mardi 17 décembre 2019

Dans le langage courant, l’expression « intérêt général » s’est progressivement substituée à celle de « bien commun ». Glissement à première vue sans importance puisque les deux expressions sont souvent considérées comme synonymes. Pourquoi les distinguer ? Pourquoi la philosophie politique devrait-elle donner, ou redonner place à la notion de « bien commun » et repenser celle-ci ? La commission européenne a publié en 2004 un Livre vert sur les services d’intérêt général. Ceux-ci, est-il précisé dans la synthèse, « touchent à la question centrale du rôle joué par les autorités publiques dans une économie de marché, à savoir, d’une part, veiller au bon fonctionnement du marché et au respect des règles du jeu par tous les acteurs, et d’autre part, garantir l’intérêt général, notamment la satisfaction des besoins essentiels des citoyens et la préservation des biens publics lorsque le marché n’y parvient pas. » Le postulat implicite, ici comme à chaque page du texte, est que l’économie constitue la base de la société. Étant aujourd’hui partagé par l’ensemble de la classe politique et des économistes, qu’ils soient de droite ou de gauche, ce postulat passe pour une évidence première. Toute pensée politique rationnelle se doit de l’admettre. Dans ces conditions, la notion d’intérêt (particulier ou général) s’impose, elle est nécessaire et suffisante. Le discours politique peut à la rigueur parler de bien-être, mais il est entendu2 qu’il n’a pas à se prononcer sur le bien : le bien relève de la sphère privée. En faire usage dans le champ politique, ne serait-ce pas glisser vers une forme de pensée totalitaire ?

Pour qu’il y ait lieu de penser de manière spécifique la notion de bien commun, il faudrait donc, en bonne logique, primo, qu’il y ait des raisons de contester que l’économie soit la base de la société. Et, secundo, que le bien commun soit conçu de telle manière qu’il se démarque nettement de toute forme de totalitarisme. Donc, premier point : l’économie est-elle la base de la société ? Autrement dit, l’utilité est-elle la raison d’être des sociétés humaines ? Une réponse positive à ces deux questions implique que les individus préexistent à la société, qu’ils existent par eux-mêmes. Le mouvement libertarien, qui s’est développé aux Etats-Unis en réaction contre le New Deal et dans le contexte de la guerre froide, offre une illustration radicale de cette position. Estimant que la volonté de servir l’intérêt général est contreproductive, il rejette plus fortement encore la notion de bien commun. Que chacun poursuive son propre bien, que l’État ne vienne pas troubler le jeu harmonieux de la main invisible et tout le monde y gagnera.

S’il apparaît au contraire que l’homme n’est tel qu’à s’intégrer dans une vie sociale, il s’ensuit évidemment que la société ne remplit pas seulement des fonctions utilitaires, mais aussi une fonction que l’on pourrait qualifier d’ontologique dans la mesure où elle est constitutive de l’être de l’homme. Cette alternative et les réponses qui lui ont été données ont joué un rôle capital dans l’histoire de la pensée occidentale.

 

DEUX RENVERSEMENTS HISTORIQUES DANS LA CONCEPTION DE L’HOMME ET DE LA SOCIÉTÉ3

La plupart de cultures humaines ont considéré qu’il n’y a pas d’hominisation sans vie en société. Aristote, comme on sait, affirme lui aussi qu’en dehors de toute société, l’homme n’est pas un homme – thèse qui n’avait rien d’original à ses yeux. Mille six cents ans plus tard, Thomas d’Aquin intègre cette conception à la Somme théologique. Il semble bien, à le lire, qu’il ne le fait pas seulement parce qu’il reconnaît l’autorité du Philosophe, mais aussi parce qu’elle lui semble être dans l’ordre des choses : même si nos premiers parents n’avaient pas commis le péché originel, leurs descendants auraient vécu en société. Celle-ci est conforme à la lex naturalis, qui elle-même dérive de la lex divina. La société étant logiquement antérieure à ses membres, il existe donc un lien entre le bien de chacun et le bien commun. En conséquence, l’organisation politique de la société ne doit pas avoir pour seul but de répondre aux intérêts de ses membres, mais aussi de concourir à leur bien. Ce que Thomas d’Aquin illustre notamment par l’exemple suivant : l’usage de la parole est un bien pour chaque être humain ; mais un tel bien ne peut se réaliser que dans ce bien commun qu’est la vie sociale. En conséquence l’une des fonctions du politique est de favoriser les relations humaines.

Premier renversement

Une cinquantaine d’années après la mort de Thomas d’Aquin (1274), un renversement de perspective s’amorce. S’inspirant d’une conception augustinienne, les Franciscains professent que si Adam et Ève n’avaient pas péché, leurs descendants n’auraient pas eu besoin de vivre en société. Une idée promise à un grand avenir commence à se dégager : la société est opus humanum ; Dieu a créé le monde et les hommes ; les hommes ont créé la société à des fins utilitaires (économiques et sécuritaires). L’idée sera reprise par les jésuites de la seconde scholastique. En élaborant la4 distinction entre état de nature et contrat social, ils contribuèrent à la diffuser au sein des élites européennes. Les monarchomaques protestants l’utilisèrent pour contester l’auctoritas royale (« Tout pouvoir vient de Dieu », certes, mais indirectement). Puis ce fut au tour des philosophes et juristes laïcs d’élaborer leur version de la trame narrative qui reposait sur l’idée d’un passage de l’état de nature à l’état social. De Hobbes et Locke à Rawls et Nozick en passant par Rousseau, leurs spéculations se sont imposées dans le champ de la philosophie politique. Elles ont contribué à légitimer la souveraineté populaire et à forger la conception occidentale de l’individu. En conséquence, la notion d’intérêt général a tendu à se substituer à celle de bien commun. Celle-ci n’a pas entièrement disparue (elle a sa place dans le solidarisme de Léon Bourgeois et de Célestin Bouglé), mais elle n’était plus en mesure de s’imposer.

Second renversement

Dans les dernières décennies du XXe siècle, un second renversement de perspective a commencé à s’opérer. Il est aujourd’hui pleinement acquis dans le domaine scientifique ; mais ses conséquences, qui sont de la plus grande importance pour la philosophie et les sciences politiques, n’ont pas encore été assimilées par celles-ci1. Les remarquables progrès accomplis en primatologie, en paléoanthropologie et en psychologie du développement aboutissent en effet à la même conclusion : l’état de nature de l’homme, c’est l’état social. Aristote, Thomas d’Aquin (ainsi que la plupart des cultures non occidentales) avaient raison ! Il a fallu des millions d’années de vie sociale pour que l’évolution permette l’émergence de l’ homo sapiens. Chaque individu ayant à s’adapter à un environnement social, une pression de sélection s’est exercée en faveur du développement des réseaux neuroniques permettant une plus grande intelligence relationnelle. D’où les capacités de représentation et le langage, beaucoup plus performants chez l’homo sapiens que chez les autres primates. C’est seulement dans un cadre de coexistence socialisé que le nouveau-né peut trouver sa place en tant qu’être humain. Le fait d’être à plusieurs, de coexister précède l’existence de soi. La première forme de bien vécu par le bébé est celui que lui procure l’attachement réciproque qui le lie aux adultes qui prennent soin de lui. Ce bien premier, on peut l’appeler « bien commun vécu » puisque chacun des partenaires de la relation ne jouit de ce bien qu’à la condition que l’autre l’éprouve également.

Le bien commun vécu constitue la toile de fond de l’existence humaine tout au long de la vie (à tout âge et dans toutes les cultures, on est sensible à l’ambiance relationnelle dans laquelle on vit). Le concept de bien commun vécu répond aux deux critères propres à ce qu’en économie on appelle biens collectifs ou biens communs. La science économique définit un bien collectif comme un bien non rival: (la consommation du bien par quiconque ne réduit pas les quantités disponibles pour les autres) et non exclusif (libre accès). Exemples : l’éclairage public, la lumière et la chaleur du soleil, les émissions de radio, internet. Mais le propre du bien commun vécu, c’est qu’en plus de ces deux critères, il répond à un troisième : non seulement les autres ne diminuent pas le bien que j’éprouve, mais le faitqu’ils en jouissent aussi est une condition nécessaire pour que je l’éprouve Exemple : le plaisir de la conversation ; et plus généralement : toute relation conviviale.

On en arrive ainsi à une définition générale : le bien commun est l’ensemble de ce qui soutient la coexistence et par conséquent l’être même des personnes. Si chacun de nous ne devient une personne et ne peut se réaliser qu’au sein d’une vie sociale et d’une culture, alors, en tant que citoyens, nous devons nous soucier de ce qui soutient notre monde commun, l’entretient, le maintient et l’améliore. L’idée d’une articulation entre le bien des individus et leur bien commun est donc à nouveau à l’ordre du jour. Mais une philosophie politique du bien commun ne risque-t-elle pas de retomber dans les errements du totalitarisme ?

 

LE BIEN COMMUN EST-IL CONTRAIRE AUX DROITS INDIVIDUELS ?

Dans mon livre, Où est passé le bien commun ?2, j’ai voulu montrer que le bien commun – une conception renouvelée du bien commun – constitue le complément nécessaire des Droits humains. Les Droits de l’homme sont des droits individuels, ils s’efforcent d’offrir un recours contre les abus de pouvoir dont des individus peuvent être victimes. Mais ils ne disent pas ce qu’est la finalité des sociétés humaines au-delà de leurs fonctions utilitaires ; ils ne disent pas ce qui relie entre eux les membres de la société. Comme l’écrivait Marcel Gauchet, « Une fois admis qu’il y a d’abord des individus, qu’il n’y a plus au départ que des individus, comment penser leur coexistence3 ? ». « Comment penser ce qui nous unit et ce que nous avons à faire ensemble4 ? » Précisons la question : comment penser ce que nous avons à faire ensemble sans que cela réduise les droits individuels, sans que s’impose aux individus un bien qui, en réalité, les opprime ? Dans Mémoire du mal, tentation du bien, Tzvetan Todorov note que, trop souvent, un État qui prétend agir au nom du bien ne fait en réalité qu’imposer abusivement son pouvoir5. Dans Vie et destin, Vassili Grossman pointait déjà le « préjugé effroyable mais puissant, préjugé qui fait croire que de telles unions [les organisations sociales] au nom de la race, de Dieu, d’un parti, de l’État constituent le sens de la vie et non un simple moyen »6. Les totalitarismes n’ont évidemment pas servi le bien commun, ils en ont fait un rouage de leur machine de pouvoir, détruisant ainsi non seulement les libertés individuelles, mais aussi ces biens communs fondamentaux que sont la confiance et la qualité de la vie sociale. Bien que la mondialisation capitaliste ait contribué à réduire le pouvoir des États de droit, ceux-ci continuent de remplir des fonctions administratives, législatives, politiques et sociales. Dans le cadre des sociétés libérales, il est généralement admis que l’État doit garantir les droits individuels (à commencer par les Droits de l’homme), mais qu’il n’a pas à prescrire une conception de la « vie bonne » : les individus sont les mieux placés pour juger de ce qui est bon pour eux. 

 

Le maire de New York voudrait lutter contre l’obésité en contraignant les fabricants de canettes de boissons sucrées à en réduire le volume7 ? Le droit souverain des individus est aussitôt mis en avant (non pas tant, d’ailleurs, par les consommateurs eux-mêmes que par les lobbies de l’industrie alimentaire). Le rejet de toute référence à un bien commun s’appuie sur la puissante argumentation développée par des économistes tels que Friedrich Hayek et Milton Friedman (auteur de la légendaire série d’émissions « Free to Choose » diffusée en 1980 et du livre du même titre). Il faut reconnaître que les arguments de ces auteurs en faveur de la liberté d’entreprendre et du libre marché sont souvent pertinents. Cependant, le contexte de la guerre froide et leur engagement dans la lutte contre tout ce qui évoquait, de près ou de loin, les régimes des pays de l’est a nui à leur équanimité et les a conduit à donner une vision du capitalisme à la fois simplifiée et idéalisée (défaut qu’ils partageaient avec leurs adversaires). De plus, les présupposés anthropologiques partagés par Hayek, Friedman et, en fait, la majorité des économistes « mainstream » correspondent à la conception de l’homme et de la société diffusée par les Lumières et occidentalocentrée. Le premier présupposé (ou croyance) qui constitue à leurs yeux une évidence indiscutable est que les hommes sont des individus auto existants, logiquement antérieurs à la société. La notion chrétienne d’âme, en se sécularisant, est devenue le self, support et assurance d’être dont chacun jouit de manière innée. Une telle conception de l’être humain conduit évidemment à souligner la valeur des droits individuels, qui à leur tour la renforce. Et comme nous l’avons vu plus haut, une telle anthropologie s’accompagne logiquement d’une conception utilitariste de la société.

Le second présupposé est que le désir humain n’est pas problématique : son déploiement ne tend pas à s’effectuer aux dépens des autres. Il n’y a pas à redouter l’illimitation du désir : sur la base de l’intérêt bien compris se développent nécessairement des relations humaines harmonieuses. Les institutions, la culture (au sens que les anthropologues donnent à ce terme) et la société marchande ont pour fonction de répondre aux besoins et aux désirs ; elles n’ont pas à les gérer et à les contenir. Puisque l’existence de soi est donnée par nature, il n’y a pas à se soucier du processus de constitution de l’existence psychique et de l’humanisation de chacun ; en conséquence, le cadrage du désir ne fait pas partie intégrante d’un tel processus.

Ces deux présupposés, notons-le au passage, répondent au désir que les hommes ont de se voir sous le jour le plus favorable plutôt que de se connaître tels qu’ils sont (c’est ce qu’on appelle prendre ses désirs pour des réalités). Contrairement au premier présupposé, le processus grâce auquel on devient soi et celui par lequel on apprend à être à plusieurs (à être avec les autres) ne sont pas deux processus distincts et séparés. Il s’agit d’un seul et même processus. Les modalités d’interaction relationnelles au fil desquelles l’enfant se socialise sont également celles au gré desquelles se constitue sa personne et son sentiment d’exister. Et contrairement au second présupposé, le désir d’exister, comme Aristote l’avait déjà souligné, est illimité. Cette illimitation va à l’encontre de la coexistence et de la nécessaire limitation que celle-ci implique. Et puisque le fait d’être avec les autres est constitutif de l’existence même de chacun, l’illimitation produit des effets déshumanisants et destructeurs. Ce qui fait notre humanité ne vient pas uniquement de l’intérieur de nous, mais aussi de qui nous maintient dans un cadre de coexistence, de ce qui, en limitant l’expansion de notre désir d’exister, nous permet d’avoir une place parmi les autres.

Dans ces conditions, il est clair que la philosophie politique ne doit pas laisser de côté la notion de bien commun et que la question de la « vie bonne » ne regarde uniquement la vie privée des individus. En somme, tant que les activités, les goûts et les modes de vie sur la base desquels des individus et des groupes entretiennent leur sentiment d’exister ont pour effet de contribuer à la qualité de la vie sociale et à une bonne coexistence générale, les citoyens et les pouvoirs publics n’ont pas à agir, sinon pour les encourager. La variété des goûts et des activités constitue, comme la biodiversité, une richesse. L’État n’a évidemment pas à dire aux citoyens ce qu’il doivent ou ne doivent pas aimer. Il est également évident que, dans le cas où ce qui profite aux uns à pour conséquence une diminution du bien-être et de la liberté des autres, le souci du bien commun impose d’intervenir. Mais ce souci ne doit pas se limiter à l’injustice sociale, car celle-ci n’est pas la seule source de désêtre dont les individus sont susceptible de pâtir. La dégradation des biens matériels ou immatériels (les biens relationnels) qui nourrissent à la fois l’existence de chacun et ses liens avec les autres est également à considérer. Il est donc souhaitable que les pouvoirs publics et les citoyens, chacun à son niveau, se préoccupent de ce qui améliore ou dégrade la qualité de la vie relationnelle et sociale des individus et agissent. Gardons bien présente à l’esprit la distinction entre, d’une part, les institutions et les pouvoirs qui organisent la société, et d’autre part, la vie personnelle, relationnelle et sociale de ses membres. Celle-ci constitue une fin en soi, alors que les institutions et les pouvoirs ne sont, ne doivent être que des moyens au service de cette fin. Agir dans ce sens ne va pas à l’encontre des libertés puisqu’au contraire, cela favorise le déploiement de l’existence de chacun et de tous. De toute manière, la question de la vie bonne ou du bien vivre est appelée à devenir de plus en plus publique (et non pas limitée à la vie privée) à mesure que les problèmes écologiques s’imposeront davantage à nos sociétés8.

Revenons un instant à l’injustice sociale et à l’illimitation. Celles-ci s’exercent aujourd’hui de manière accrue sous les effets conjugués de l’effondrement du bloc de l’est (donc du triomphe du capitalisme), de la mondialisation du marché du travail et de la financiarisation de l’économie. En son temps, Montesquieu avait bien observé que les hommes sont portés à étendre leur pouvoir de manière illimitée, donc à en abuser. D’où sa judicieuse théorie de la séparation entre les pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif, afin que leur indépendance leur permette de se limiter les uns les autres. Si Montesquieu revenait parmi nous aujourd’hui, son attention ne manquerait pas d’être attirée par les relations entre les pouvoirs économiques et le pouvoir politique. Le pouvoir qu’exercent les puissants sur la masse de citoyens comporte, en tous temps et en tous lieux, deux facettes ou deux composantes : politique et économique. Ces deux facettes du pouvoir, loin d’être distinctes et séparées par nature, tendent à s’exercer en synergie, tantôt au profit des monarques ou de l’État, tantôt à celui de puissances privées. Il en allait ainsi sous l’Ancien régime et, de nos jours, l’image américaine des « revolving doors » est là pour pointer la circulation des même hommes entre postes de responsabilité dans l’appareil de l’État, direction de grandes entreprises et Wall Street. La démocratie risque ainsi de se réduire à une façade, avec élections rituelles et grand messes des Droits de l’homme. L’un des grands problèmes auxquels l’humanité doit faire face, en plus de ceux qui sont liés à l’environnement et au climat, est donc de maintenir, d’établir ou de rétablir des frontières entre pouvoir politique et pouvoirs économique et financier telles que celles-ci permettent aux relations qui existent entre ces deux champs de s’effectuer, autant que faire se peut, au bénéfice du bien commun.

 

QUELLES RELATIONS ENTRE BIEN COMMUN, BIENS COLLECTIFS ET BIENS MARCHANDS ?

En réalité, les sociétés libérales imposent à leurs membres une conception bien définie de la « vie bonne ». Ce n’est pas l’État qui l’impose, c’est l’économie. Des milliards sont dépensés chaque année en publicité et en marketing pour que le désir des masses se porte sur des biens marchands sans cesse renouvelés grâce à l’innovation, la mode et l’obsolescence programmée. Je consomme donc j’existe, tel est le credo auquel l’humanité est invitée à souscrire. Grâce aux multiples supports publicitaires, tous les espaces publics sont utilisés pour mettre en scène des biens marchands. Le moins que l’on puisse dire est que les biens marchands font de l’ombre aux biens collectifs ou biens communs (rappelons qu’à la différence des marchandises, qui sont des « biens rares » et qui s’achètent, les biens collectifs, par définition, sont disponibles pour tous et sans achat. La valeur et la diversité de ces sortes de biens, le rôle vital qu’ils remplissent dans la société sont régulièrement sous évalués. Il est évident que l’économie marchande a un rôle à jouer dans la réalisation du bien commun. Mais celui-ci se réalise également par les biens communs, les uns fournis par la nature, les autres par les cultures humaines. Un immense éventail qui va des biens collectifs les plus matériels (égouts, voirie, eau potable, etc.) aux plus immatériels (la confiance, les savoirs) en passant par tous les intermédiaires : institutions, éducation, formes de sociabilité (notamment intergénérationnelle, santé, internet, savoir-faire, arts et autres biens culturels). Toute relation humaine passe par des médiations (par exemple : quelque chose que l’on fait ensemble ou dont on parle ensemble). Les biens marchands font partie de ces médiations. Mais, contrairement à ce que nous invite à croire la publicité, les biens marchands ne nous rendent heureux que dans la mesure où ils sont associés à des biens collectifs (par exemple, le plaisir de boire un verre avec un ami à la terrasse d’un café est une manière de jouir de sa compagnie, de l’espace public, de la vie de la ville et d’un rayon de soleil). Les relations de travail peuvent elles aussi être une source de socialisation, de bien commun vécu. Ou au contraire de souffrance. Dans le premier cas, on a à faire à ce que les économistes appellent une « externalité positive ». Dans le second cas, à une « externalité négative ». On parlera d’externalité négative dans tous les cas où la production d’un bien marchand entraine la dégradation d’un bien collectif. Les engrais chimiques, par exemple, sont indispensables pour produire un blé qui puisse être commercialisé sur les marchés mondiaux. Mais ils polluent les nappes phréatiques, d’où, notamment, les coûts élevés de traitement de l’eau pour la rendre potable. Autre exemple : les brevets déposés par de grandes entreprises transnationales, qui leur assurent l’exclusivité de nouvelles variétés ou de plantes résistantes aux herbicides. Ce qui peut placer de petits agriculteurs, notamment des pays pauvres, dans une situation de dépendance écrasante pour eux9. Les biens marchands présentent un immense avantage : l’acheteur paie et il est quitte. Pour bénéficier d’un bien collectif culturel, pour le faire sien, il faut payer de sa personne, il faut donner de son temps. C’est à cette condition qu’il nourrit la consistance de soi. Il ne suffit pas de s’acheter un piano pour savoir en jouer et pour apprécier la musique. Les biens collectifs culturels, si l’on fait l’effort de se familiariser avec eux, deviennent partie intégrante de ce que nous sommes, tout en étant les supports d’un lien avec les autres. Ainsi du langage, qui est, après le bien commun vécu des relations entre la mère et l’enfant, l’un des premiers biens collectifs que nous apprenons à intérioriser. Un bien intime et précieux puisque notre capacité de pensée, de réflexion et d’accès à d’autres biens culturels en dépend, et un bien que nous partageons avec les autres.

Concluons sur ces réflexions de Goethe : « On parle toujours d’originalité, mais qu’entend-on par là ? Dès que nous sommes nés, le monde commence à agir sur nous, et ainsi jusqu’à la fin, en tout ! Nous ne pouvons nous attribuer que notre énergie, notre force, notre vouloir. » « Au fond, nous avons beau faire, nous sommes tous des êtres collectifs ; ce que nous pouvons appeler notre propriété au sens strict, comme c’est peu de chose ! et par cela seul, comme nous sommes peu de chose ! Tous, nous recevons et nous apprenons, aussi bien de ceux qui étaient avant nous que de ceux qui sont avec nous. » « Au fond, c’est une folie de chercher à savoir si on possède quelque chose par soi-même ou par les autres10. »

 

1 Ces conséquences, je me suis efforcé, pour ma part, d’en montrer la portée dans Le Sentiment d’exister, Descartes & Cie, 2001, deuxième édition 2013, dans Le Paradoxe de Robinson. Capitalisme et société, Mille et une nuits, 2005, et Où est passé le bien commun ?, Mille et une nuits, 2011. Les ouvrages de Jacques Généreux témoignent également de la place que cette révolution scientifique a prise dans sa réflexion. 

2 Mille et une nuits, 2011. 

3 « Les droits de l’homme ne sont pas une politique » (1980), dans La Démocratie contre elle-même, Gallimard, coll. « Tel », 2008, p. 15.

4 « Quand les droits de l’homme deviennent une politique » (2000), La Démocratie contre elle-même, op. cit., p. 348.

5 Robert Laffont, 2000, pp. 308-309.

6 L’âge d’homme, Lausanne, 1980, p. 211. 

7 Voir l’article de Cass R. Sunstein, « It’s For Your Own Good », The New York Review of Books, 7 mars 2013. 

8 Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon livre Le Crépuscule de Prométhée. Contribution à une histoire de la démesure humaine, Mille et une nuits, 2008. 

9 Voir Daniel Nahon, Sauvons l’agriculture !, Odile Jacob, 2012.

10 Conversations avec Goethe recueillies par Eckerman, 17 février 1832.

 

 par François Flahault

Publié dans la revue ÉTUDES, juin 2013.

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