake news afin de déstabiliser ceux qu’ils désignent comme leurs ennemis dans les pays occidentaux. En 2016, Hillary Clinton, candidate démocrate à la présidence des États-Unis, en fit les frais : piratages de mails, faux comptes sur les réseaux sociaux… Le système financier russe est aussi mis à contribution pour soutenir les partis amis. La formation de Marine Le Pen, dont les finances étaient exsangues en 2014, bénéficia d’un prêt de plus de 9 millions d’euros octroyé par une banque russe. En Inde, depuis dix ans, Narendra Modi pratique un libéralisme économique décomplexé, un hindouisme exacerbé, et exerce une répression féroce contre des minorités musulmanes. En Argentine, Javier Millei, élu fin 2023, applique à son pays le remède de cheval de l’ultra-libéralisme économique qui a fait régresser l’inflation au prix d’une raréfaction des ressources fiscales. Grâce à des prêts du FMI, la banqueroute devrait être évitée, mais pas la misère : en 2024, 52,9 % de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté, soit une hausse de 11 % en six mois. Javier Millei, qui se proclame à la fois libertarien et croyant, cultive sa célébrité en exposant sa vie privée dissolue, sa grossièreté, et son amour des chiens (« au-delà de la mort » !). En Israël, l’extrême droite a fait son entrée au gouvernement en 2022, apportant à Binyamin Netanyahou l’appoint nécessaire à la constitution d’une majorité nationaliste. Issus du sionisme religieux radical, Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotricht développent une rhétorique anti-arabe décomplexée liée à leur projet d’annexion des territoires palestiniens. Après les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023, une fraction grandissante de l’opinion publique écoute attentivement ce discours.
Tous ces partis se présentent comme étant au service du peuple, le bon peuple trompé par ses dirigeants. La communauté des perdants de la globalisation est appelée à se dresser contre des élites mondialisées faisant prévaloir ses intérêts sur ceux de la Nation. Dans l’opposition, les populistes se gardent bien de soumettre leur programme à un examen sérieux risquant de révéler le caractère flou, démagogique, inapplicable de leurs propositions. Une fois au pouvoir, ils oublient leurs promesses. L’escroquerie in vivo est masquée par leur reconversion en entreprise de destruction de leurs adversaires. Cette mission est parfois présentée comme relevant d’un ordre divin. Vladimir Poutine, ancien officier du KGB, fait, sans rire, le signe de croix dans les églises orthodoxes. Donald Trump, le débauché, se présente en envoyé du Tout-Puissant. Le bon peuple, avec la foi du charbonnier, est appelé à faire preuve de mansuétude, à absoudre ses chefs pour leurs turpitudes. Et Dieu reconnaîtra les siens. Dans cette attente, les idéologues de l’escroquerie écartent les bons vieux clivages droite/gauche et riches/pauvres pour celui qui structure la vie politique sur la planète populiste : « C’est Eux ou Nous ». Conception primitive mais prospère à l’heure d’une mondialisation qui ne fait pas que des heureux.
La mondialisation malheureuse
Le 5 novembre 2024, Donald Trump a confirmé son rôle de leader de l’Internationale populiste, réseau informel mais bien réel qui lie toutes les personnalités précitées et beaucoup d’autres. Le candidat républicain, qui s’était fait connaître comme bonimenteur de la télé-réalité, a réussi à construire une redoutable alliance de classes entre la bourgeoisie anti-taxes et les couches populaires anti-immigration. Il a utilisé une méthode simple : discréditer systématiquement ses adversaires en les présentant comme les défenseurs des élites et des minorités au détriment de la majorité. Le traitement de la question des minorités sexuelles a fait l’objet d’un soin particulier, Joe Biden et Kamala Harris étant accusés de soutenir toutes les dépravations. Quelques jours avant la fin de la campagne présidentielle, Elon Musk fit ouvrir de faux comptes X au nom de prétendus démocrates vantant les bienfaits du changement de sexe pour les mineurs. On connaît la suite. De toute manière, Donald Trump a emporté l’adhésion de citoyens Américains en proie à l’inquiétude. Ils ne sont pas les seuls.
Le grand déclassement
L’économie mondialisée, le règne de la finance sans garde-fou, redonnent de la fraicheur à la définition du libéralisme formulée par Karl Marx : « Le renard libre dans le poulailler libre ». La délocalisation d’usines et, à une moindre échelle, de sociétés de services vers les pays à faible coût de main d’œuvre, prive les pays industrialisés de leur force de frappe économique. Aux États-Unis, les fermetures d’entreprises ont saigné la région des grands lacs dans le nord de la Fédération. La rust belt (ceinture de rouille) en porte les traces. Il n’y a pas si longtemps, industries lourdes et usines de construction automobile faisaient la richesse de ces États et la fierté de leurs travailleurs. Dans toute l’Europe, on note une même tendance plus ou moins prononcée selon les pays. En France, en deux générations, l’emploi industriel est passé de 5,1 millions de postes de travail (26% de l’emploi total en 1980) à 3,2 millions (un peu plus de 12 % en 2023) alors que pendant la même période, la population augmentait de près d’un cinquième (de 54 à 64 millions d’habitants). Après les mines et la sidérurgie, des secteurs comme le textile ou l’automobile ont été touchés de plein fouet. La délocalisation, la robotisation et l’externalisation de nombreuses tâches ont frappé au cœur de grandes régions industrielles comme les Hauts de France ou le Grand Est. L’Italie reste une puissance industrielle avec 19 % des emplois concentrés pour l’essentiel dans le nord du pays, les entrepreneurs de la péninsule ayant mieux résisté que d’autres en utilisant massivement la sous-traitance. Même dans la puissante Allemagne, l’industrie régresse. L’année 2024 restera celle où furent annoncées la fermeture de trois usines Wolkswagen et des réductions massives d’effectifs chez BASF, géant de la chimie. Le conflit entre la Russie et l’Ukraine, le ralentissement de la croissance en Chine expliquent pour partie ces difficultés. Mais la crise de l’industrie européenne n’est pas conjoncturelle. Fin 2024, le rapport remarqué d’un ancien président de la BCE, Mario Draghi, sonnait l’alarme : l’Union européenne est en train de « décrocher » par rapport aux autres grandes puissances.
La transformation de l’appareil de production supprime des postes de travail dans les industries traditionnelles et créée des emplois dans le secteur tertiaire. Pour le nouveau prolétariat des services, les possibilités de promotion professionnelle sont minimes. Le métallurgiste ou l’ouvrière du textile pouvaient espérer accéder à la maîtrise, voire pour les meilleur(e)s, à une fonction d’encadrement. Aujourd’hui, un livreur de pizza ou une caissière de supermarché n’ont pratiquement aucune chance de finir leur carrière en haut de la hiérarchie. L’ascenseur social est en panne dès l’école. En France, les enfants de travailleurs manuels représentent 12 % des étudiants, mais seulement 7% dans les classes préparatoires aux grandes écoles, 7 % à HEC, 3 % à l’ENA, et ces chiffres ne cessent de baisser. Le déclassement et le chômage ont pour conséquences la diminution du revenu et la précarité, ainsi qu’une perte d’identité sociale et d’estime de soi. La marginalisation du prolétariat traditionnel entraîne celle de la culture ouvrière. Dans la France des usines et des mines, Jean Gabin au cinéma ou Roger Vailland dans la littérature, donnaient visibilité et noblesse à la condition ouvrière. Avec le chômage et de la précarité, ce sont la pauvreté et les discriminations qui dessinent la toile de fond des films des frères Dardenne ou des romans de Faïza Guène. Le déclin de la culture ouvrière implique celui de la conscience de classe, du sentiment d’appartenir à une collectivité, d’être une composante de la Nation. Aux perdants de la mondialisation, les populistes offrent une grille de lecture simpliste où la question de l’immigration occupe une place de choix : les élites auraient préféré faire venir des immigrés plutôt que de défendre les habitants « de souche ». Ce grand remplacement serait à l’origine des déboires du peuple et ferait courir au pays un danger mortel.
Souriez, vous êtes grand remplacés ![6]
Selon les idéologues du grand remplacement, les pays développés sont atteints par un phénomène démographique et culturel de substitution : les habitants du nord de la planète sont remplacés par des immigrés venus des pays du sud. Cet axiome populiste n’est pas sans fondement au vu d’évolutions démographiques locales. Ainsi, la population d’origine immigrée née en France ou à l’étranger est majoritaire dans les quartiers sud de Lille ou du nord de Marseille. De nombreuses villes de banlieue en Seine-Saint Denis ou en périphérie de Lyon ont les mêmes caractéristiques. Cette présence massive d’immigrés ou d’enfants d’immigrés, que l’on retrouve dans tous les territoires pauvres des pays développés, alimente un fort ressentiment. Nombre de « petits Blancs » rêvent de quitter ces quartiers, et le font dès qu’ils le peuvent. L’apparition de certaines pratiques très visibles dans l’espace public (port du voile, commerces hallal…) brouille les repères. Dans ce climat d’insécurité culturelle, l’angoisse, le sentiment d’être dépossédés des codes habituels, atteint des citoyens qui, jusque-là, étaient éloignés du racisme. Mais le grand remplacement n’est pas la tendance dominante de la démographie au niveau national et européen. Selon l’INSEE[7], en 2023, La France comptait 5,6 millions d’étrangers, dont 4,8 millions d’immigrés n’ayant pas acquis la nationalité française et 0,8 million de personnes de nationalité étrangère nées en France. La population dite immigrée est plus nombreuse, car sur 7,3 millions d’immigrés vivant en France (10,7 % de la population totale), 34% d’entre eux, soit 2,5 millions de personnes, ont acquis la nationalité française. Dans l’Union européenne, on dénombre 27 millions de résidents non-européens, soit près de 6 % de la population, proportion comparable à celle observée aux États-Unis. Tous ces chiffres sont en augmentation régulière depuis près d’un demi-siècle, et la venue massive de clandestins renforce l’aspect d’un phénomène incontrôlé. De graves événements comme les émeutes ayant embrasé les banlieues françaises en 2005 et 2023 – où les enfants de la deuxième et de la troisième génération étaient en première ligne – entretiennent la crainte d’une colonisation à l’envers par des populations inassimilables. Les populistes exploitent ces peurs en termes idéologiques. Ils affirment que le grand remplacement détruisant l’identité de l’Occident résulte d’une volonté politique délibérée. Dès 2006, dans son ouvrage précurseur Eurabia[8], Bat Yé’or affirmait que des dirigeants européens, en favorisant l’immigration musulmane, ont négocié une « reddition politique et culturelle ». Ils entendaient ainsi obtenir de la part du monde arabo-musulman des garanties les protégeant du terrorisme et l’assurance d’un approvisionnement régulier en pétrole. Cette thèse n’a jamais fait l’objet d’une expertise sérieuse, mais elle présente l’avantage de faire l’impasse sur un sujet tabou : l’intérêt de l’immigration économique. Pendant les trente glorieuses, afin de contenir les coûts salariaux, le patronat a milité en faveur du recrutement d’une main d’œuvre immigrée docile et bon marché. Alerté par l’un de ses proches sur les risques encourus dans la société française, le président Georges Pompidou aurait répondu : « Je sais, mais c’est Ceyrac qui veut ». François Ceyrac était alors le président du CNPF (auquel le MEDEF a succédé). Le très libéral Valéry Giscard d’Estaing s’exprimait avec colère sur le même sujet : « Ils n’en ont jamais assez ! ». Ce n’est pas de l’histoire ancienne. Désormais, l’immigration supplée à une réflexion pourtant bien nécessaire sur le manque d’attractivité de métiers en tension (restauration, bâtiment…), les carences de la formation ou la faible mobilité sociale et géographique. Les décideurs font le choix de la facilité en encourageant une immigration apte à pourvoir des postes de travail dont « les Français ne veulent pas ». Patrick Martin, président du MEDEF, déclarait le 19 décembre 2023 au micro de Radio classique : « Ce ne sont pas les patrons qui demandent massivement de l’immigration, c’est l’économie ». Et de préciser : « D’ici à 2050, nous aurons besoin, sauf à réinventer notre modèle social, sauf à réinventer notre modèle économique, de 3,9 millions de salariés étrangers ».
La théorie du grand remplacement a la vie dure. 68 % des Français y croient, et les Américains, en élisant à nouveau Donald Trump, l’ont validée : le 5 novembre 2024 a vu, à bien des égards, la revanche de l’Amérique blanche du midwest et du sud profond sur les métropoles métissées des côtes. La situation n’est guère différente en Europe. Au fil des scrutins, en votant pour Marine Le Pen ou Giorgia Meloni, les électeurs populistes expriment leur ras-le-bol de la vie chère et du chômage attribués à une Union européenne ignorant leurs préoccupations. Mais c’est l’hostilité à l’immigration qui fédère tous les mécontentements. Éric Zemmour saura instrumentaliser cette animosité en prononçant une diatribe raciste mémorable lors de la Convention de la droite le 28 septembre 2019 : « En France comme dans toute l’Europe, tous nos problèmes sont aggravés – je ne dis pas créés – par l’immigration : école, logement, chômage, déficits sociaux, dette publique, ordre public, prisons, qualifications professionnelles, urgences aux hôpitaux, drogue… ». Dans la sphère populiste, « hôpitaux débordés » rime avec « immigrés » et « crise du logement social » avec « Arabes et Noirs ». Il suffisait d’y penser. Éric Zemmour, avec d’autres, se garde bien de répondre à une question très simple : le renvoi des immigrés qu’il préconise, la « remigration », fera-t-elle revenir les usines ? La lutte des classes alimentée hier par les questions d’exploitation et de redistribution est déplacée sur le terrain de l’immigration. Dérive idéologique d’autant plus fâcheuse que, faute de traitement en amont, les mouvements migratoires vont s’amplifier. En 1960, le continent africain comptait 300 millions d’habitants. Ils devraient être plus de 2 milliards en 2050. Selon un sondage Gallup déjà ancien (2016), 42 % des Africains âgés de 15 à 24 ans déclaraient vouloir émigrer. Le président du MEDEF peut être rassuré : il n’aura aucun mal à trouver les 4 millions de candidats à l’immigration dont « nous aurons besoin ».
L’escroquerie intellectuelle du populisme fonctionne bien. On en mesure les conséquences dans la société post-démocratique.
La société post-démocratique
La révolution populiste est en marche avec un objectif principal : défaire l’État de droit. Les défenseurs de la démocratie opposent à la déferlante un mémoire en défense des libertés qui ne convainc guère.
L’État de droit, voilà l’ennemi !
Tout État de droit connaît une hiérarchie des règles sanctionnée par une justice indépendante et soumise à la critique d’une presse libre. Les grandes libertés publiques – liberté d’expression, d’association, de manifestation, droit syndical… – complètent le dispositif. Ces fondements de la démocratie, insupportables pour les populistes, font l’objet d’attaques méthodiques et démultipliées par les outils numériques.
La justice et la presse d’abord
Pour les populistes, le suffrage universel confère un pouvoir absolu à la majorité. Les élections sont libres, mais dès que « le peuple » s’est prononcé, le système du « winner takes all » où le vainqueur emporte tout, doit s’appliquer. Une fois élus, les populistes s’en prennent systématiquement aux contre-pouvoirs, avec une prédilection pour la mise au pas de la justice et de la presse.
Le système judiciaire est attaqué de toutes parts, accusé d’être à la fois inefficace et partial. Les magistrats saboteraient le travail de la police en faisant preuve de mansuétude à l’égard des coupables et de négligence vis-à-vis des victimes. L’actualité des faits divers donne à profusion des exemples d’atteintes aux personnes et aux biens commis par des délinquants qui ne sont jamais arrêtés (les pickpockets mineurs par exemple) ou par des récidivistes relâchés trop tôt. Ces affaires, souvent mises en avant dans les médias, alimentent la critique du « laxisme judiciaire ». L’argument porte, en particulier dans les quartiers populaires où les agressions, les trafics et la violencesont le lot quotidien des habitants. La justice constitutionnelle fait l’objet d’une critique plus politique. Les hauts magistrats des institutions concernées (la Cour suprême des États-Unis, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe,le Conseil constitutionnel en France…) se voient reprocher tout simplement de faire leur métier. En censurant des lois votées par le Parlement, ils s’opposeraient à « la volonté du peuple ». La réduction des prérogatives de ces hautes juridictions peut emprunter plusieurs voies : la nomination de magistrats favorables au pouvoir en place comme le fit Donald Trump lors de son premier mandat ; le retrait du pouvoir de censurer les lois que Binyamin Netanyahou rêve d’imposer à la Cour suprême de Jérusalem.
Le contrôle de la presse n’est pas aisé. La diversité des médias, leurs modes de propriété, l’évolution des technologies, impliquent l’utilisation de toute une gamme de moyens d’influence. Les pressions financières peuvent consister en la privatisation de l’audiovisuel public, la diminution des subventions, la suppression des publicités d’État, des menaces à l’égard des banques prêteuses… Kan Israël, groupe audiovisuel public, et le journal de référence du pays, Haaretz, font l’objet d’initiatives de ce type. Le contrôle du contenu de l’information requiert du doigté : la nomination de journalistes complaisants ou le refus de certaines émissions au nom de la morale, de la protection des familles, de l’intérêt national… Le moyen le plus efficace reste la création de médias au service de la cause populiste : Fox News aux États-Unis, CNews en France, ou encore Aroutz 14 en Israël occupent ce créneau avec succès. En 2024, Fox News, en prime time, dominait l’ensemble des chaînes d’information par câble pour la neuvième année consécutive au détriment de CNN et MSNBC. CNews, avec une part d’audience désormais supérieure à 3%, dépasse BFM et LCI. Aroutz 14 suit le même chemin, en réunissant à certaines heures de la journée plus de téléspectateurs que la chaîne publique Kan 11 et les chaînes commerciales 12, 13 et 15. Des émissions-phares telles que L’heure des pros avec Pascal Praud sur CNews ou Les Patriotes avecInon Magal sur Aroutz 14 sont très suivies. L’extrémisme, la grossièreté et le mensonge y sont banalisés. Ces dérives répétées élargissent le périmètre de ce qui devient « acceptable » pour le public. Des personnalités du monde des affaires mettent le prix qu’il faut pour imposer cette façon de voir. Rupert Murdoch avait montré la voie. Ce magnat australien a construit un vaste empire médiatique où Fox News figure en bonne place. En France, Vincent Bolloré consacre une partie de sa fortune à promouvoir ses idées – un nationalisme mâtiné de catholicisme conservateur – dans les médias qu’il contrôle : CNews, Europe 1, le Journal du dimanche et Paris Match. Plus récemment, un autre catholique conservateur, Pierre-Édouard Stérin, avec son projet Périclès doté de 150 millions d’euros, entend soutenir directement la presse qui milite pour l’union des droites. Les médias possédés par les grands groupes industriels et financiers sont aux ordres. Depuis 2023, malgré une longue grève des journalistes, le JDD racheté par le groupe Bolloré et dirigé par Geoffroy Lejeune (proche d’Éric Zemmour et de Marion Maréchal), diffuse tous les stéréotypes de l’idéologie populiste.
Ce capitalisme de connivence fonctionne aussi en dehors du monde des médias. Un homme ou une femme d’affaires soutenant les politiques populistes sera toujours bien placé(e) pour obtenir une subvention, une loi, une norme… Elon Musk, en 2024, a parfaitement compris le système qui le récompensa avant même l’investiture de Donald Trump : dès le lendemain de l’élection, l’envolée des cours de ses actions a fait passer sa fortune de moins de 300 milliards de dollars à plus de 440, avant de voir le cours de ses actions baisser du fait des annonces désordonnées relatives à la politique économique de Donald Trump. La marchandisation de l’influence peut s’étendre à la diplomatie. Shelton Adelson, géant des casinos de Las Vegas, a donné beaucoup d’argent au Parti républicain des États-Unis – 20 millions de dollars pour la campagne de Donald Trump en 2016 – et « en échange », il a promu auprès de la Maison blanche la politique de son ami Binyamin Netanyahou en Israël avec des résultats non négligeables : reconnaissance de Jérusalem comme capitale et transfert de l’ambassade américaine dans la Ville sainte ; déclaration de soutien à la souveraineté de l’État juif sur le Golan. Le monde de la presse et ceux de la politique et de la finance peuvent aussi se coaliser pour désigner un ennemi à la vindicte publique. C’est le sort réservé en 2024 par les médias et les équipes trumpistes à la fonction publique neutre et professionnelle. Dès son élection, Donald Trump a créé une nouvelle agence, le DOGE (Department of Government Efficiency), qui a pour mission de réduire les coûts et de simplifier l’administration fédérale. L’objectif est de diminuer les dépenses d’un tiers (2 000 milliards de dollars sur 6 500), et de nommer des fonctionnaires fidèles au pouvoir en place. La haute hiérarchie militaire du Pentagone n’échappe pas à la purge. On n’arrête pas le progrès. Les premiers mois de mise en œuvre devaient montrer les limites de la méthode, mais non pas celle de l’objectif : un appareil d’État aux ordres.
Homo Numericus
Avec les réseaux sociaux, les adversaires de l’État de droit disposent d’un outil redoutable. Campagnes de discrédit des institutions, attaques personnelles, fake news sont mises au service de l’entreprise de dislocation des libertés publiques. En tout état de cause, la digitalisation de la vie sociale emporte des conséquences favorables à la montée du populisme car la révolution numérique n’a pas tenu toutes ses promesses. On imaginait qu’elle améliorerait les conditions d’existence dans les sociétés développées, alors qu’à bien des égards, elle devient une « technologie appauvrissante » (Daniel Cohen)[9]. Elle permet de robotiser les tâches, laissant subsister l’action des décideurs au sommet, et les travaux dévalorisés des exécutants au bas de l’échelle. Les titulaires d’emplois intermédiaires (techniciens, cadres moyens…), pris en tenailles, voient leurs effectifs et leur influence diminuer. En d’autres termes, les classes moyennes paient au prix fort l’informatisation de l’économie. Aux États-Unis, on parle même de disparition, de vanishing middle class. La descente aux enfers de ceux qui travaillent, payent des impôts, militent et votent, emporte une conséquence politique majeure : l’affaissement du socle sociologique le plus solide de la démocratie. Ce n’est pas le seul travers de la société numérisée. La prédominance des réseaux sociaux amoindrit la portée de l’information, sa qualité, sa fiabilité. Sur Twitter, la narration ou le commentaire de l’actualité étaient limités à 140 signes, avant que les anciens propriétaires décident, dans leur grande bonté, de porter ce maximum à 280. Devenu X après son acquisition en 2022 par Elon Musk (pour 44 milliards de dollars), ce réseau est l’un des premiers médias du monde avec près de 500 millions d’utilisateurs réguliers. Les fake news y prospèrent sans laisser le temps aux démentis. De toute façon, à l’ère de la « post-vérité » sur Internet, le n’importe-quoi est autorisé. Le mensonge n’est plus condamnable, il se nomme désormais « vérité alternative ». Le cybermonde est aussi celui de la mémoire courte, de la réflexion bâclée. Comment faire passer un message traduisant une vraie pensée, des propositions sérieuses, à l’heure où tout va très vite, trop vite ? Les partis populistes sont bien adaptés à cette dictature de l’instant avec leur culture du slogan (« baisse des impôts ») et leurs idées simplistes (« arrêter l’immigration »). Leurs opposants ont du mal avec cette information-flash étrangère à leur culture de commentaire analytique, de politique comparée, de références historiques. Plus encore, l’émergence de l’Homo Numericus ne leur facilite pas la tâche. Né avec une souris au bout des doigts, vissé devant son ordinateur, l’œil collé sur son écran, cet être humain de type nouveau peut mener une existence en dehors de toute vie sociale. Il communique avec la terre entière – « Je clique, je zappe, et le monde est à moi » – mais ne connaît pas le nom de son voisin. Il peut contracter bien des addictions : le jeu (en ligne) ou les achats (sur Internet) d’alcools frelatés, de médicaments douteux ou de drogues encore plus douteuses. Cette solitude sociale, cet enfermement sur soi, frappe d’abord les plus faibles, ces invisibles, proie électorale des partis populistes. L’« archipélisation de la société » (Jérôme Fourquet) renforcée par la numérisation devient un atout pour ces partis et un cauchemar pour leurs opposants. La droite et la gauche de gouvernement ne savent plus à quel saint se vouer.
Le chagrin des démocrates
Bernie Sanders n’y est pas allé par quatre chemins pour expliquer l’échec de ses amis politiques face au rouleau-compresseur trumpiste le 5 novembre 2024 : « Lorsque le Parti démocrate abandonne la classe ouvrière, il ne doit pas s’étonner que la classe ouvrière l’abandonne ». Il a raison. Pour retrouver le chemin du pouvoir, les partis démocrates et sociaux-démocrates doivent d’abord (ré)apprendre à parler au peuple. La droite libérale est confrontée au même défi.
Cauchemars
Les défenseurs de la démocratie ne vivent pas un cauchemar, mais deux : la marginalisation de leur ADN idéologique, et la conquête de leurs bastions électoraux par les populistes. La droite classique est gangrénée par le populisme. Aux États-Unis, le Parti républicain n’a plus grand-chose à voir avec celui de Dwight Eisenhower et de Richard Nixon. Le parti de l’éléphant est devenu le fan club de Donald Trump en adoptant son programme Make America Great Again (MAGA). On pourrait en dire autant du Likoud de Binyamin Netanyahou qui n’a gardé que le nom du parti de la droite patriote dirigé par Menahem Begin. La gauche, quant à elle, subit les coups de boutoir d’un wokisme envahissant. Les militants « woke » – dont le nom signifie en anglais « être éveillé » -, entendent mettre en perspective toutes les injustices économiques et sociales, de race ou de genre. Le wokisme constitue le sous-bassement intellectuel des luttes « intersectionnelles » liant, par exemple, le combat contre le racisme à sa déclinaison selon les sexes qui mettrait en évidence le « privilège de l’homme blanc » oppresseur par nature et machiste par culture. Les wokistes dénoncent à tout propos le colonialisme d’hier et d’aujourd’hui, et défendent systématiquement les minorités ethniques, religieuses ou sexuelles, même quand elles prennent des positions extrémistes. Les wokistes n’hésitent pas à défier les personnalités, les institutions et les médias qui refusent de se soumettre à leur police de la pensée. Les universités sont devenues leur terrain d’intervention privilégié avec des cours boycottés, des professeurs chahutés, des étudiants agressés. Ailleurs, des élus et des journalistes sont menacés y compris physiquement. Des symboles de l’oppression qu’exercerait l’homme blanc sont aussi l’objet de leur vindicte avec la cancel culture : statues déboulonnées, tableaux dégradés, spectacles sabotés. Des responsables politiques comme les élus LFI en France ou les représentants de l’aile gauche du Parti démocrate aux États-Unis ont adopté les thèses wokistes pratiquement sans nuances, salissant au passage le beau nom de progressiste. Après le 7 octobre 2023, ils ont fait du conflit israélo-palestinien l’emblème de la lutte contre le néo-colonialisme. Israël est coupable, forcément coupable, puisqu’il occuperait des terres qui étaient autrefois celles des Palestiniens. La « résistance », même lorsqu’elle est menée par le Hamas, est justifiée : « Nous sommes tous des Palestiniens ». On touche ici une dimension essentielle du wokisme qui est un mélange d’agressivité et d’ignorance. Des enquêtes ont montré que les manifestants qui scandent « From the river to the sea, Palestine will be free » ne savent souvent pas qu’il s’agit du Jourdain et de la Méditerranée. Le diable soit de la géographie ! Les dérives wokistes ajoutent une crise à la perte par la gauche de ses bastions d’autrefois : les classes populaires et la jeunesse. L’ancrage du populisme dans ces catégories sociales tient à des raisons qui n’ont rien de conjoncturel. La pauvreté et la précarité incitent à croire les promesses démagogiques des populistes de droite et de gauche. Des partis comme Syrisa en Grèce ou Podemos en Espagne, ont bénéficié de cet attrait pour la radicalité. Mais l’engouement fut de courte durée. La France Insoumise devrait connaître le même sort : un déclin inexorable. Car le populisme de gauche repose sur des principes qui ne résistent pas à l’examen. Sur le plan idéologique d’abord. La principale inspiratrice de ce courant, Chantal Mouffe, ne convainc que des convaincus avec des écrits confus sur les moyens de redessiner les frontières entre le peuple et l’oligarchie[10]. Dans une approche plus programmatique, Jean-Luc Mélenchon se ferme les portes du pouvoir après les avoir à peine entrouvertes : jamais les partenaires européens n’admettront de travailler avec un gouvernement prétendant que la dette n’a pas à être remboursée. Pour les populistes de droite, cette évolution du camp d’en face n’est pas un jeu à somme nulle. L’affaiblissement de LFI parachèverait leur conquête des classes populaires et de la jeunesse où ils enregistrent déjà des scores impressionnants. Aux élections européennes de 2024, la liste de Jordan Bardella a séduit plus de 50 % des ouvriers et 40 % des employés. Chez les jeunes, l’entreprise de séduction est plus complexe car, dans cette tranche d’âge, le premier parti est l’abstention. Aux élections locales de 2021, ce phénomène a touché 87 % (!) des 18-24 ans. Lorsqu’ils votent, les jeunes continuent à plébisciter LFI, mais ils soutiennent de plus en plus le parti de « Jordan et Marine ». En 2019, ils étaient 15% à voter pour la liste RN aux élections européennes ; en 2024, 25 % d’entre eux ont fait ce choix. Des manifestants scandent : « La jeunesse emmerde le Front national ». Erreur : elle s’en rapproche.
Compromission et supplication
Dans leur tentative de reconquête de l’opinion, les adversaires du populisme hésitent entre compréhension et supplication. L’approche compréhensive consiste à céder du terrain à l’adversaire. La droite classique le fait depuis longtemps en reprenant le narratif populiste sur l’immigration, l’insécurité ou la nécessité de rétablir des frontières. Quelques nuances, souvent sur la forme, masquent plus ou moins habilement ces emprunts. La gauche n’est pas en reste. En Allemagne, en 2010, une personnalité du SPD, Thilo Sarrazin, a battu des records de ventes avec un livre au titre explicite – L’Allemagne disparaît – et au contenu limpide : les dangers d’une immigration musulmane de masse. En France, on ne compte plus les intellectuels de plateau venus de la gauche et passés à droite – Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut ou encore Michel Onfray – qui reprennent l’argumentaire populiste sur l’immigration, et parfois même la thèse du grand remplacement. D’autres, comme Raphaël Enthoven, vont plus loin en envisageant de voter pour Marine Le Pen afin de barrer la route à Jean-Luc Mélenchon au second tour d’une élection présidentielle. Ils le feraient « à 19h59 », le cœur brisé et la gorge nouée, bien entendu. Jusqu’à présent, ce philo-populisme n’a pas fait reculer les propriétaires de la marque, l’électeur préférant toujours l’original à la copie. Une autre approche de l’équation prend la forme d’une supplication : « prière de ne pas sacrifier les bienfaits de la démocratie sur l’autel du populisme ! ». Mais le combat est déséquilibré, parfois désespéré. La famille politique populiste est unie sur le thème de l’identité ; la famille démocrate est divisée entre les partisans d’une lutte prioritaire contre l’extrême droite incluant les wokistes, et les adeptes d’une autonomie idéologique permettant de contrer à la fois le wokisme et le populisme. Aux États-Unis, le parti démocrate est écartelé entre une majorité fidèle à sa tradition modérée et une minorité partisane d’une plus grande radicalité. Cette division a joué dans la défaite de Kamala Harris le 5 novembre 2024. On pourrait en dire autant du cas français où le socialisme Jurassic Park de LFI n’a plus grand-chose à voir avec une gauche de gouvernement ayant accepté l’économie de marché. En toute hypothèse, les défenseurs de la démocratie peinent à définir un projet fédérateur, cohérent, réaliste. Il est vrai que pour répondre à l’approche simpliste, à la démagogie, aux mensonges des populistes, ils doivent résoudre la quadrature du cercle : défendre les libertés et les droits sociaux, tout en s’adaptant aux contraintes du village global, ce Monde sans pitié.
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Le populisme, phénomène politique majeur du XXIème siècle, n’est pas près de disparaître, même si les politiques qu’il inspire n’aboutissent pas aux résultats promis : la croissance économique – limitée – renforce les inégalités ; le nationalisme exacerbé n’a guère de prise sur les flux migratoires. Seule la mise au pas de l’information et des institutions de l’État de droit permet aux populistes de rester au pouvoir comme en Hongrie, ou d’y revenir comme aux États-Unis. Les partisans de la démocratie peuvent encore infliger des défaites aux populistes, comme ils le firent en battant le PiS en Pologne en 2023. Á condition de savoir ce qu’ils veulent en n’hésitant pas à rompre avec des alliés historiques nécrosés. Évolution indispensable pour se rapprocher de nouveaux partenaires ayant avec eux des objectifs communs, des valeurs communes : la défense des libertés publiques, la protection de la démocratie sociale, le soutien aux organisations universelles. Mission difficile pour la génération qui arrive au bout du chemin, ces militants des jours heureux où la démocratie faisait consensus. Militantisme obligé pour leurs successeurs à qui revient la mission historique de mener le combat contre la culture de la manipulation. Á défaut, le populisme, escroquerie intellectuelle des temps nouveaux, continuera à désintégrer la démocratie, ce fragile édifice.
[1] Selon VDem (Varieties of Democracy Institute), institut de recherche indépendant basé à l’Université de Göteborg (Suède) qui évalue les démocraties dans une approche multidimensionnelle.
[2] Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 1997.
[3] Hugues Portelli, L’Italie de Berlusconi, Buchet-Chastel, 2006.
[4] Dominique Reynié, Populisme, la pente fatale, Plon, 2011.
[5] Julles Lastennet, Le populisme en Europe en 3 minutes, Toute l’Europe, mis à jour le 5 juin 2024 par Boran Tobelem.
[6] Couverture et article de Jeremy Stubbs, Causeur, 7 septembre 2021.
[7] « L’essentiel sur les immigrés et les étrangers », Chiffres clés, 29 août 2024.
[8] Bat Yé’Or, Eurabia, Jean-Cyrille Godefroy, 2ème éd. 2006.
[9] Daniel Cohen, Homo Numericus, Albin Michel, 2022.
[10] Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Albin Michel, 2018.