Après Capital et idéologie de Thomas Piketty vendu à des millions d’exemplaires et le prix Nobel d’Esther Duflot, Saëz et Zucman offrent avec Triomphe de l’injustice un livre passionnant et réjouissant. Les économistes de l’école de Paris ne sont pas seulement de brillants intellectuels, ils nous font chaud au cœur en brisant le long règne de l’école de Chicago par un souci de progrès humain qui parait être pour le parti démocrate américain une voie de reconquête.
Triomphe de l’injustice s’y emploie en s’attaquant à la politique fiscale dans un ouvrage fouillé, précis et audacieux qui s’ouvre avec humour par une anecdote stupéfiante :
Au cours de la précédente campagne présidentielle, Hilary Clinton malmenant Donald Trump par des questions sans réponse croit lui asséner un dernier coup en révélant qu’il n’avait jamais payé d’impôt. That make me smart, ça prouve que je suis malin, répond Trump, rejoignant ainsi l’idéologie de l’école de Chicago mise en œuvre par le Président Reagan et avalisée par une majorité d’électeurs : puisque l’impôt est un racket, il est louable de ne pas le payer.
Partant de cette anecdote, Saëz et Zucman démontrent au contraire la valeur d’une fiscalité bien employée. Ils retracent l’évolution de son rôle de redistribution, de réduction des inégalités, battu en brèche jusqu’au début du siècle dernier par le pouvoir des plus riches puis propulsé par les effets de deux guerres dévastatrices et de la crise mondiale de 1930.
Ils nous montrent que le New Deal aux USA dans les années 30 et 40 et les politiques sociales-démocrates et keynésiennes en Europe après 1945 ont pratiqué une fiscalité résolument progressive (que le Président Roosevelt avait même souhaitée confiscatoire au taux de 100% pour les revenus les plus élevés) dont le succès a été édifiant : forte croissance ; progrès élevé du revenu national profitant largement aux classes populaires ; réduction significative des inégalités (cf. page 70 et suivantes).
L’effondrement du régime soviétique et – simultanément – l’essor fulgurant des nouvelles technologies et la financiarisation d’une économie mondialisée conduisent, sous la houlette de D. Reagan et M. Thatcher, à en finir avec la politique fiscale redistributrice afin de s’engager sans contrainte dans une course effrénée au profit financier.
Ce renversement de la fiscalité progressive du New Deal s’est manifesté par une pression grandissante sur les dépenses publiques, entraînant une forte reprise des inégalités (chapitres 1 et 2).
Saëz et Zucman, dans un mouvement inverse, se référant aux succès aux USA de 40 ans de New Deal et des 30 « glorieuses » en France, croient réalisable (et préconisent dans le cadre de la politique électorale américaine) de recourir à des dispositions fiscales aussi radicales que possible : impôts sur les revenus, sur le patrimoine, sur les successions, sur les entreprises visant en particulier leurs activités numériques. Partant d’analyses très fouillées, ils formulent des propositions testées sur un site internet interactif et collaboratif, le « Tax Justice Now. org » qui permet d’en évaluer pour chaque cas leur effet. Ils en attendent bien sûr la capacité de financer l’Etat social (chapitre 9).
Nos auteurs assurent que la mise en œuvre de cette fiscalité est techniquement possible, comme le montrent les succès des tentatives du siècle dernier. Elle se heurte en revanche à de considérables obstacles politiques qui rendent ces succès éphémères, comme le montre aussi le brutal retour en arrière des années 80.
Au surplus, l’extrême gravité et urgence des périls écologiques et en même temps l’insupportable accroissement des inégalités et des peuples créent des impératifs sans précédent : une refonte des modes de production, de consommation, de la façon de vivre, qui appelle des allocations de ressources introuvables hors d’une fiscalité radicalement redistributive, objet précis des propositions présentées par Saëz et Zucman.
Il apparaît dans ces conditions d’urgence écologique et sociale que l’ampleur, la nature, la radicalité de ces propositions techniquement réalisables ne le sont pas politiquement sans de profondes transformations des comportements des citoyens tant dans leur vie personnelle que dans leurs activités entrepreneuriales et associatives.
Au plan personnel, il est clair que la surévaluation de l’intérêt individuel, de la richesse matérielle, le manque de respect, d’empathie pour autrui n’inclinent pas à l’usage de la fiscalité, encore moins progressive. De même dans l’association ou l’entreprise, l’obsession du profit financier, le dédain des projets collectifs incitent au refus de l’impôt voire à le frauder.
Au contraire, le respect des autres, l’empathie pour le prochain, le sentiment de fraternité, le désir d’une société plus juste, plus apte au partage, à la coopération, plus proche de la nature invitent à bâtir cette société au moyen d’une fiscalité forte et progressive donc solidaire.
La volonté de justice qui traverse l’ouvrage et sa réalisation par des propositions audacieuses sur la fiscalité ne se séparent pas des valeurs de fraternité qu’expriment tant le manifeste du convivialisme* , du bien vivre ensemble que les principes, les pratiques de l’économie sociale et solidaire**.
L’un et l’autre, l’Etat social et le citoyen engagé sont des compléments indissociables du triomphe de la… Justice.
Claude Alphandéry, le 19 février 2020
* convivialisme.org
** lelabo-ess .org