mardi 17 décembre 2019

par Alain Caillé

 

Chers amis

Je voudrais vous faire part de mes états d’âme suite à notre bonne réunion sur la transition du jeudi 29 mars. Je me sens en effet à la fois en harmonie, par un côté, avec ce que nous ont dit Bernard Perret, Hervé Kempf, puis, plus brièvement, Dominique Méda et Denis Clerc. Mais aussi, par un autre côté, en désaccord. Sur deux points : 
- 1. Ils nous ont décrit ce à quoi devrait ressembler une société a-croissante ou décroissante. Or, je ne me retrouve pas pleinement dans le type de société qu’ils semblent appeler de leurs vœux. 
- 2. Par ailleurs, je ne vois toujours pas bien comment on pourrait ou devrait passer de la société actuelle, en stagnation ou décroissance forcée, à la société volontairement a-croissante. Je ne me représente pas concrètement le processus de transition.

 

Quelle société a-croissante ?

Si je devais fixer d’un trait la société que nos amis désirent faire advenir, je dirais qu’il s’agit d’une société du besoin. Quelque chose comme la « cité saine » de Platon. Cet idéal est parfaitement respectable et à de nombreux égards en effet souhaitable. Il est celui qui a présidé de tous temps à l’organisation du monde rural (certains parleraient de mode de production domestique). C’est un idéal d’autosuffisance autarcique, d’autonomie et de liberté, qui implique une gestion très serrée et un calcul permanent des ressources rares disponibles. Un idéal non pas utilitariste mais utilitairiste, dans lequel on cherche en permanence à déterminer l’utilité véritable, objective et non subjective, de chaque consommation. La différence est que, ici, ce n’est plus la rareté des ressources privées de chaque domaine ou de chaque exploitation qui s’avère contraignante et déterminante, mais la rareté des biens communs de l’humanité que sont le climat (le problème qui surdétermine tous les autres selon B. Perret) et les ressources énergétiques à long terme. Comme la rareté n’est pas une rareté privée mais une rareté commune, comme il s’agit d’une rareté à moyen terme, que ne savent gérer ni le Marché ni l’État actuel, systématiquement courtermistes, c’est à la société civile associationniste qu’il incombe de la prendre en charge en faisant adopter les mesures réglementaires qui s’imposeront et qu’il appartiendra aux États de faire respecter. 

Je n’ai rien à redire à cela. Sauf…Sauf que les sociétés humaines ne reposent pas, ou pas seulement, ou pas d’abord sur le besoin mais sur le désir. Ou, plutôt, sur la gestion du désir plus que sur celle du besoin. Notre problème premier est de savoir comment faire face à l’hubris, à l’aspiration à la toute puissance et à l’illimitation. Nous n’y répondrons pas en nous bornant à imaginer un monde dans lequel ce problème là aurait déjà été réglé et où il suffirait de gérer rationnellement la satisfaction des besoins sous contrainte écologique. En tout état de cause, pour qu’un tel monde puisse commencer à prendre forme il faut qu’il apparaisse au moins en partie désirable et qu’il soit effectivement désiré (le reste pouvant passer par la contrainte, comme l’a suggéré Barbara Cassin en rappelant comment l’interdiction de fumer dans les lieux publics a finalement été assez facilement acceptée). Ce n’est qu’une fois ce point acquis, une fois le désir un peu cristallisé, que l’on pourra commencer à s’occuper sérieusement des besoins. 

Or il ne faudrait pas que le discours du besoin, de la nécessité et de l’urgence, si justifiés qu’ils puissent être par ailleurs, rendent le projet particulièrement peu désirable. Une autre ligne de débat au sein de notre groupe pourrait porter sur le statut des indicateurs de richesse alternatifs. Personne ne doute que le PIB ne représente pas la vraie richesse et qu’il ne faille se donner de nombreux indicateurs de 36 000 variables pertinentes, environnementales, économiques ou sociales etc. Mais jusqu’où devons-nous aller dans la quantification et dans ce qu’on pourrait appeler la quantifiabilisation (la transformation du monde destinée à le rendre mesurable) ? Faut-il tout compter (et quoi) ? Certains parmi nous penchent pour l’affirmative. D ’autres, dont je suis, et sans doute B. Cassin, R. Gori ou Vincent de Gaulejac qui se battent contre la quantophrénie inhérente au neomanagement, seront certainement plus réservés. Je ne suis ainsi pas très rassuré quand j’entends B. Perret proposer : « d’équiper chaque individu d’une carte électronique analogue aux cartes bancaires pour lui permettre de tenir en temps réel un compte carbone individuel ». Bernard lui-même convient que « tout cela a un côté Big Brother ». J’avoue que pour ma part je préférerais tabler sur un regain de la vertu alimenté par une restructuration du désir. Mais peut-être n’aurons-nous bientôt plus le choix.

 

La question de la transition

Mais bientôt, c’est quand ? Ce qui inspire les propos de B. Perret ou de H. Kempf, et qui explique leur tonalité utilitairiste, c’est un sentiment d’urgence absolue. C’est dans les toutes prochaines années, estiment-ils, que tout va se jouer. Or, quand bien même cela serait vrai, cela ne nous dit pas comment nous rendrons politiquement et symboliquement acceptable la transition vers la société a-croissante. Il ne suffit pas pour désintoxiquer des fumeurs invétérés d’écrire sur les paquets de cigarettes que fumer nuit gravement à la santé. Sur cette question du processus de transition, je vois deux alternatives et, partant, deux lignes de clivage possibles entre nous (mais que je crois surmontables) : 1. Sur le statut du rêve. 2. Sur l’intensité et l’urgence de la rupture avec la logique d’accroissement du PIB. 

Du rêve. H. Kempf a tenu à corriger ma restitution du propos qu’il avait tenu à la première séance. Il rectifie ainsi : « Eclaircissons d’abord un malentendu, qui est cependant éclairant. Alain Caillé, dans son compte-rendu de la réunion du 1 mars, écrit : « Certains (et plus particulièrement Hervé Kempf) pensent que ce qui peut et doit nous réunir c’est la conscience de la catastrophe prochaine, une heuristique de la peur en somme, et qu’il faut se garder de prétendre donner à rêver et à espérer en un monde plus ou moins radieux, sous peine de retomber dans les illusions potentiellement totalitaires d’hier». « Je n’ai pas voulu dire exactement cela », écrit-il. Nous pouvons maintenant tous lire son interprétation, celle qu’il avait donnée oralement le 29 mars. Très pertinente et éclairante. Il a raison, je crois, d’expliquer, qu’au XIXème et au XXème siècle, ce qui motivait l’engagement politique et civique c’était l’espoir d’une société meilleure, la certitude qu’avec un peu de bonne volonté elle ne pourrait manquer d’advenir, alors qu’aujourd’hui le problème premier est d’abord de savoir comment éviter la catastrophe. C’est exact. Dont acte. Il n’en reste pas moins qu’il sera impossible de mobiliser des énergies et des bonnes volontés pour sauver la planète si l’avenir n’apparaît pas au plus grand nombre plus désirable que le présent. Sans quoi chacun essaiera de sauver sa peau et ce sera le chacun pour soi généralisé. Fiat voluntas mea, pereat mundus. « Il ne faut pas rêver », dit H. Kempf. On peut le comprendre mais je me retrouve ici du côté de Roland Gori, qui pense que les humains sont davantage animés par leurs rêves que par la Raison, ou de Jean-Claude Guillebaud quand il dit « qu’il ne faut pas sortir du rêve mais, au contraire, rêver encore plus », et qui ajoute : « Heureux celui qui répare le monde ».

Comment sortir de l’hégémonie du PIB ? L’autre point qui fait problème est la tension, pour l’instant maximale, entre ce qu’il conviendrait de faire pour aller vers une société ayant renoncé volontairement au règne de l’impératif de la croissance, celle pour laquelle nous militons, et la situation actuelle de détresse de l’Europe, frappée par la récession. J’imaginer que nous sommes tous tiraillés (et, je suppose, plus particulièrement encore Denis Clerc) entre ces deux impératifs : l’impératif classique à gauche de relancer la croissance pour éviter la misère des plus pauvres, et l’impératif environnemental de la freiner pour éviter la misère générale de la planète. Ce tiraillement se redouble d’un autre. Dominique Méda cite Michel Husson qui estime que pour éviter la catastrophe écologique définitive, qu’elle juge probable vers 2020, il faudrait que le PIB mondial diminue de 3,5 % par an. La justice serait, ajoute H. Kempf, de commencer par les pays anciennement riches. Par nous, donc. Soit. Mais j’avoue que je doute que nous soyons politiquement audibles si nous déclarons qu’il nous faut au plus tôt décroître en France de, disons, 5% par an. Voilà qui pose la question du convivialisme dans un seul pays. Est-il pensable ? Où et par qui commencer ? Faut-il se résoudre au déclin de l’Europe, en commençant par son déclin économique ? Oui, semble penser B. Cassin qui nous dit qu’il faut savoir renoncer à la puissance pour gagner en influence. Pour ma part, je n’y crois guère (ça me rappelle trop la fable du renard à la queue coupée). Je ne vois pas comment un continent en déclin économique, politique et culturel pourrait prétendre influer sur le cours du monde. Plus concrètement, et dans l’immédiat, je ne tiens pas spécialement à ce que Peugeot ou Renault se retrouvent au bord de la faillite, avec l’explosion de chômage qui en résulterait, tandis que Volkswagen et sa filiale Skoda inonderaient le marché, confirmant ainsi la position dominante de l’Allemagne.

 

Conclusion. Comment sortir de ces dilemmes ? De toute évidence, la voie est étroite et la passe à emprunter dangereuse. Il va nous falloir naviguer au plus près. Ou, si l’on préfère une autre métaphore, apprendre à jouer simultanément du frein et de l’accélérateur, en prenant garde à la sortie de route. Il me semble que la solution, s’il en est, passe par la conjugaison de trois démarches, largement évoquées par les uns et les autres, chacun à sa manière : 

- Travailler encore, collectivement, pour rendre plus plausible et plus attrayant un monde débarrassé de l’impératif de croissance à tout prix. Il nous faut convaincre que non seulement il est le seul qui puisse nous permettre d’éviter la catastrophe, mais qu’en outre, il est le plus désirable pour l’immense majorité. Qu’il est celui de la vie bonne. Tout ce que nous dit B. Perret, dans son appel à basculer de la raison économique à la raison écologique et dont l’axe central est un impératif de démarchandisation me paraît juste. Reste à peindre le projet en teintes moins austères et plus chatoyantes. 

- Symétriquement, il nous faut rendre évident qu’une des causes majeures de la fragilité bientôt fatale de la planète est l’explosion des inégalités depuis les années 70, et susciter un élan mondial d’indignation contre ces inégalités qui compromettent la survie du monde social (il ne peut pas y avoir de commune socialité entre les ultra-riches et les ultras pauvres) et celle du monde tout court. Je regrette que nous n’ayons toujours pas eu de discussion sur la question du revenu maximum (et je trouve que Denis a été trop timide sur ce point). 

- Enfin, plutôt que de d’invoquer une sortie miracle du capitalisme, au risque de réveiller les fantômes d’une économie administrée, ou pire totalitaire, je crois qu’il serait plus utile de définir avec précision les droits des individus, des collectivités et de l’environnement qui nous paraissent inaliénables dans la perspective d’une vie bonne (il me semble que c’est la logique de la démarche de Gus Massiah). Si nous savons les défendre avec la résolution et la détermination nécessaires, le problème du capitalisme sera résolu du même coup.

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