Intervention du Père Joseph Wresinski à une rencontre organisée par la revue « Echange et projets » sur le thème de « La Convivialité« , à Paris, le 8 août 1987 (texte préparé à la demande des organisateurs).
Cote d’archives Centre Joseph Wresinski 0782/38/03
Remarque introductive : tout l’homme et tous les hommes
Echanges et Projets, dans ses papiers préparatoires, a bien situé le niveau et les enjeux d’une réflexion sur la convivialité : non pas se perdre dans la recherche d’une définition mais saisir ce qu’elle signifie dans différentes dimensions de la quête de l’être humain :
– la dimension anthropologique se fondant sur la dynamique de recherche de la totalité qu’en d’autres temps, des penseurs comme le Père Teilhard de Chardin avaient fait ressortir. Il en ressort bien la contradiction sur laquelle s’appuie le désir de convivialité. Deux idéaux s’affrontent en l’être humain que la devise républicaine de 1789 a repris et dont « Echanges et Projets » fait une analyse intéressante : la liberté et la fraternité, deux dynamiques qui s’opposent et se bâtissent en même temps. Car il s’agit de faire l’homme dans sa totalité, et de faire la totalité des hommes. Non seulement l’être humain a ce vieux rêve ancré en lui, mais n’est-il pas possible de dire qu’il est ce rêve ?
– la dimension historique avec le rappel des incalculables tentatives des hommes de créer des groupes conviviaux où « l’entrebâtir » de la liberté, de l’égalité et de la fraternité serait enfin possible. Toutes ces tentatives se sont heurtées à cette contradiction que soit créateur le mélange du vivre ensemble et de la liberté de l’individu, fondé sur cet idéal de l’indivisibilité de l’homme et de la communauté humaine, sœur aînée de l’indivisibilité des Droits de l’Homme[1]. Il serait intéressant de reprendre là l’évolution de cette indivisibilité. Ainsi dans les civilisations hindoues, aux castes fermées, où tous les membres sont assujettis aux mêmes règles et au même devenir, la seule façon pour l’individu d’aller au bout de son humanité est de s’isoler du groupe, de renoncer à la communauté, devenant aux yeux des autres un « renonçant ». Nos sociétés actuelles n’ont-elles pas en quelque sorte repris à leur compte ce processus en renonçant à « faire tous les hommes » pour permettre à tout homme d’aller au bout de son individualité ? N’y aurait-il pas eu quelque chose de perdu, en cours de route, que la convivialité essaie de retrouver ?
– la dimension contemporaine dans ses différents aspects (économique, politique, social, éthique) et surtout dans ses différentes sincérités.
De cet essai d’analyse, il ressort qu’il y aurait recherche de convivialité aux époques où les hommes ne savent plus ce qu’ils vivent ensemble et ont besoin de retrouver un sens commun au travers de moyens à redécouvrir. Cette interrogation se ferait la plupart du temps quand ces moyens qui existent en principe ne touchent pas tout le monde. Il apparaîtrait alors un décalage qui conduirait à une nouvelle définition de ce que les hommes recherchent.
A travers l’ensemble de ces réflexions, il transparaît un refus que la convivialité soit tout et n’importe quoi. Il importe de la relier à l’idéal qui identifie l’homme à sa quête, à sa recherche qu’aucun homme ne soit exclu, sans appartenance à l’histoire de l’homme toujours en voie de se faire. La convivialité se veut questionneuse des entreprises humaines dans leurs diverses dimensions, elle repose la question de tout l’homme et de tous les hommes, rappelant que les deux dimensions sont liées. La convivialité serait le développement de tout l’homme pour un vivre ensemble de tous les hommes, sans aucune exception.
Dans la mesure où nous savons bien que ce développement n’est jamais achevé, n’importerait-il pas d’examiner la convivialité à la lumière de l’homme qui n’a pas été atteint par elle ? A quoi peut-il servir, en effet, d’entamer une réflexion sur la volonté de l’homme de vivre dans l’égalité et la fraternité, si ceux-là même qui n’y participent pas n’en deviennent pas la mesure ? Il y a là un danger de récupération et d’appropriation insupportables.
I – La convivialité renvoie l’homme à sa capacité de se bâtir à partir du plus pauvre
De toutes les expériences passées et présentes de convivialité, aucune n’a jamais permis d’atteindre tous les hommes. L’échec de ces tentatives est encore plus patent si nous nous situons sur le plan de la durée : même quand la présence des plus faibles était voulue et peut-être même prioritaire au départ, à chaque fois, après un certain temps apparaît « l’écrémage ». Les plus pauvres ne sont-ils pas le peuple spolié à travers l’histoire de la mise en application de tous les idéaux et de tous les Droits de l’Homme ? De cette réalité apparemment incontournable, personne ne peut faire grief à personne. Cela pour bien des raisons, mais en particulier parce que l’accusation n’est jamais juste et que, de toutes façons, elle n’est pas créatrice de rencontre et de compréhension entre les hommes. Il ne s’agit pas de penser que ce serait là la faute des autres forces qui bâtissent la société et qui empêcheraient ceux qui le veulent de vivre la convivialité jusqu’au bout. Il faut bien admettre que l’être humain est obligé de s’en prendre aussi à lui-même dans cette difficulté de bâtir cette double totalité. Le Mouvement ATD Quart Monde le sait d’autant mieux qu’il expérimente quotidiennement à travers le monde l’extrême difficulté de prendre les plus pauvres comme mesure des actions de libération ; l’extrême difficulté de rester avec eux dans le temps, au fur et à mesure que les actions s’élargissent et deviennent plus complexes à maîtriser, plus susceptibles d’être appropriées par les plus dynamiques. L’enjeu d’une réflexion sur la convivialité est bien de se demander si l’être humain est capable de prendre, dans la durée, le plus pauvre comme compagnon et comme mesure.
Il importe donc de s’interroger sur la convivialité à partir de ceux qui n’ont pas été atteints par cet idéal et ses mises en pratique. Les plus pauvres, qu’ont-ils à nous apprendre sur les limites de nos expériences et sur les voies à emprunter pour avancer dans cette convivialité où tous seraient sujets de la même liberté, de la même fraternité et des mêmes droits ? Notre finalité ne pouvant plus être de créer des lieux conviviaux où il ferait bon vivre à quelques-uns mais de créer une société conviviale dans sa totalité.
II – Un malentendu historique
Une telle démarche est d’autant plus importante qu’à la base de ce lien entre convivialité et grande pauvreté, il y a un malentendu historique qui représente une grande injustice faite aux plus pauvres. Quel est ce malentendu ?
La grande pauvreté, pensons-nous, serait le lieu par excellence de la solidarité et de la vie communautaire. Ceci est faux et la méprise ne peut s’expliquer que par notre ignorance profonde de ce que vivent les populations victimes de la grande pauvreté ; par notre ignorance des entraves qu’impose la misère à toute forme d’entente, d’amour solide et durable. Elle s’explique par notre ignorance des gestes de refus que les familles les plus démunies opposent à leur condition et qui sont toujours à nouveau voués à l’échec. Bien entendu, il y a des gestes de soutien mutuel, mais qui ne bâtissent pas un avenir. Ce sont des solidarités de détresse. Il en est ainsi parce qu’aucune convivialité créatrice d’humanité n’est possible, quand on est privé des moyens que les sociétés humaines se sont donnés à travers les temps pour que le lien fraternel des hommes s’inscrive dans l’avenir et fasse d’eux des acteurs de développement, de progrès et de paix. C’est pour cette raison que la recherche de la convivialité ne peut être fondée sur la seule remise en cause de ces moyens. Une société ne peut avancer en totalité sur le rejet des moyens déjà expérimentés. Elle doit bien plus se demander sans cesse dans quelle mesure ils ont permis d’atteindre tous les hommes. Il n’y a de moyens conviviaux que dans la mesure où les hommes cherchent à l’être et la convivialité n’atteindra toujours que ceux qu’englobe notre sens de la fraternité. La question n’est-elle pas de savoir jusqu’où va notre fraternité ?
La misère quant à elle n’est pas et ne pourra jamais être une terre de convivialité. Il n’y a que le combat contre la misère qui puisse l’être. C’est-à-dire que ce n’est pas la misère, ce sont la conscience et la résistance des plus pauvres qui peuvent devenir conviviales. En zone de misère, nous le disions, il n’y a pas les moyens d’une convivialité de base : pas de reconnaissance du droit à la famille, pas d’histoire reconnue, pas de durée dans les relations avec la société, pas de savoir maîtrisé donnant accès à un métier et à la capacité de s’adapter à l’évolution de l’environnement. Affirmer la convivialité chez les plus pauvres, n’est-ce pas plutôt le signe de la peur des hommes de se poser à eux-mêmes la question de la convivialité avec les plus pauvres ? N’est-ce pas le signe aussi qu’il n’y a pas, de la part de la société, de mémoire conviviale avec les plus pauvres ? L’expérience de vie de ces familles est de voir régulièrement venir, en leurs quartiers, des personnes désireuses de tenter de combattre la grande pauvreté mais qui arrêtent et disparaissent bientôt, à cause de la difficulté de l’enjeu. Nos sociétés n’ont pas de mémoire de ce combat pour les plus pauvres, toujours à nouveau interrompu. Alors que les plus pauvres, eux, ont mémoire de ces difficultés à être rejoints durablement dans leur refus de la misère. Il y a un lien étroit, qu’il faudrait approfondir, entre l’intermittence d’engagement avec les plus pauvres et l’intermittence de la convivialité dans la société.
III – Sur quelle dynamique fonder une convivialité avec les plus pauvres ?
Il n’y a de groupes conviviaux que s’ils bâtissent une société conviviale, disions-nous. De même n’y a-t-il de société conviviale que s’il y a des hommes conviviaux. Très souvent, l’on constate que les actions engagées avec les plus pauvres sont réduites à l’aide qu’elles peuvent leur apporter. De ce fait, elles ne semblent pas significatives pour l’ensemble de la société. Elles n’apparaissent porteuses d’aucun message, d’aucune portée pour la quête menée par ailleurs. Aussi les citoyens ne se sentent-ils que peu concernés par ces actions. Ils n’y trouvent pas réponse aux questions qu’ils se posent pour faire advenir plus de fraternité pour eux-mêmes. C’est là que réside, en profondeur, la cause de l’exclusion : dans cette mise en marge de l’histoire, du développement, du questionnement de l’humanité sur elle-même et sur ce qu’elle cherche à être dans les décennies à venir. La première des convivialités n’est-elle pas de nous poser sans cesse nos questions avec les plus pauvres, comme premiers compagnons, comme premiers témoins de nos recherches ? Il importerait que chaque citoyen se pose la question de la contribution de son travail, de sa citoyenneté, de toutes ses recherches, au processus de construction d’une société sans exclusion des plus pauvres.
La convivialité ne se fait pas malgré ou contre le droit ; celui-ci la prolonge. Aucun droit ne dégage le citoyen de sa responsabilité personnelle. Au contraire, les droits renforcent et élargissent cette responsabilité. L’instruction, par exemple, est un droit pour tous depuis cent ans, mais si les parents d’élèves et les élèves de tous milieux ne le ressentent ni le pratiquent comme tel, les enfants des milieux les plus pauvres n’apprendront pas. L’expérience prouve cette réalité tous les jours dans tous les domaines de la vie. Ceci signifie que partout où il y a des citoyens organisés, il importe qu’ils mettent au centre de leurs réflexions et de leurs combats l’existence et la pensée des plus pauvres. Ils verront alors que cela ne conduit pas simplement à pousser un peu plus loin leurs revendications pour y faire accéder quelques citoyens, quelques familles de plus. Au bout d’une telle démarche il y a une dynamique conviviale toute neuve, car elle oblige à l’engagement avec des familles et des personnes avec qui habituellement on ne s’associe pas, en qui on refuse de se reconnaître. Or, il n’y a de convivialité que celle qui est créatrice, en permanence, d’élargissement des liens, des connaissances, des chemins pour appliquer les idéaux et les Droits de l’Homme à tous.
IV – Une connaissance permanente et approfondie
Pour cela, il importe de connaître les plus pauvres. La convivialité n’est-elle pas basée sur ce désir de se bâtir ensemble, au-delà des personnages que font de chacun d’entre nous, si nous n’y prenons garde, les lois, les statuts, les métiers, les structures d’une société ? Il importe de les connaître, car il est impossible de bâtir dans la durée un espace de vie avec les plus pauvres, sans connaissance approfondie de leur volonté acharnée de refuser la misère, des gestes qu’ils posent pour la détruire et des chemins qu’ils ouvrent mais qui, trop souvent, sont ignorés. Sans un tel effort constant, les hommes s’épuisent après un certain temps, à force de ne pas savoir déceler de changements chez les plus pauvres. Ils finissent par les accuser de ne pas avancer, de n’avoir rien tenté eux-mêmes pour éviter l’expulsion, le licenciement ou l’illettrisme…
Cette connaissance est d’autant plus nécessaire, que c’est par son silence qu’un peuple dépossédé provoque au combat. Le langage n’est pas le même et les plus pauvres ne se livrent pas au premier espoir venu, tant ils ont cette mémoire d’un passé dont nous parlions tout à l’heure et qui est ce que nous pourrions appeler leur « mémoire d’avenir » [2]. Mais cette connaissance n’est pas du seul ressort de ceux qui sont engagés directement avec les plus pauvres. Tous les citoyens doivent chercher à mieux comprendre quelle est la réalité de la misère qui existe autour d’eux. Ils verront qu’ils la côtoient beaucoup plus qu’ils ne peuvent l’imaginer. Une telle connaissance est d’ailleurs plus qu’une responsabilité seulement. Elle est le droit le plus strict de tout homme de se laisser emparer de cette question de la réalité et de la permanence de la misère, pour en faire la mesure de sa vie. Toute société doit soutenir ce droit qui devrait servir de base à la société conviviale.
V – La réciprocité des savoirs
Enfin, il ne peut y avoir de société conviviale sans une dynamique de partage des savoirs. S’il importe que dans toute nation soient développés des systèmes de transmission des connaissances et des savoirs, il relève aussi de la responsabilité personnelle de tout citoyen de partager ses savoirs avec celui qui n’a pas pu apprendre. Il n’est pas possible, non plus, de considérer que l’expérience de vie des plus pauvres ne soit d’aucune utilité pour les communautés humaines. Elle dit l’homme, l’idéal, le travail, la réflexion de l’homme, tout autant que les disent les savoirs scolaires et universitaires.
Cette expérience n’est pourtant enseignée nulle part. Ainsi se fonde une rupture entre les très pauvres et ceux qui sont mieux lotis. Une rupture qui se perpétue parce que les nantis transmettent toujours à nouveau aux générations futures un savoir tronqué. La conscience des jeunes n’est pas nourrie par l’expérience ni par la mémoire des plus pauvres. Une société qui se voudrait conviviale doit empêcher que ce savoir-là soit perdu. C’est bien au creux même de ce qui définit l’être humain quand il n’a plus que son humanité à faire valoir, que doit se construire la convivialité dont nous rêvons tous.
Joseph Wresinski
[1] Voir aussi Rapport du Conseil Economique et Social « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », février 1987, et J. Wrésinski, Colloque « Le droit des familles à vivre dans la dignité » au Conseil de l’Europe, Strasbourg, novembre 1984.
[2] Par « mémoire d’avenir », nous entendons que les plus pauvres puisent dans cette mémoire de l’intermittence de l’engagement des hommes à leur égard une capacité de pressentir si nos engagements sont ou non porteurs d’avenir. Cette sensibilité, le plus souvent non reconnue, ne nous sert malheureusement pas de point de rencontre et d’action avec cette population. cf. Rapport à l’Unesco dans la cinquième Université d’Eté du Mouvement ATD Quart Monde, août 1987, contrat n° 108.5076
Comment articuler le je-nous, voilà la question!
Les groupes humains sont le théâtre de « lutte des places ». Les bonnes intentions convivialistes n’y changeront rien. Sans un savoir faire institué de régulation de cette lutte des places, rien de nouveau n’est à attendre. Pire, les révolutions ignorant le sujet détruisent inévitablement, sans même s’en rendre compte, les régulations que le temps et l’empirisme ont pu mettre en place. Il existe aujourd’hui un savoir faire conséquent de régulation pratique de la lutte des places. Citons Elinor Ostrom pour ses études sur la gestion des communs. Gerard Endenburg pour avoir mis au point et testé longuement un outil de régulation de cette lutte des places (Sociocratie), Olivier Zara pour son introduction effective de l’intelligence collective dans les entreprises, Anne et Patrick Beauvillard pour leur institut des territoires coopératifs et bien d’autres encore qui apportent leur contribution pratique et théorique à cet apprentissage laborieux de la régulation de la lutte des places indissociable de l’initiation à l’intelligence collective dans les groupes humains. L’alphabétisation au convivialisme passe par l’alphabétisation à l’intelligence collective et à la régulation de la lutte des places.
La remarque introductive se réfère à l’encyclique de Paul VI Populorum progressio de 1967, inspirée par l’économiste François Perroux. On y lit en particulier:
« Le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être authentique, il doit être intégral, c’est-à-dire promouvoir tout homme et tout l’homme. »
Una visió innovadora per a seguir pensant-hi i sobretot treballar-la a la pràctica. Merci.
Josep Busquets