mardi 17 décembre 2019

(i.e. comment gérer la transition vers une société à croissance faible ou zéro, alors que cette décroissance forcée provoque actuellement en Europe des catastrophes ?)

Un malentendu, entre « lendemains qui chantent » et modestie de la transition

Eclaircissons d’abord un malentendu, qui est cependant éclairant. Alain Caillé, dans son compte-rendu de la réunion du 1 mars, écrit : « Certains (et plus particulièrement Hervé Kempf) pensent que ce qui peut et doit nous réunir c’est la conscience de la catastrophe prochaine, une heuristique de la peur en somme, et qu’il faut se garder de prétendre donner à rêver et à espérer en un monde plus ou moins radieux, sous peine de retomber dans les illusions potentiellement totalitaires d’hier »1
Je n’ai pas voulu dire exactement cela.

Au XIXe siècle, le mouvement ouvrier était animé par une espérance révolutionnaire : l’exploitation capitaliste était terrible, mais la conviction était forte que si l’on organisait autrement la société, notamment en renversant l’injustice de classes, un « avenir radieux » était possible. Il n’était pas seulement imaginable, mais imaginé. Conjuguée avec une vision optimiste du développement de la science et de la technique – vision que le mouvement socialiste partageait avec la bourgeoise -, cette anticipation d’une société idéale nourrissait un sentiment utopique largement partagé, dont quelques marqueurs sont les noms de Saint-Simon et Fourier, ou le mouvement coopératif.

Malgré l’âpreté de la luttes des classes, une vision optimiste de l’avenir – « les lendemains qui chantent »2 - animait le mouvement progressiste. La situation dans laquelle nous sommes au XXIe siècle est inverse. Malgré la dureté des temps pour beaucoup des habitants de cette terre, la situation matérielle est globalement meilleure (j’oserais dire bien meilleure, mais ce point reste évidemment ouvert à la discussion) qu’elle ne l’était au XIXe, mais en revanche la vision de l’avenir est beaucoup moins optimiste. Pour ce que l’on va appeler le mouvement progressiste (par opposition au mouvement conservateur qui, aujourd’hui comme au XIXe, veut essentiellement que tout continue selon le système de domination dont il est l’agent), la perspective essentielle est d’éviter la catastrophe. Nous visons à éviter… « des lendemains qui déchantent ».

Ce mouvement des idées traduit un renversement radical de la perspective historique : alors que l’émancipation des Lumières trouvait son énergie dans la promesse d’un avenir meilleur, l’aube du troisième millénaire ne projette qu’une clarté incertaine sur un monde où l’objectif devient de ne pas le détruire. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas rêver. Mais que les conditions du rêve sont totalement différentes. Nous ne visons pas un état parfait futur de l’humanité, mais le maintien des conditions permettant de rendre possibles la préparation d’un état parfait futur. Et d’ailleurs, la question qui nous réunit aujourd’hui le dit clairement : elle n’est pas « Quelle utopie pour demain ? », mais « Quel programme de transition ? ».

L’historien de l’environnement Joseph McNeill résume la situation : « Les décennies d’essoufflement du régime des combustibles fossiles coïncideront avec les dernières années de croissance démographique rapide, ce qui fait que les quelques dizaines d’années à venir sont, pour ainsi dire, le chas de l’aiguille : si les sociétés et l’humanité dans son ensemble parviennent à survivre jusqu’en 2050 (environ) sans effondrement environnemental, alors les choses deviendront sans doute ensuite – peu à peu – plus faciles »3.

 

Le risque autoritaire

L’autre aspect de la situation est que le risque autoritaire ne découle pas des dérives du mouvement progressiste entraîné par la recherche de son idéal, mais de la dérive du parti conservateur qui abandonne progressivement et de moins en moins insidieusement l’idéal et même les formes de la démocratie qui ont accompagné le développement du capitalisme au XIXe siècle. Il y a là aussi une inversion du paradigmepar rapport au XXe siècle.

Vous me pardonnerez d’indiquer que l’analyse détaillée de cette évolution de l’idéologie capitaliste est menée dans L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie4
Je relèverai juste ici, dans la dérive autoritaire du capitalisme qui vise à répondre aux tensions écologiques et sociales croissantes, trois aspects :

- la politique toujours plus « sécuritaire » engagée depuis le 11 septembre 2001 au nom de la lutte contre le terrorisme ;

- la stratégie du choc qui est à l’œuvre. Comme l’explique Naomi Klein dans son ouvrage éponyme5, face à une situation de crise et de faiblesse de la société, le capitalisme ne va pas chercher à remédier aux maux de celle-ci, mais au contraire profiter de sa plus faible résistance pour précipiter le programme de libéralisation économique et de privatisation maximum. C’est ce que l’on peut voir à l’œuvre en Grèce, au Portugal, etc., et ce qu’indique, par exemple, cet aveu du Fonds monétaire international, dans un document public de novembre 2010 : « Les pressions des marchés pourraient réussir là où les autres approches ont échoué. Lorsqu’ils font face à des conditions insoutenables, les autorités nationales saisissent souvent l’occasion de mettre en œuvre des réformes considérées comme difficiles »6.

– le détournement de la colère et du malaise des classes populaires et des classes moyennes vers l’étranger, en stimulant les réflexes xénophobes et les politiques de rivalités nationales.

Il y a donc, outre le risque écologique, un risque dont il faut se prémunir : celui que le système oligarchique réponde aux difficultés du présent en se crispant et en dérivant vers la voie dictatoriale.

 

Ce que signifie réellement la mondialisation 

Un troisième phénomène s’impose à la nouvelle vision de l’avenir qui se forme en ce début de siècle. Depuis une trentaine d’années, un grand nombre de pays du Sud ont émergé économiquement. Avec la Chine et l’Inde au premier rang, ils ont connu une croissance très rapide. Cela donne à l’ensemble des pays émergents un poids bientôt dominant dans l’économie mondiale : près de 50 % en 2010, et 68 % en 2050, selon l’OCDE7. Ce que cela signifie, c’est que nous commençons à vivre le resserrement de l’écart extraordinaire des richesses qu’a creusé le monde depuis deux siècles.

Ce resserrement ne pourra pas se faire seulement par un relèvement du bas. En raison des limites écologiques, tous les habitants de la planète ne pourront pas vivre comme un Etats-Unien, ni comme un Européen ou un Japonais. La réduction de l’écart des richesses devra s’opérer par un abaissement important du haut. La politique de la biosphère indique ainsi une direction à contre-courant du discours dominant : les Occidentaux doivent réduire leur consommation matérielle et leur consommation d’énergie, afin de laisser une marge d’augmentation à leurs autres compagnons de planète. L’appauvrissement matériel est le nouvel horizon de la politique occidentale.


La transition est le programme !

 Il semble que le terme de « transition » - définissant la transformation de nos sociétés pour les adapter à la crise écologique – vienne d’un mouvement né à Totnes, en Angleterre, en 20068, et qui s’est intitulé, précisément, « ville en transition ». Il s’agit de s’organiser en communauté pour mettre en oeuvre la transition vers une économie sobre. La transition comporte un "plan de descente énergétique", la baisse de la consommation d’énergie étant la priorité pour s’adapter aux conditions nouvelles. Le
moyen, outre la sobriété matérielle, en est de relocaliser au maximum les activités : il ne s’agit pas d’être totalement autonome, mais de limiter la dépendance aux importations lointaines.
Le principe qui inspire la démarche – qui connaît un grand succès dans les milieux les plus écologistes – est qu’elle ne considère pas que la crise écologique concerne, et donc peut être rejetée vers, les générations futures, mais affirme qu’elle est déjà là, et qu’on n’échappera pas à plusieurs de ses conséquences, même s’il est vital de la limiter. Autrement dit, la transition ne définit pas un « avenir », radieux ou non, mais une pratique à mettre en œuvre tout de suite. Il n’y pas vraiment de « programme de transition », parce que la transition elle-même est le programme !


Outils et programmes de la transition

– La société civile elle-même

Ce qu’exprime le mouvement des villes en transition – et que l’on retrouve fréquemment exprimé à travers le pays, même si cela apparaît peu dans l’univers institutionnel dont les médias sont l’écran -, c’est le désir d’action, de changement, ou simplement, prosaïquement, d’adaptation à des conditions économiques de plus en plus précaires, désir animé par l’idée que c’est aux « gens d’en bas » de bouger, qu’on ne peut pas s’en remettre à l’Etat.

On pourrait lire ce mouvement comme le résultat de l’imprégnation de trente ans de culture capitaliste de déni de l’Etat. Mais aussi comme la résurgence d’un désir d’autonomie qui serait l’essence même des sociétés. Peu importe ici. Que cela soit sous la forme organisée (mais très minoritaire) des villes en transition ou autres groupes (par exemple, ceux qui mettent en œuvre les monnaies complémentaires), ou sous la forme beaucoup plus répandue de pratiques quotidiennes – telles que colocations, échanges d’appartements, covoiturages, prêts, échanges de services -, le désir d’action commune et locale est patent, et souvent efficace. Une valeur essentielle en est la recherche d’autonomie.

Ainsi, le « programme » de la transition pourrait s’écrire largement à partir de ce qui se fait dans la société, en le transmettant par duplication, « pollinisation », osmose, diffusion.
Cependant, puisque la diversité des initiatives locales ne fait pas disparaître le cadre macro-politique – et les dispositifs de pouvoirs qui y sont attachés -, il est tout à fait recommandé de « programmer » des facilitations étatiques de ces initiatives. Deux exemples : l’Etat subventionne massivement les entreprises (de l’ordre de 70 milliards d’euros par an9), une partie de cette somme pourrait être orientée vers le soutien aux entreprises coopératives pour en stimuler le développement déjà important ; de même, le montage de projets coopératifs pour les énergies renouvelables est paralysé par la réglementation financière française, à la différence de ce qui se passe au Danemark ou en Allemagne.

– Les pouvoirs de l’Etat

C’est qu’il y a une certaine naïveté, « en bas », à croire que la société pourrait à elle seule, spontanément, hors institutions, se réorienter. Des cadres généraux doivent être fixés, et renvoient donc clairement à la formule plus traditionnelle du « programme ». Une discussion sur l’enjeu du pouvoir étatique est ici indispensable. Mais elle renvoie à une réflexion plus classique, dans laquelle je n’entrerai pas ici. En revanche, on peut affirmer qu’un tel « programme » devrait suivre trois axes :
- reprise du contrôle des marchés financiers et de la création monétaire10 ; réduction drastique des inégalités ; politique économique centrée sur l’écologie d’une part, sur les biens collectifs de l’autre.

Je ne détaille pas. Voir quelques mesures techniques à cette fin en Annexe.

– L’enjeu culturel

Il est immense et insuffisamment considéré. Trente ans d’idéologie individualiste, de déni de l’action collective et de glorification du marché ont durablement imprégné la conscience commune. Il y a dans les têtes comme dans les pratiques une mutation profonde à accomplir11. Une difficulté politique concrète est l’emprise médiatique et publicitaire exercée par le système oligarchique sur les représentations communes. De ce point de vue, il est indispensable d’intégrer au « programme de transition » des dispositions spécifiques et radicales sur la limitation de la publicité, sur l’indépendance capitalistique des médias, sur le contenu des programmes télévisuels. Il s’agit, comme l’écrit Tim Jackson, de
« démanteler la culture du consumérisme »12. Autre problème, celui de sortir du dogme de la « croissance ». C’est un enjeu crucial, dans la mesure où ce concept détermine très largement les politiques économiques. Il ne s’agit même pas de penser ce que serait la croissance zéro, mais de récuser le concept même de « croissance du PIB ». Ce travail a beaucoup avancé, grâce au mouvement de la décroissance, d’une part, et aussi en raison du fait qu’il devient de plus en plus évident que le lien entre croissance et emploi n’est pas assuré. Il est intéressant de noter que cette critique commence à être assumée politiquement. J’ai ainsi eu la surprise, en interviewant Jean-Luc Mélenchon, de l’entendre dire : « Je m’interdis le mot croissance, je dis ‘la relance de l’activité’, je ne parle jamais de croissance dans mes discours. Ce n’est pas que la croissance soit un problème, mais je sais très bien ce qu’on met dedans »13

Ceci renvoie à la nécessité de remettre en question l’augmentation de la productivité du travail, habituellement considérée par les économistes comme un bien en soi. En réalité, elle est destructrice, parce que, rappelle Jean Gadrey, "il faut en général plus de matériaux, d’eau et d’énergie, que les uns et les autres sont disponibles en quantités limitées, et que certaines ressources naturelles sont proprement vitales"14.L’abandon de la recherche de gains de productivité du travail est la clé de la nouvelle économie écologique : la plupart des modes de production écologiques demandent plus de travail que les productions polluantes. Une politique environnementale est donc créatrice d’emplois.

Enfin, une difficulté « civilisationnelle » est de faire accepter l’idée que les pays occidentaux doivent s’appauvrir matériellement et donc s’affaiblir relativement aux pays tiers qu’ils ont pris l’habitude de dominer de loin pendant deux siècles. Cela suppose notamment de valoriser largement les biens communs – éducation, santé, loisirs - et les satisfactions relationnelles – « moins de biens, plus de liens ». L’enjeu est de faire transition d’ un système de valeurs à un autre. Comme le dit Jean-Paul Deléage, « il s’agit d’établir la corrélation entre la diminution du travail et celle de la consommation, d’une part et, de l’autre, l’augmentation de l’autonomie et de la sécurité existentielle »15.

Hervé Kempf 29 mars 2012


……………………

ANNEXE

Budget carbone mondial : Meinshausen : pour avoir 80 % de chances de contenir à moins de 2 °C en 2050 le réchauffement de la température moyenne du globe, il faut limiter à un 1.000 milliards de tonnes d’équivalent-CO2 les émissions cumulées de gaz à effet de serre16.

MESURES TECHNIQUES

Fiscalité : « Selon Gilles Carrez, rapporteur général UMP du budget, dix années de baisses d’impôt, depuis celles engagées par Laurent Fabius en 2000, ont privé l’Etat d’un manque à gagner de 100 milliards d’euros en 2010 » ; « De plus, le manque à gagner annuel lié à l’évasion fiscale dans les paradis fiscaux se situe autour de 30 milliards »17.

RMA : aspect fiscal mais aussi culturel et social : stopper l’étirement de l’échelle des inégalités, réduire les possibilités de consommation « super-ostentatoire ».

Tarification progressive de l’eau, de l’électricité, associé à une taxe carbone.

Emploi : arrêter de subventionner les heures supplémentaires.

Soutien à l’économie sociale et solidaire, qui représente déjà 9 % de l’emploi total18.

1 Alain Caillé, « Convivialisme. Petit CR de notre rencontre du 1er mars, L’hubris. » 
2 La formule est – je l’apprends par wikipedia – de Gabriel Péri : « le communisme est la jeunesse du 
monde et qu’il prépare des lendemains qui chantent », http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_lendemains_qui_chantent, consulté le 29 mars 2012. 
3 McNeill, J.R., « La fin du monde est-elle vraiment pour demain ? », La Revue Internationale des Livres etdes Idées, 6 mai 2010. 
4 Hervé Kempf, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, Seuil, 2011. 
5 Naomi Klein, La stratégie du choc, Actes Sud, 2010. 
6 IMF, Lifting euro area growth : priorities for structural reforms and governance, 22 novembre 2010, p. 12.
7 OECD, OECDEnvironmental Outlook to 2050, 2012, p. 46.
8 Rob Hopkins, Manuel de transition, coéd. Silence et Ecosociété, 2010.
9 Je ne retrouve pas la référence du rapport d’il y a quelques semestres qui produisait ce chiffre.
10 Martin Wolf, « La nature du système monétaire contemporain est la création d’argent à partir de rien au travers de prêts souvent irresponsables consentis par des banques privées », Le Monde, 16 novembre 2010.
11 Voir à ce propos François Flahault, Le paradoxe de Robinson, Mille et une nuits, 2005, et Dany-Robert Dufour, Le divin marché, Denoël, 2007.
12 Tim Jackson, Prospérité sans croissance, éd. De Boeck, 2010, p. 182.
13 Tout prochainement publié sur www.reporterre.net
14 Jean Gadrey, Adieu à la croissance, éd. Les Petits Matins, 2010. 
15 Deléage, Jean-Paul, « En quoi consiste l’écologie politique ? », Ecologie et politique, n°40, juin 2010, p. 
28. 
16 Meinshausen, Nature, 458, 1158-1162, « Greenhouse-gas emission targets for limiting global warming 
to 2 °C », 30 april 2009. 
Résumé HK : Malte Meinshausen, du Potsdam Institute, et Myles Allen, de l’université d’Oxford, ont analysé les conditions qui permettraient au réchauffement en cours de ne pas dépasser de plus de 2 °C la température de l’ère préindustrielle. Les chercheurs raisonnent en termes de budget global des gaz à effet de serre. Pour avoir les plus fortes chances de limiter le réchauffement à 2 °C, déduisent-ils, il faut limiter les émissions de gaz carbonique entre 2000 et 2050 à 1.000 milliards de tonnes. Or, depuis l’an 2000, l’humanité a émis 300 milliards de tonnes de CO2. Elle devrait donc se limiter à 700 milliards pour les quarante ans à venir. Cela représente le quart des émissions qui résulteraient de la combustion des réserves prouvées de pétrole, gaz et charbon, sans compter les réserves de l’Arctique et les sables bitumineux. 
17 Pascal Canfin, « Une croissance faible ne nous condamme pas à l’impuissance », Le Monde, 8 novembre 2011. 
18 Laurent Bisault, « Le ‘tiers secteur’, un acteur économique important », Insee Première, n° 1342, mars 2011.

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